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VU par Massimo Palma

Que pouvait-on encore trouver à dire du mythique premier album du Velvet Underground, celui à la banane ? Certains morceaux ont irrémédiablement glissé, misérable consécration, dans le domaine de la pop, de la FM. On peut y voir une illustration, énième, de la manière dont l’objet culturel est voué à perdre son tranchant, à s’émousser sinon à se désavouer par le biais de son succès commercial.

La chose, dûment dénaturée, lavée de tout pouvoir séditieux, devient alors objet dérivé. On n’en gardera que la valeur marchande, seule garante d’une éternité valable. Ainsi peut-on se procurer, chez H&M, le T-Shirt reprenant la pochette de l’album. Très bien. C’est inspirant, comme on dit désormais, sans être très inspiré pour autant. Dunlop, en 1993, avait commandé un spot publicitaire à Tony Kaye, lequel prit le parti d’employer « Venus in Furs » (voir ici). Le résultat est critiquable, mais sans doute moins contestable que l’emploi de « Sunday Morning » pour les assurances Aviva en 2002 (« l’optimisme est au fond de chacun de nous » (voir ici)). On fétichisera le disque en le rééditant en format vinyle pour son quarante-cinquième anniversaire, dans un coffret de luxe, tout en le dématérialisant, dans le même mouvement de partage bienveillant (merci pour le partage, selon l’inepte expression consacrée), via la plateforme Apple. Une version pour les sourds, donc, et une autre pour les malentendants. Car, dans une société marchande mondialisée, dans une société finie, parachevée dans sa camelotisation même, il en faut inclusivement pour tout le monde : partage sans partage du même et de sa falsification.

Dans un ouvrage récent qu’il consacre au Velvet, Massimo Palma ne dit pas autre chose : « Plus de cinquante après, la rencontre entre la Pop et l’Underground fait disparaître le souvenir du déconcertant échec commercial qui a accompagné la sortie de The Velvet Underground & Nico, et prend l’apparence d’une inquiétante épopée américaine qui possède un certain nombre de motifs dominants. » Palma s’empare de The Velvet Underground & Nico pour en faire un objet philosophique. La démarche est pour le moins salubre et donne lieu à la véritable restitution d’une aura, sinon d’une intention première : « Le Velvet Underground déploie des champs de force dans chacun de ses albums. Chacune de ses chansons est hantée par des spectres sémantiques, qui s’imposent comme des persécutions sonores. »

The Velvet Underground. Le son de l’excès (La Variation, 2023) se répartit autour de cinq notions, que sont le travail, le contrat, l’épopée, la fête et la responsabilité. Palma étudie de près l’approche esthétique d’Andy Warhol, n’hésitant pas à interroger le terme de « Factory » : « S’imposer en tant qu’’usine’ (factory) au sein même d’une époque post-industrielle revient à faire preuve d’une forme d’ironie et constitue un anachronisme qui vise à déformer le dogme du travail qui caractérise la société dans laquelle il est dominant, non pour le supprimer, mais plutôt pour en étendre le règne. » Quelque partage sans partage du même et de sa falsification me semble jouer là en sourdine. « Peu importe que le travail dont naît l’objet soit seulement simulé : même la simulation est un travail dont la valeur se dépose, comme un prix, dans l’artefact par une transparence absolue exposée en vitrine. » Or, mettant à sa manière l’œuvre d’art en boîte, le travail de Warhol avec le Velvet touche à l’inframince de Duchamp : une fine lame est insérée entre l’art et sa marchandise, lui garantissant, depuis l’intérieur, un éternel tranchant. The Velvet Underground & Nico continue en effet d’établir un départ, et, partant, de se départir du partage sans partage. Cet album dont Palma explore certaines des potentialités (ici, philosophiques et critiques) s’inscrit en faux contre le monde fini de la marchandise.

The Velvet Underground & Nico sort la même année que l’Introduction à Sacher-Masoch de Gilles Deleuze. Ce hasard objectif est exploité par Palma dans le chapitre intitulé « Contrat ». Sacher-Masoch est en effet une clef de l’album à la banane.  Palma souligne notamment l’humour masochiste de Lou Reed, dans le prolongement de Deleuze : « chaque contrat fixe une attente — ce qui revient presque à dire que toute relation sadomasochiste, quelle soit sexuelle ou liée à la drogue, est déterminée par l’attente. » Ainsi, s’appuyant sur « I’m Waiting for The Man », Palma souligne excellement « de quelle manière la forme contractuelle dit aussi la vérité sur le temps de la douleur ».

Moins convaincante, mais cependant prometteuse, est la partie consacrée à l’épopée, qui débute sur un long passage de l’étude de  Walter Benjamin consacrée à Berlin Alexanderplatz. Convoquer ainsi Benjamin lecteur de Döblin pour souligner la « structure hétérogène des récits de Lou Reed » est sans doute excessif (ce d’autant que Palma a recours de manière précise et pertinente à Benjamin par ailleurs dans ce livre) : c’est l’arbre rassurant du philosophe qui cache l’épopée hasardeuse de Reed. Une allusion en passant aux détectives sauvages de Roberto Bolaño, pour stimulante qu’elle soit, aurait, elle aussi, mérité un développement.  On reste donc hélas sur sa faim avec ce chapitre sur l’épopée. Palma y prend néanmoins le soin de signaler ce qui différencie l’esthétique du Velvet de celle de la Beat Generation. On s’éloigne alors encore de l’épopée, et il y aurait eu, là aussi, matière à un beau chapitre.

Fête et responsabilité, justement, donnent lieu à de très beaux chapitres. « All Tomorrow’s Parties » est perçu comme le paradigme warholien de la fête. « L’impossibilité de construire une connaissance de la fête est dépliée par la possibilité de sa réalisation dans un futur absolu : chaque fête à venir répétera le schéma de l’impossibilité d’une fête collective. » Fort instructif, le chapitre consacré à la responsabilité s’élabore autour du rapport entre Reed et Delmore Schwartz. On y croise James Joyce, mais aussi U2. Comme il l’explique dans un précieux entretien inédit qui vient compléter cet ouvrage, Palma, dans un livre précédent (Berlino Zoo Station, Rome, 2012), considérait ce groupe comme « le moment-Hegel de l’histoire de la pop ».  Dans cet entretien, Palma revient rapidement sur la notion d’épopée, mais il est sans doute plus juste dans son évocation, à travers le Sacher-Masoch de Deleuze, de « l’attitude glaciale, froide, objectivante du style narratif de Lou Reed. » Or, avec ce petit livre, Palma parvient à exposer bien davantage que la voix de Reed : c’est plutôt le son du Velvet tout entier, avec ses enjeux politiques autant qu’esthétiques, qui se trouve ici superbement pensé.

(article écrit pendant la saint Jack-Lang, le 21 juin 2023)

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