tribunes

On aimerait, mais il s’agit d’un vœu pieux, que la philosophie ne nous arrive jamais sous sa forme dégradée ou désamorcée. Or, tout se passe trop souvent comme si la pensée tendait à être intégrée, à l’image de toute chose, au spectacle et à sa glaçante ironie. À commencer par Le Mythe de Sisyphe (1942) d’Albert Camus.

L’idée d’un Sisyphe heureux m’est, à vrai dire, devenue insupportable. Il est difficile, sinon impossible, d’envisager sérieusement une pareille figure à l’horizon qui est le nôtre. Également inadmissible, l’exhortation monotone et quotidienne à la résilience, à quoi semble se résumer désormais, et c’est un terrible contresens, la fable de Sisyphe heureux. Rappelons que la sagesse de Sisyphe est tout sauf stoïcienne. Elle sait combien la révolte va de soi. En cela, elle ne correspond aucunement à l’ethos de notre monde. Profonde inactualité du Sisyphe de Camus. À tout prendre, l’homme d’aujourd’hui est un Sisyphe contrefait, rendu plus insignifiant que proprement absurde.

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  • « Torture et oubli », tribune à partir de La Stratégie du choc de Naomi Klein, 15 mai 2020.

L’Historien a beau jeu de nous répéter qu’il est crucial de se souvenir. Cette injonction est structurellement vouée à rester lettre morte. Le récit, toute forme de récit, est désormais à bout de course. Dieu radote, on le sait. À quoi bon se souvenir ? Et se souvenir de quoi, au juste ? D’aucuns préfèrent parler des excès de la mémoire, des bienfaits de l’oubli.

Il faut aller de l’avant, et tenter de vivre. Ne te retourne plus pour méditer tristement. Fonce, et dans l’allégresse je te prie. La voici, l’injonction quotidienne et assourdissante. Celle qui fonctionne pour de vrai. Allons-y, par la main et par des enfers toujours renouvelés. Profite, comme on dit aujourd’hui de manière absolue. Profite et ne te retourne pas. Eudémonisme pour temps de misère. La fable de Sisyphe heureux. Le genre de choses édifiantes qui traînent et s’empoussièrent dans nos philosophies désamorcées.

Accélérant ce désarroi euphorique, carapate aussi frénétique que désorientée, le capitalisme tardif n’a pas fini de spéculer sur notre résilience, laquelle apparaît comme une véritable vertu en ces temps troubles et désenchantés. Témoin, le phénomène Cyrulnik. Or, c’est bien plutôt sur notre faculté d’oubli pur et simple que se bâtissent nos urgents châteaux de l’immédiateté. Cette culture de l’amnésie assure la précarité émotionnelle, pour tout dire : la puérilité affichée dans laquelle se maintient, plus morte que vive, la béatitude postmoderne. Nous sommes des suppliciés bienheureux.

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