Avec En lisant en rêvant, Joël Cornuault signe un ouvrage qui, dès le titre, fait ouvertement signe à Julien Gracq (dont les éditions José Corti viennent de faire paraître Nœuds de vie). L’auteur d’En lisant en écrivant est effectivement bien présent dans cet élégant petit livre. Mais Cornuault ne se contente pas de Gracq, puisqu’on trouvera nombre d’autres lectures et commentaires qui, souvent, relèvent de l’éclat ou de la fulgurance.
En lisant en rêvant peut en effet être considéré, de même que Les Grandes soifs parues au Cadran Ligné (2022), comme un journal de bord, mais qui, se méfiant de la temporalité, négligerait de dater les instants qu’il recueille : une sensibilité rêveuse aménage son chemin aussi bien parmi les livres qu’au creux de la vie. Mais on devine bien l’époque, la nôtre, à travers ce journal non daté, comme suspendu dans le temps idéal que Cornuault tâche d’établir : « La vie n’est pas un phénomène d’actualité. Passé, présent, avenir, quand je vis le plus, toutes les dimensions m’habitent et me soulèvent. » Cornuault laisse sédimenter le temps en lui, de sorte à en faire remonter le souvenir. Particulièrement touchantes sont les évocations d’une jeunesse vécue en groupe, entre poésie et philosophie, où une éthique certaine déjà se dessinait : « les formes d’esprit les plus élevées nous deviendraient des armes aussi bien que des boucliers dans l’existence. Permettre aux plus faibles de mettre au point leur propre pensée dans la ‘‘guerre des rêves’’ qu’ils livrent aux plus forts. »
On peut lire ici quatre nouvelles adaptations d’ALP (196. 1-15). Antonio Marvasi procure une traduction en italien (après celle de Joyce lui-même…), Elias Levi Toledo a traduit ce passage en espagnol du Mexique, Xavier Lafontaine propose une traduction en grec ancien et Sujaan Mukherjhee a quant à lui traduit le passage en bangla, on peut entendre le passage lu par Sujaan ici. Sujaan Mukherjee signe une traduction collaborative de Dubliners en bangla, à paraître en août 2023.
Un grand merci à tous ces contributeurs. D’autres adaptations de ce texte paraîtront ici au fil de l’eau et du temps.
« Paraître l’étranger, tel est mon lot, ma vie ». Ce vers de Gerard Manley Hopkins (1844-1889) semble résumer son destin. Poète non publié de son vivant, inconnu sauf de quelques-uns et soumis, en tant que jésuite, à la discipline et à la censure de son ordre, tout l’empêchait de partager ses dons intellectuels uniques avec les autres, lui qui aspirait pourtant à « faire de la parole, à chaque instant, un acte de relation ». Son œuvre a obtenu après sa mort l’admiration qu’elle méritait et Hopkins est considéré à juste titre comme l’un des fondateurs de la poésie anglaise moderne. Personne n’avait encore fait de la langue ce qu’il a réussi à faire. « Sa poésie a l’effet de veines d’or pur enchâssées dans des blocs de quartz imprévisibles » avait observé son contemporain Coventry Patmore. La force rythmique et la nouveauté disruptive des vers de Hopkins ont le pouvoir de modifier notre regard et de nous faire ressentir toute chose dans sa fraîcheur flamboyante et son absolue singularité. Ses poèmes sont empreints de tendresse envers la terre, notre fragile humanité et toutes les créatures : la colombe, le faucon crécerelle, l’alouette, les « roses grains de beauté de la truite qui nage »… Il voue la même délicate attention à l’observation et à la description du ciel et des nuages, comme si le poète et le météorologue ne faisaient qu’un. Sensible à la condition des classes laborieuses, radical dans sa critique des obscurantismes sociaux, Hopkins nous surprend aussi par l’écologie du poème qui fait buissonner son écriture, notamment quand il déplore la destruction du paysage dans lequel il vit et qu’il explore avec un amour scrupuleux, plaidant pour « Que vivent encore longtemps herbes folles et lieux sauvages ».
J’ai eu, avec l’inestimable complicité de Jean-Baptiste Para, la joie et l’honneur de diriger un dossier consacré à Gerard Manley Hopkins dans la revue Europe (mai 2023). Il s’accompagne d’un dossier consacré à Stig Dagerman. Articles, pour Hokins, de Luis Cernuda, Claude Dourguin, Adrian Grafe, Jonathan Pollock, Jean-Paul Michel, Marc Porée, Auxeméry, Pierre Vinclair, François Laroque, Ivar Ch’vavar, Jean-Louis Jacquier-Roux et de Michèle Finck. On en trouvera le sommaire détaillé ici.
Il s’est agi de placer Hopkins sur le triangle pensée-poésie-traduction. François Laroque, qui a dirigé l’important dossier consacré à Shakespeare (Europe, avril 2023) propose une traduction nouvelle du poème Binsley Poplars, commentée par lui pour l’occasion. Ivar Ch’Vavar a exhumé sa traduction de The Wreck of the Deutschland (initialement parue dans Le Jardin Ouvrier). Auxeméry et Pierre Vinclair méditent sur L’Oxford de Duns Scot (il en sort une traduction à quatre mains) et Vinclair a retraduit la série des sonnets terribles. Vinclair vient d’ailleurs de faire paraître Le Chaos en 14 vers, une anthologie bilingue du sonnet anglais (éditions Lurlure). Hopkins y tient une place de choix, non loin de Shakespeare, John Donne ou encore d’Elizabeth Browning, entre autres.
Lucia Joyce: to Dance in the Wake. Pour tout ce qu’il a d’intraduisible et de beau, le titre du livre de Carol Loeb Shloss mérite que l’on s’y arrête. Littéralement, la vie de Lucia Joyce, dans le sillage (wake) de son père illustre, James Joyce.
Une des passions de Lucia fut la danse. Carol Loeb Shloss en prend merveilleusement acte et nous invite à danser dans le sillage de Joyce, des mots de Joyce. Une folle traversée du Wake, les yeux ouverts. En cela que wake, en anglais, signifie aussi la veille. Mais pour tâcher de déchiffrer ces lucides entrechats, ces aberrantes pirouettes, il convient de garder à l’esprit que la veille de Joyce, périple au bout de la nuit s’il en est, ne saurait avoir lieu que de l’autre côté de la vie. Lucia, dans une lettre datée d’octobre 1934, nous le rappelle : « Qui sait ce que nous réserve le destin ? En tout cas, bien que la vie semble pleine de lumière ce soir ici, si jamais je m’en vais, ce sera pour un pays qui par un côté t’appartiendra, n’est-il pas vrai, Père ? »
Finnegans Wake, impossible grimoire, livre en attente — sans doute pour longtemps encore — d’un lecteur idéal souffrant d’une idéale insomnie. Le Wake, c’est aussi, à la mode irlandaise, une joyeuse veillée funèbre où la joie se mêle à la peine, où les extrêmes sont appelés à se rencontrer. Le génie y flirte comme souvent avec la folie, et la cécité ne manque pas d’y être relayée par le don de seconde vue en une manière de « point sublime ». Si bien que, dans le sillage de Joyce et presque comme en rêve, Carol Loeb Shloss livre un récit touchant et déchirant, une des plus belles histoires d’amour du vingtième siècle. Amour fou, oui, que celui de Joyce pour sa fille. Lisant cette vie de Lucia, on pensera peut-être à une lettre fameuse d’un père à sa fille, celle d’André Breton à Aube, sa chère Ecusette de Noireuil. Il y est, autant que dans l’œuvre ultime de Joyce, beaucoup question de vue, de vision, de regard, de rêve et de danse : « Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j’espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. … Sous de légers voiles vert d’eau, d’un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. »
Une photographie — elle figure en couverture du livre — montre Lucia en fille du pêcheur, dans son costume de poisson d’or confectionné par elle à l’occasion d’une représentation au bal Bullier. C’est la fille de son père, et elle danse. Jeune fille au pas de somnambule. La photographie date de mai 1929. Années folles. Temps de misère et de détresse, tellement comparables aux nôtres. L’Histoire se répète, Dieu radote. Alors qu’il s’est aliéné le soutien de ses plus fervents admirateurs (Ernest Hemingway, Ezra Pound et altra), l’aveugle Joyce poursuit son inlassable veille à mesure que l’ondine Lucia s’enfonce dans ce qu’on s’est résolu, un peu hâtivement selon Carol Loeb Shloss, à qualifier de schizophrénie. Le vieux fou que plus personne ou presque ne veut comprendre va se persuader que sa fille guérira une fois son livre terminé. Joyce, avatar moderne du vieux Lear, fou d’amour pour sa fille, jusqu’à l’aveuglement : « si ardemment que je désire sa guérison, je me demande ce qui arrivera si quelque jour elle détourne son regard de cette rêverie illuminée de voyance vers ce visage raviné de vieux cocher qu’est le monde. » Ou encore : « Quelle que soit mon étincelle de talent ou de génie, elle a été transmise à Lucia et a mis le feu à son esprit. »
1935. Les troubles de Lucia sont des plus inquiétants. Son père, absorbé par l’écriture du Wake, a perdu le sommeil, abuse des barbituriques et se voit poisson bondissant hors de l’eau. On se souvient de la formule de Carl Gustav Jung, au sujet de Joyce et de sa fille : deux personnes dans une rivière, l’une y plonge et l’autre y sombre irrémédiablement. Folie d’écriture (psychose latente, selon Jung), mais aussi, et surtout, « absence d’œuvre » pour la fille que l’on a, à la suite du biographe incontesté de Joyce, Richard Ellmann, trop souvent considérée comme une « réplique inhibée et torturée » du génie de son père.
Carol Loeb Shloss propose précisément de rendre justice à la fille de Joyce en questionnant cette absence d’œuvre, et l’auteur se refuse à voir en la folie de Lucia la clé de son existence, non sans rendre à la fille de l’écrivain un peu de la consistance, de l’étrange pouvoir d’éclairement qu’on lui avait jusqu’alors dénié. Sans prétendre psychanalyser Lucia, Carol Loeb Shloss retrace son parcours artistique et se charge de mettre en lumière la place qu’elle occupa au sein de sa famille.
Ce livre, par sa richesse et son exigence, s’inscrit dans la tradition inaugurée dans le champ joycien par Ellmann avec sa monumentale biographie et poursuivie par le Nora de Brenda Maddox (1988). Cette dernière tentait de montrer le « vrai visage » de Molly Bloom ; Carol Loeb Shloss nous révèle quant à elle celui de Milly, la fille-photo dans Ulysse,et dévoile furtivement ceux d’Issy et d’Anna Livia Plurabelle, héroïnes de Finnegans Wake. Par ailleurs, l’auteur brosse les paysages que traverse Lucia : le monde de la danse (Raymond et Isadora Duncan, Mary Wigman, etc.), mais aussi celui de la psychanalyse naissante et des hôpitaux psychiatriques.
L’ouvrage nous présente l’existence de Lucia dans le détail : l’enfance à Trieste, à Zurich, la vie de jeune femme aventureuse à Paris qui débouchera sur les années noires, l’errance à Dublin, l’enfermement. S’appuyant sur l’abondante correspondance de Joyce ainsi que sur de nombreux témoignages inédits, Carol Loeb Shloss parvient à décrypter certains aspects du roman familial de Lucia. Nombreuses sont les anecdotes qui donnent corps au récit. Ainsi, l’enfance misérable, ses peines et ses joies que l’on dirait inspirées de The Kid. Carol Loeb Shloss raconte aussi comment père et fille, après l’avoir longtemps cherché à travers Paris, rencontrèrent Chaplin en 1921 devant un spectacle de Guignol sur les Champs-Elysées.
Une folie éclairante trace le chemin, et peut-être est-ce le père qui est à la traîne de sa fille, laquelle danse comme il écrit. Cela donne lieu à une rêverie de la part de Carol Loeb Shloss, une des pages les plus poignantes de son livre : « Il y a deux artistes dans la pièce. Tous deux sont au travail. Joyce observe et apprend. Ils communiquent d’une voix secrète et silencieuse. Le tracé de la plume, les mouvements du corps entrent dans un dialogue artistique. … Le père consigne par écrit l’éloquence de la danse qui se suffit à elle-même. Il voit dans le corps de sa fille le hiéroglyphe d’une écriture mystérieuse : les mouvements de la danseuse sont pour lui l’alphabet de l’inexprimable. » Et si, de tous les monstres d’écriture que porta le vingtième siècle, deux des plus forts en gueule, Joyce, Céline, se retrouvaient là, pareillement béats au spectacle de la danse ?
Meudon, un pavillon gris. L’ermite Céline gribouille au rez-de-chaussée, peine à mater le cauchemar de l’Histoire en couchant ses borborygmes sur le papier, tandis qu’à l’étage, Lucette donne des cours de danse. Voyage au bout de la nuit fut dédié à une danseuse, et, de Voyage à Rigodon, la danse, toujours la danse, traverse l’univers célinien. Ah! c’est beau une danseuse. Lucia, Lucette, petites lumières pour le bout de la nuit, féeries.
Joyce broie le langage, consume les dictionnaires, les grammaires de toutes les langues qu’il rencontre, et elles sont nombreuses. Finnegans Wake, creuset nocturne. L’écriture de Joyce comme une singulière alchimie dont jaillit un langage d’avant Babel, d’avant la différence. Parole d’avant la schize, d’avant la Genèse, contemporaine précisément de la « schizophrénie » de Lucia. Parole de nuit qui ne connaît de lumière que celle, vacillante, proposée par la danseuse Lucia. Parole d’« avant les mots », peut-être, comme le suggéra Antonin Artaud, en 1931, lorsqu’il évoquait le rythme et les syncopes du théâtre balinais. Parole scénique, épiphanique par excellence. Samuel Beckett, déchiffrant l’œuvre en cours à mesure qu’elle s’écrivait, constatait que lorsque le sens est « danse », les mots de Joyce précisément « dansent ». De fait, les vocables joyciens rendent leur sens de manière plus proprement chorégraphique que sémantique. Ils sont gestes avant d’être signifiants. Avant les mots, la danse.
Finnegans Wake est, pour une très large part, illisible. Il s’y déploie une langue tissée d’absolu, régie par cette nuit fameuse où toutes les vaches sont noires. Le livre paraît au seuil de la seconde guerre mondiale. Joyce, au chapitre 13, y recycle de façon tragi-drolatique la fable de la cigale et de la fourmi. La nuit recouvre l’Europe ? Eh bien, dansons. Une danse de nuit sous les étoiles, en réponse à l’infâme. Féerie, maintenant. Une ronde à la Giambattista Vico. Et aussi, on l’aura compris, le cauchemar sans cesse rejoué de l’Histoire.
Sous la nuit et ses voiles/ que nous illuminons/comme un cercle d’étoiles,/tournons en choeur, tournons, tournons
(Marceline Desbordes-Valmore, « La Danse de nuit »)
Le destin de Lucia : un kaléidoscope brisé
Dans la section Biographies, ce Lucia Joyce trouve éminemment sa place sur le rayonnage joycien de nos bibliothèques, tout à côté du James Joyce (1959) de Richard Ellmann, du Nora (1988) de Brenda Maddox, du John Stanislaus Joyce (1998) de John Wyse Jackson et Peter Costello, mais aussi du Sylvia Beach and the Lost Generation (1985) de Noel Riley Fitch (paru en France en 2011 sous le titre Sylvia Beach, une Américaine à Paris, ce livre a obtenu le Prix Tour-Montparnasse).
Publié à New York en 2003 chez Farrar, Strauss & Giroux, le livre de Carol Loeb Shloss s’ouvre sur une longue introduction qui fait état de la quasi-impossibilité dans laquelle se trouvait alors tout biographe de Lucia. En effet, l’entreprise de Carol Loeb Shloss s’est heurtée à nombre de résistances. Beaucoup de documents disparurent du vivant de Lucia, mais aussi à mesure que l’universitaire américaine progressait dans la rédaction de cette biographie. Joyce lui-même aurait détruit de nombreuses lettres, marquant ainsi le début d’une longue période de censure : l’histoire de Lucia est aussi celle de documents égarés ou tout bonnement subtilisés à la vue du monde.
Stephen Joyce, petit-fils et ayant-droit de l’écrivain, avait obtenu de Brenda Maddox qu’elle retire de son Nora un chapitre consacré à Lucia. A sa parution, le livre de Carol Loeb Shloss souffrit à son tour de la censure orchestrée par Stephen Joyce. A l’issue d’un procès qui opposa l’universitaire au James Joyce Estate, le matériel retiré de Lucia Joyce put être diffusé sur internet selon les conditions du fairuse (http://www.lucia-the-authors-cut.info), bien que le site ne soit accessible que depuis le territoire américain. Maintenant que l’œuvre de Joyce appartient en Europe au domaine public, les passages inédits de la biographie de Lucia pourraient réintégrer le livre à l’occasion de sa traduction en français.
Loin cependant d’être lacunaire, le portrait de Lucia ici proposé se veut une « biographie expérimentale » dirigée contre les images canoniques de Lucia (la fille dans l’ombre du père). L’intérêt de ce Lucia Joyce réside davantage dans la perspective adoptée que dans les faits exposés. Carol Loeb Shloss offre un éclairage inédit sur Joyce et son œuvre à travers le prisme de sa fille, tirant néanmoins parti de matériel encore inexploité, tel que les archives Richard Ellmann conservées à l’Université de Tulsa, ou celles de Lucia déposées au University College de Londres (précieux « Real Life of James Joyce » de la main de la fille), mais aussi de carnets tenus par Joyce pendant la rédaction de Finnegans Wake, lesquels permettent d’exposer de façon plus nuancée et complexe la personnalité de Lucia ainsi que le caractère composite des personnages féminins de Finnegans Wake (celui d’Issy en particulier). Le travail génétique opéré par l’universitaire américaine à partir des carnets de Joyce ainsi que de ses brouillons ne figure pas dans la version imprimée de son texte, mais il pourrait aisément trouver sa place dans cette traduction française, et sans doute serait-ce souhaitable : Lucia nous apparaîtrait ainsi telle que Carol Loeb Shloss l’avait initialement souhaité.
Le portrait de Lucia en créature dansant dans l’ombre de son père, établi notamment par Ellmann, méritait quelques nuances. Carol Loeb Shloss a à cœur de multiplier les sources, et de les examiner scrupuleusement. Mais Lucia ne nous est visible qu’à travers un kaléidoscope à jamais brisé par la censure, sous des jours multiples : tantôt comme cette fille un peu « dérangée » que l’on pouvait rencontrer, pendant les années 30, sur les Champs-Elysées ; ou bien comme le membre le plus « raisonnable » de sa famille ; ou alors comme cette enfant gaie et enjouée virevoltant par les rues de Trieste ; ou encore comme une danseuse remarquable. L’image d’une jeune schizophrène errante et suicidaire, aux yeux noyés de Véronal, est par ailleurs tenace et, si elle infléchit durablement notre compréhension de Lucia, elle n’est pas seule à déterminer son destin. Les photographies qui nous sont parvenues reflètent des réalités parcellaires et contradictoires : une tendre enfant vêtue de blanc, une adolescente absorbée dans un livre, une jeune femme élégante au regard troublant, en passant par la sauvage merveille qui danse sur Schubert, sans oublier, bien entendu, telle photographie datée de 1935, où, égarée plus que jamais, Lucia semble nous adresser un signe de la main.
Accablé par les troubles de sa fille, Joyce aimait à penser qu’elle était seule en mesure de comprendre son dernier livre. Finnegans Wake, le livre d’un fou pour les seuls fous ? Ce serait par trop simple, et Carol Loeb Shloss prend garde à ne pas faire de sa biographie un traité d’antipsychiatrie. On aurait pu s’attendre à une méditation dans le prolongement du Foucault d’Histoire de la folie. Mais, habilement, inspirée en cela du Madness and Modernism de Louis A. Sass, convoquant une fois encore l’ombre, la lumière et la vue, c’est bien plutôt dans Surveiller et punir que Carol Loeb Shloss trouve une clé. Lucia, la fille-lumière, est sans cesse traversée par le regard scrutateur — un regard de myope, cependant — de son père. Celui-ci se tient autant au sommet d’une croulante tour de Babel qu’au cœur d’un panoptique affectif d’où il lui est loisible de percer sa fille du regard, de l’enfermer dans la rêverie obscure et clairvoyante de Finnegans Wake. « Que fait-il sous terre, cet idiot ? » aurait demandé Lucia à la mort de Joyce, « il n’arrête pas de nous surveiller ».
Joyce estimait qu’une « feuille transparente » séparait Ulysse, le livre du jour, de la folie. Qu’en est-il de Finnegans Wake, le livre de la nuit ? Gageons avec Carol Loeb Shloss qu’au contact de Lucia, la feuille translucide s’est couverte de mots, signes chantants et dansants. Folle opacité que celle de Finnegans Wake. En d’autres termes, « in the buginning is the woid, in the muddle is the sounddance and thereinofter you’re in the unbewised again, vund vulsyvolsy ». Passage combien dansant du Wake, qui se glose approximativement par : « Au commencement est le vide du verbe, puis vient la gadoue du son et de la danse et nous retournerons encore à l’ignorance, tournoyant valsant sans fin. »
Pascal Boulanger fait paraître aux éditions Tinbad une sélection de remarques consignées dans ses carnets de 2019 à 2022. Impressions ou notes de lectures, ces méditations sont placées sous l’égide de Hölderlin. Et il importe que ces fragments soient non datés ; ils font signe au génie double et unique du poète allemand. « Dans les poèmes de la folie… le nom dédoublé (Hölderlin/Scardanelli), est comme les deux battants d’une seule et même fenêtre et le monde soudain sans date, autrement dit avec toutes les dates, se fixe en été et dans un amen illimité. Et si ce qu’on a appelé la folie d’Hölderlin n’était que la résistance opposée à la sacralité socialisée ? La résistance hors-temps au temps du ressentiment ? » Boulanger médite au sujet de Hölderlin, semble trouver en cette aventure poétique une sorte d’écho à Nietzsche : cette fenêtre grande ouverte sur un bleu adorable (« in liebliecher Bläue »), qui est une fuite dans le temps contre le ressentiment, cet « amen illimité » serait-il une reformulation du grand Oui à la vie ? Il se peut. (Ailleurs, Boulanger évoque le Oui de Molly Bloom, comme oui d’acquiescement et de jouissance.) Très belle remarque sur un « Claudel nietzschéen », celui de Tête d’or : « D’après André Tissier, le mot soleil, qui est à la fois le jour, la lumière, l’or, le feu, poncture 43 fois le texte de Tête d’or de Paul Claudel. Or/Orion retrouve la vue en s’exposant au soleil et Nietzsche a perdu la raison dans la fureur dionysiaque. » Ailleurs, encore la folie de Hölderlin : « Je ne pense pas qu’Hölderlin ait choisi d’être fou, il a buté sur l’impossible réconciliation entre la promiscuité des dieux grecs et le lointain Dieu judéo-chrétien qui vient du dedans (Levinas). Dante, Rimbaud ou encore Debord traversent ce Bleu adorable qui fonctionne comme un petit Zibaldone (Leopardi) où l’on trouve de tout, y compris des choses que l’on préférerait ne pas avoir à subir : « Que pouvons-nous opposer, à l’ignominie de cette remarque de l’actuel Président de la République, Emmanuel Macron : Une gare c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ? Simplement ceci, d’un autre Emmanuel (Levinas), bien plus inspiré : L’humilité et la pauvreté sont une façon de se tenir dans l’être. » C’est bien sûr employer un bazooka afin de tuer un moustique que de recourir paronymiquement à Levinas pour tâcher de ramener notre président sur terre.
Boulanger évoque le « trasumanar » de Dante (Paradiso, I), tel que Jacqueline Risset l’a rendu célèbre en France : « Philippe Sollers reproche à Jacqueline Risset d’avoir traduit ce néologisme par les mots ‘‘outrepasser l’humain’’. Sollers propose, bien à tort à mon avis, de conserver ce néologisme par l’affreux mot : ‘‘transhumaniser’’. Mais on entend hélas trop ‘‘transhumanisme’’, autrement dit l’arraisonnement par la technique de l’esprit et du corp humains, dans cette traduction de Sollers. » Sollers apparaît souvent dans En bleu adorable (Boulanger considère que son Paradis relève ni plus ni moins du poétique…), ainsi que Debord, au sujet de qui Boulanger me semble bien plus inspiré qu’au sujet de Sollers, que Sollers lui-même au sujet de Debord.
Mais Boulanger, et c’est là que je le préfère, sait aussi penser de ses propres ailes : « La France est devenue un camp de rééducation dans le perfectionnement maniaque du management. Pour ce pouvoir à la fois surpuissant et anonyme, il s’agit de saper les soubassements métaphysiques de l’humain, en accentuant son arraisonnement par la technoscience transhumaniste [trasumanar, encore…]. » Le constat est juste et sans appel : « Le projet néofasciste consiste à casser l’intériorité sensible et vibratoire des êtres parlants, par sacrification de l’humain et au profit d’un somnambulisme mécanique et d’une vie déchue. » La situation est telle que ce type de remarques se rapproche hélas du truisme, de la vérité admise et bien établie à laquelle on répond par un haussement d’épaules.
On aimerait, on souhaite de tout cœur que ces formules sortent des livres de sorte à mieux toucher les consciences. Ce vœu n’est pas sans corroborer le bleu adorable de Hölderlin.
1/ La fleur d’azalée qui un jour regarda Malcolm de Chazal et qu’il regarda en retour fut pour lui comme ce premier caillou sur lequel trébucha le Facteur Cheval.
2/ Malcolm de Chazal, poète brut ou sauvage, libre comme personne, irremplaçable comme le sont les fous les plus purs, Malcolm (on nomme les très grands poètes directement par leur prénom), Malcolm sans qui la poésie serait orpheline de visions belles et toujours naissantes, prises à la racine des choses et des sensations, au nœud des choses et des sensations, Malcolm dont l’œuvre foisonnante est quelque peu délaissée (elle fut néanmoins comme un second souffle pour le surréalisme finissant via Breton et sa Clé des champs), quelque peu oubliée, encore que des poètes de maintenant s’intéressent concrètement, dans leur pratique, à lui, Malcolm pourrait se résumer à cette formule : « Le plus court chemin / De nous-mêmes / À nous-mêmes / Est l’univers » (Sens magique) dont l’anecdote suivante, tirée de la vie même de Malcolm, opère corrélativement à cette sentence, en est une sorte d’application radicale et pratique : à l’époque de Petrusmok, nous raconte son biographe inspiré, Laurent Beaufils, Malcolm avisa un cocotier, distant d’un kilomètre et, avec son ami le sculpteur Serge Constantin, ils se mirent en tête de rejoindre cet arbre en empruntant une ligne droite : « Ils partirent tous deux comme larrons en foire. Ils sautèrent un petit ruisseau, traversèrent un champ de canne à sucre, piétinèrent un champ de légumes puis arrivèrent devant une cour privée où se trouvait une maison. Serge lui dit qu’ils avaient perdu, la maison faisant barrage. Ils ne pouvaient aller plus loin. Malcolm réfléchit deux minutes et ordonna à son ami de le suivre. Ils pénétrèrent dans la cour, ouvrirent la porte de la maison, traversèrent le hall, la pièce principale, la cuisine, une chambre, une autre chambre où le propriétaire était allongé et s’étonnant leur demanda ce qu’ils faisaient là. Pas pris au dépourvu, Malcolm lui répondit, tout en continuant son chemin : ‘‘Ne bougez pas, nous sommes l’Action sanitaire !’’. »
3/ Sa constante traversée de l’Impossible fait de Malcolm un des grands découvreurs du Mont Analogue, en cela, bien sûr, comme le rappelle Daumal, que « la porte de l’invisible doit être visible » (encore faut-il pouvoir pousser cette porte, or Malcolm sait réconcilier le visible et l’invisible dans une géniale éclipse du sens, et il n’a pas daigné refermer la porte de l’invisible derrière lui), mais aussi par sa pratique toute personnelle, sans employer de drogues, par la seule vertu du sens-magique, de ce que les membres du Grand Jeu nommaient métaphysique expérimentale — des chapitres entiers de Petrusmok le confirment.
4/ Bien que Chazal, après Jules Hermann et Robert-Edward Hart, ait su durablement mettre le feu à l’imaginaire de la Lémurie, on peine à suivre les visions contenues dans Petrusmok, lesquelles empruntent, mais d’un pas curieusement assuré, les sentiers du délire sinon de la démence.
5/ Malcolm donne à voir un monde d’avant le monde, au moyen d’une archéologie fantaisiste et rêveuse, servie par une herméneutique subjective dont la lecture des signes dans la Montagne figure la plus remarquable manifestation.
6/ Magie, divination, volupté, dialectique de carnaval, poésie, pseudo-science, paralogismes, blagues — tous les moyens sont bons pour questionner les marges, les angles morts de la pensée à mesure que l’irrationnel s’organise autour de quelques lubies suprêmes.
7/ Quelque chose d’élémentaire plutôt que de simple parle au cœur du poème de Malcolm, car cela implique l’opiniâtreté de l’enfance et les gouaches de Malcolm sont en cela les meilleures gloses de ses poèmes, bien qu’elles soient déroutantes par la trop vive candeur des motifs, la puissante naïveté de la couleur.
8/ On pourrait croire Malcolm heureux alors que sa poésie ne témoigne pas forcément du bonheur d’être là (« La Vie ? Une bousculade pour prendre un train qui ne part jamais. Ce train, c’est le bonheur. » (Pensées)), mais plutôt de la chance et finalement du devoir qu’il y a de déchiffrer le monde selon la volupté sens-plasticienne — bonheur à la tâche d’un incroyable visionnaire.
Jean-Michel Rabaté invite les anglo-saxons à la lecture de Jacques Lacan, mais, depuis quelques ouvrages maintenant, il revient à la langue française pour proposer une lecture de Jacques Lacan selon des angles successifs [voir ici, dans une perspective joycienne]. Avec ce nouvel ouvrage consacré à Lacan, la notion d’irritation permet de faire se croiser, sinon de fédérer, différents discours autour de la psychanalyse. Lacan est perçu dans cet essai comme l’agent irritant par excellence. « Quand on me dit que Lacan est irritant, je réponds : tant mieux ! » Oui, Lacan irrite, aujourd’hui peut-être plus que jamais, mais Rabaté montre avec audace et brio qu’il stimule aussi bien la pensée. Lacan est en somme un nouveau Socrate, ou plutôt : Lacan avance que Socrate fut le premier psychanalyste dans la lecture qu’il fait du dialogue du Banquet : « Lacan, rappelle Rabaté, pense que le seul savoir que Socrate reconnaisse posséder, un savoir sur l’amour, contient tout le secret de la dialectique du transfert. »
Lacan est selon Rabaté « un trouble-fête qui interrompt le ronronnement satisfait des post-freudiens ». L’irritation qu’il provoque est comparable à celle dont Socrate se fait l’agent, telle qu’on la trouve évoquée dans L’Apologie de Socrate (30 e). Lacan est perçu par Rabaté comme un taon socratique qui a pour fonction de maintenir éveillé. Rabaté l’angliciste, spécialiste notamment de Joyce, est fort bien placé pour saisir la fonction socratique d’irritation ; on ne comprend bien cet aspect que depuis lalangue anglaise : « Contrairement à l’anglais qui utilise le terme de gadfly métaphoriquement pour désigner un casse-pieds qui veut bien faire et multiplie les critiques, ce que l’on rend souvent par enquiquineur, le français ne donne pas de valence imaginaire au taon. » Le détour par l’anglais est salutaire pour penser Lacan et la French Theory en général — cette dernière formule s’énonçant elle-même en anglais.
Rabaté ne se contente pas d’une simple « valence imaginaire » autour d’un vocable. Il s’ingénie en effet à faire de l’irritation un concept opératoire, et il ne manque pas d’essorer scrupuleusement la question en s’appuyant notamment sur l’ouvrage d’Olivier Postel-Vinay, Le taon dans la cité : actualité de Socrate (Descartes & Cie, 1994). Ainsi, d’emblée, dès l’introduction de Lacan l’irritant, des fulgurances nous saisissent : « Nietzsche préfère Platon à Socrate et approuve la domination d’une race supérieure ; Socrate serait le précurseur des moralistes juifs ou chrétiens que Nietzsche honnit. » La lecture morale et biologique que propose Rabaté de Nietzsche est stimulante ; elle prend un chemin différent de celui de Barbara Stiegler (Nietzsche et la vie, Gallimard, 2021) qui remonte la piste de Darwin. Rabaté bifurque pour sa part en direction de Lamarck. Ce soubassement théorique lui permet d’aborder Nietzsche, mais aussi d’asseoir la notion d’irritation, d’en faire un principe moteur, à partir de la Philosophie zoologique (1809). Et voici que se noue une autre question : « Si la science du vivant fait de l’irritabilité un concept fondamental, et si Freud combine lamarckisme et darwinisme, je proposerai à mon tout une version de ce lamarckisme dans les théories de Niklas Luhmann que je mettrai en rapport avec celles de Michel Foucault et de Lacan. »
Comme le rappelle Rabaté, Lacan avait assisté à la célèbre conférence de Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969). Il en aurait même été flatté. Rabaté ne manque pas d’évoquer la fonction-auteur foucaldienne, ainsi que ses paradoxes, mais ce sont les nœuds ou nappes de discours qui l’intéressent : « Foucault évoque implicitement Louis Althusser relisant Marx relisant Freud. » Un des grands moments de Lacan l’irritant consiste à interroger l’auctorialité lacanienne. Non pas à la nier strictement (ce serait absurde), mais à la remettre théoriquement en cause de sorte à en ramifier les enjeux : « si Lacan refuse le rôle d’auteur, comment peut-il signer un discours pris entre la performance orale et ses écrits ? » Je suggère que l’on ouvre Lacan l’irritant à la page 114, et que l’on lise la section intitulée « Lâcher les Écrits » ; il s’agit d’un efficace coup de sonde dans la théorie lacanienne de l’écriture, de sa pluralité et de son impossible pratique. Mais on lit également dans ce sous-chapitre l’agacement de Lacan vis-à-vis, notamment, de Derrida qui agissait à la manière d’un taon pour lui (voir sur ce point le livre de René Major, Lacan avec Derrida : analyse desistentielle (Flammarion, 1991)). D’autres taons furent pour Lacan Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, qui firent paraître Le Titre de la lettre en 1973. Rabaté rappelle brièvement que, dans le séminaire XX, Lacan encourage à la lecture de cet ouvrage polémique. Il en considère les auteurs comme des « sous-fifres », sans doute de Derrida. Et Lacan continue : « Ce n’est pas pour autant diminuer leur travail, car je dirai que, quant à moi, c’est avec la plus grande satisfaction que je l’ai lu. Je désirerai soumettre votre auditoire à l’épreuve de ce livre, écrit dans les plus mauvaises intentions […] Je ne saurais trop en encourager la diffusion. » Lacan a besoin de Nancy et Lacoue-Labarthe, taons d’un amour mordant : « Je n’ai jamais été si bien lu — avec autant d’amour. » Le Titre de la lettre constitue une introduction intéressante à Lacan. La critique qui y est énoncée comprend une explicitation des concepts lacaniens. Dans le chapitre intitulé « Exactions : cruauté et irritabilité du sang ». Rabaté travaille plus explicitement à partir de la pensée de Nancy en évoquant son livre posthume, Cruor (Galilée, 2021), mais aussi Hegel, l’inquiétude du négatif (Hachette, 1997) : « Le sang matérialise l’inquiétude du négatif en un processus de négation, d’autodivision et de reconstitution. »
Je ne dirais pas de Rabaté qu’il est un taon, un irritant ; ses ouvrages sont en tout cas de véritables stimulants. Ils agissent à la manière de la pensée de Lacan : « On a l’impression que Lacan, lorsqu’il écrit, oublie les points les plus forts et convaincants de son discours et se perd lui-même, trop occupé à lancer de nouvelles balles en l’air. » À ceci près que Rabaté ne se perd pas lui-même ; connaissant le chemin piégeux de Lacan et de ses multiples chausse-trappes, il sait aussi bien innerver d’autres pistes. Les développements sur Luhmann, l’écriture comme nouage chez Dante ou encore la question du pessimisme de Freud mériteraient de ma part de plus longs développements qui, eux, nous perdraient dans une manière de glose éperdue.
Ce n’est au fond pas un simple ouvrage sur Lacan. Comme souvent chez Rabaté, Joyce vient hanter ce livre, à des moments-clefs, comme autant de coups de théâtre shakespeariens : « Contrairement au Shakespeare de Joyce ou de Borges, Lacan ne compte pas devenir le père de son propre grand-père en une parodie d’auto-engendrement. » Il y a bien quelque chose de virtuose dans ce livre, mais, avec Rabaté, les sentiers qui bifurquent ramènent toujours chez soi. C’est le sens ulysséen du Nostos, mais c’est aussi le retour lacanien à Freud, comme redoublé par Rabaté : « Voilà pourquoi je commencerai et terminerai avec Freud que je chercherai à saisir dans diverses irritations. » Le travail critique de Rabaté fait boucle sur lui-même, puisque, méditant sur les cinq voyelles chez Dante telles qu’immortalisées dans un passage fameux du Convivio (et explicitées par André Pézard), il ne manque pas de reprendre ce qu’il énonçait déjà dans James Joyce, Portrait de l’auteur en autre lecteur (Cistre, 1984). Il y a donc une profonde cohérence dans la manière dont Rabaté lance la balle en l’air ; sa manière de jongler s’étend à quelque quarante ans d’intervalle, d’un geste toujours assuré. C’est un plaisir de s’emparer, un instant, de la balle au vol. Je ne prétends pas, pour autant, avoir dessiné toutes les trajectoires comprises dans un livre aussi riche que Lacan l’irritant. Bien au contraire. Lire, c’est nouer, mais c’est peut-être aussi, tout simplement, avoir soin de passer la balle à un autre lecteur.
Depuis quelque temps, on ne piétine plus du même pas dans les rues. On se plaignait de ce que ces manifestations répétées — le grand manège des cortèges syndicaux — n’avaient de portée que symbolique, et encore. La grogne traditionnelle du peuple de France. L’inoffensif « carré de grève sur fond de grève » (Philippe Muray). Or, il est désormais incontestable que la légitimité du peuple, sous sa forme de foule, a crevé le carré de grève, a traversé, enfin, le miroir de la simple manifestation populaire dans le cadre d’une démocratie que l’on sait fatiguée.
Pas de héroïsme face à ce type de pouvoir. Une force, plutôt, qui se dilue et, mieux, se réfracte et se démultiplie dans le collectif. Une force qui n’est au pouvoir de rien mais en puissance de tout. Effet levier qui permet le soulèvement véritable. Les machines célibataires de la manif planplan ont été remplacées par de véritables « machines émeutières » (Laurent de Sutter). When the Mob goes Mad, disait William Burroughs. Lorsque la foule devient folle de rage, lorsque la puissance devient acte.
Il était temps.
La sidération quotidienne face à l’hyperprésidentielle cinquième république (mais quid d’une sixième ? question aussi effroyable qu’enthousiasmante) a fait place à la lucidité de chacun chacune quant au rôle à jouer dans ce qu’il convient banalement d’appeler l’histoire. Bien sûr, cela ne se fera pas d’un coup, encore que les basculements aient été nombreux ces derniers jours. Et chacun chacune selon ses moyens de contestation sinon d’émeute.
Ce n’est pas le folklore du Grand Soir, mais bien la réalité à construire d’un grand matin. C’est cela le cheminement démocratique. Semé d’embûches, difficile, qui ne mène pour l’heure encore nulle part. Tout sauf ce boulevard néolibéral, sûr de ses moyens et de ses effets, dont on sait bien, lui, où il nous conduit. Ce cheminement encore hasardeux, face aux certitudes de la parole du Président Macron (on la dit « apaisante » (sic)), il faut l’effectuer. Et, dans ce processus de marche forcée, nous avons davantage besoin d’idées neuves que d’idéologie stagnante. Car nous avançons, une bonne fois pour toutes, dans l’inconnu.
Il est, en soi, risqué de partir en manifestation spontanée. C’est un cheminement sauvage, au sens fort, comme une randonnée en forêt (sauvage, du latin silvaticus, « forêt »). Emprunter ce chemin qui ne mène nulle part (mais où va une manif ?), ce Holzweg, selon une expression rendue célèbre par Heidegger, ce n’est pas faire fausse route. C’est plutôt tailler la route, frayer la voie. D’où l’importance d’idées neuves, de pratiques collectives que l’on avait oubliées à force d’évoluer selon des balisages sécuritaires-liberticides.
Le risque exigé par cette contestation est une chance véritable pour la démocratie. C’est en soi un symptôme que dans la nuit du 20 au 21 mars 2023, au moment de l’équinoxe, on ait nassé[1] des manifestants (des citoyens, après tout) dans une des plus petites rues de Strasbourg, à savoir, la petite rue des Dentelles. À 22 heures 24, moment de l’équinoxe de Printemps, l’atmosphère était irrespirable dans cette ruelle. L’illibéralisme maintenait la pression. Des personnes firent des malaises. Il n’y avait là pas bavure, mais préméditation pure et simple, selon une logique punitive-préventive. Il fallait bander les muscles face à la gauchiasse.
Mais voilà, c’était l’équinoxe. Quelque chose de plus profond avait lieu. Quelque chose de naturel aussi bien. Une montée de sève démocratique, contre laquelle aucune stratégie du choc ne tiendra plus. L’équinoxe de Printemps est ce moment dans l’année où le jour commence de reprendre ses droits. Mars 2023 est ce moment dans l’histoire où la lucidité coïncide avec la détermination du peuple. Ou mieux, de la foule. Déterminé, c’est un beau mot. Les jeunes sont déterminés, les jeunes sont déter. Et les plus vieux également.
[Rectification après-coup, la nasse aurait été effectuée plus tôt, entre 21 heures 27 et 21 heures 39, comme le précise un article de Rue89 Strasbourg.]
[1] Mon correcteur orthographique Word ne reconnaît pas le verbe « nasser », la nasse étant par ailleurs une pratique rendue interdite par le Conseil d’État le 10 juin 2020.
(Je ne suis pas un grand amateur du format TEDX, mais mon admiration pour Ganson me fait faire une exception en citant ici ce programme…)
« It’s like doing visual puns all the time … » ; « Cela revient à faire tout le temps des rébus … » C’est ainsi que l’artiste cinétique Arthur Ganson explique sa démarche lorsqu’il élabore ses machines. La formule « visual pun » est ambiguë. Elle évoque le rébus mais signifie littéralement « calembour visuel ».
Largement relayé par la Toile, véritable phénomène de la culture populaire, le visual pun consiste à s’emparer d’une expression dans son sens littéral pour en proposer une variante visuelle, sous forme de dessin, de photographie détournée, etc. Manière de double entendre visuel, le visual pun se manifeste aussi bien à travers les mèmes internet que dans les tableaux d’Arcimboldo ou de Magritte. Il y a visual pun lorsque deux objets présentent un caractère de similarité, et que celui-ci donne lieu à l’élaboration d’une image mettant en évidence cette ressemblance[1]. Les mèmes internet exploitent très largement les mécanismes du visual pun. Ils consistent en des images ou des supports vidéo humoristiques qui circulent et prolifèrent. On constate cet éternel retour du mème à travers les nombreuses versions d’une image doublée d’un calembour, réalisée à partir d’une célèbre photographie d’Edgar Allan Poe :
Pour que le mème fonctionne, l’image doit avoir force d’icône. Ici, l’effet obtenu est celui d’un décalage à partir d’une image célèbre, puisqu’il s’agit du portrait qui a durablement fixé les traits de l’écrivain américain dans l’imaginaire collectif. Le photogramme original fut tiré en 1904 par C. T. Tatman à partir d’un daguerréotype daté de 1848, réalisé un an avant la disparition de Poe. Le fonctionnement de ce mème ne correspond pas à celui du visual pun tel que défini par Hammond et Hughes (jeu sur la ressemblance visuelle), mais on peut néanmoins classer cette image détournée dans cette catégorie. En cela que, tout comme dans certaines machines de Ganson, le calembour est ici indissociable du domaine visuel.
L’à-peu-près phonique entre le nom de l’écrivain et l’adjectif « poor », auquel s’associent naturellement un corbeau, la physionomie ainsi que la lamentable biographie du dipsomane mélancolique de Boston, déclenchent un irrésistible effet comique. Et c’est ce rapprochement inédit qui permet au pun de générer du sens. Un effet de dégradation est également à l’œuvre : la figure du grand écrivain est tournée en ridicule. Freud parlerait ici de « Herabsetzung », mais c’est aussi, et avant tout, la culture internet qui tend drolatiquement à jeter le discrédit sur le livresque et son esprit de sérieux. À un autre niveau, le calembour est renforcé par une intertextualité forte, puisqu’il fait ouvertement allusion aux paroles de « Bohemian Rhapsody » (1975), chanson bien connue du groupe Queen : « I’m just a poor boy and nobody loves me. He’s just a poor boy from a poor family ». Mettant en scène le chanteur de Queen, Freddie Mercury (Farrokh Bulsara), un autre mème vient s’adjoindre à notre image détournée :
Dans l’éternel retour du mème, il n’y a ni avant ni après. Freddie Mercury (son image) revient, garant de l’origine, mais il est lui-même devenu corbeau, toujours déjà contaminé par ce mème sur les mots duquel — mais ce sont les siens, ou presque — il revient : « J’ai écrit ces paroles en premier, ne t’avise pas de me les voler. » Poe et Mercury sont passés spectres, inlassables revenants, mèmes. Leurs images prolifèrent dans un idéal Minuit, s’accouplent au verbe aussi bien qu’entre elles.
On peut parler ici, avec Giorgio Agamben, d’images immémoriales. Agamben élabore cette notion à partir d’une note de Dino Campana : « Dans le cercle vertigineux de l’éternel retour, l’image meurt immédiatement. » Ce qui revient, précise Agamben, dans l’éternel retour du même chez Nietzsche (« ewige Wiederkehr des Gleichen »), n’est autre que le cadavre (Leiche)[2]. Le retour de l’imago de Poe, écrivain du gothique et de l’inquiétante étrangeté, puis de celui de Freddie Mercury sous les atours effroyables d’un corbeau, revêt un caractère fantomatique. Mais ces inquiétants hybrides sémiotiques qui hantent indéfiniment la Toile ont, avant tout, une parenté certaine avec le mot d’esprit freudien. Freud évoquait justement le « charme particulier » du Witz, tout en signalant son incessante prolifération. Le Witz freudien est d’une aide certaine pour l’étude des mécaniques respectives du pun et du jeu de mots, mécaniques proliférantes. Mais le fonctionnement du visual pun construit à partir de l’image quasi-sépulcrale de Poe n’a pas encore été rendu explicite.
« Poe boy, Poe family » en appelle autant à l’homophonie qu’à un texte préalable (un hypotexte, selon la terminologie de Gérard Genette) qui oriente l’interprétation de ce visual pun. On s’étonnera peut-être que ce mème fonctionne à la manière du langage poétique tel que fort savamment défini par Michael Riffaterre. Pour ce dernier, l’hypogramme (les paroles de la chanson de Queen) est ce préalable qui fait que le mot poétique (le calembour « Poe boy, Poe Family ») est non seulement « compris » au sein d’un contexte mais aussi « reconnu » :
… le mot constamment poétique n’est pas seulement décodé et compris à la lumière de ses relations grammaticales et sémantiques avec les autres mots du texte : contrairement à ces autres mots, il n’est pas seulement compris. Le mot poétique est également reconnu, c’est-à-dire perçu comme représentant et condensant une phrase dont il est le nucleus, une phrase déjà vue ailleurs et dont nous sentons que nous la trouverons ailleurs, en un lieu antérieur au texte : l’hypogramme. L’interprétation de la signifiance dépend entièrement de l’identification correcte de la phrase hypogrammatique dont le mot poétisé est un substitut. (Sémiotique de la poésie (1983), p. 65).
La compréhension du calembour « Poe boy, Poe family » est bien liée à ses « relations grammaticales et sémantiques avec les autres mots du texte », l’hypogramme est nécessaire à une reconnaissance, autant que l’image du corbeau qui fait signe au poème éponyme de Poe, mais les multiples effets de ce pun n’en sont pas moins rendus possibles par leurs seuls rapports à l’image. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à classer ce mème dans la catégorie du visual pun. Cet objet offert à l’œil est éminemment régi par une poétique selon laquelle le dessin est appelé à prolonger le texte, et inversement, selon une mécanique du sens qui n’est pas sans inspirer Arthur Ganson : « It’s like doing visual puns all the time… »
[passage abandonné d’un livre à venir]
[1] Je reprens ici les termes de Paul Hammond et Patrick Hughes : « A visual pun is made when someone notices that two different things have a similar appearance, and constructs a picture making this similarity evident. » (Upon the Pun (1979), p. 10)).
[2] Voir : « L’Image immémoriale » (Image et mémoire, pp. 97-110).
Jean-Pascal Dubost fait paraître La Pandémiade, une série de stances médiévesques, lesquelles portent sur le quotidien, un quotidien il est vrai particulier, assavoir, celui qui s’est étendu en flaque horrifique du 17 mars 2020 à, grosso modo, octobre 2021 (pas sûr qu’on en soit absolument sorti). Dans un entretien [voir ici] qu’il donne à La Factorie (Maison normande de la poésie, « association lucrative sans but »), Dubost déclare qu’une des fonctions de la poésie consiste à dire « merde » au pouvoir. Et il est de mise que, puissamment salubre, cette contestation se manifeste par un verbe joyeux, jouissif et joueur. [lire l’article en entier sur Poesibao]
Produisant un article consacré aux Idées arrachées de Pierre Vinclair, tâchant d’énoncer ce que je perçois dans ce livre, je commente Vinclair commentant, par exemple, Laurent Albarracin commentant Jean-Paul-Michel ou Alice Massénat. Bon. Surglose éperdue, sinon entreglose oiseuse. Très bien. Mais ce n’est au fond pas de cela dont il est question, puisque le travail critique se veut davantage, même au énième niveau de glose ou de commentaire, un « art du discours indirect libre », comme le remarque précisément Vinclair, où l’énonciation sillonne par différents territoires, bondit selon son bon gré d’un plateau à un autre, passe donc d’Albarracin sonnettiste aux Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel, pour mieux dériver avec la baleine de Jean-Paul de Dadelsen. Ces quelques références et noms propres éparpillés là, comme autant de jalons ou de premiers points d’entrée — ce furent les miens — dans ce volume assez dense où l’on trouve résolument de tout.
Le travail critique ne saurait être solitaire. C’est un geste habité, un travail-avec. De même que Vinclair nous parle de la poésie avec Ivar Ch’Vavar (c’est le sous-titre du Chamane et les phénomènes (Lurlure, 2017)). Le collectif habite le discours indirect libre. Mieux : le collectif tend à remplacer l’impersonnel sinon le neutre dont on a voulu conditionner la pratique littéraire aussi bien que la critique. À la mort de l’auteur ou à la disparition élocutoire du poète (créature isolée, que sa propre rhétorique isole dans l’idéale solitude d’un verbe confisqué à la tribu, ptyx et lampadophore, brillants bibelots du néant), on préfèrera la réincarnation sauvage et collective de la poésie. Lautréamont plutôt que Mallarmé.
Il y a cette phrase curieuse à la fin de Giacomo Joyce, texte posthume (1968) et singulier : « Envoy: Love me, love my umbrella. » Composé lors du séjour de Joyce à Trieste, vraisemblablement achevé lors de l’été 1914, le poème en prose Giacomo Joyce comprend une allusion directe à Ulysse, roman où l’on trouvera de nombreux parapluies. Ainsi, glanée dans Ulysse, la formule suivante est mémorable : « A brother is as easily forgotten as an umbrella. » ; « Un frère, cela s’oublie aussi facilement qu’un parapluie. » — et on va voir sous peu que Nietzsche lui-même note l’oubli si commun d’un parapluie. Le frère de Joyce, Stanislaus, sera visé plus explicitement dans Finnegans Wake : « Enchainted, dear sweet Stainusless » (237.11), où les ombrelles, parasols et autres parapluies sont également très présents : « Ombrellone and his parasollieras… » (361.19). Quoi de plus ingrat qu’être le frère de Joyce ? On doit cependant au fidèle Stanislaus d’avoir conservé le manuscrit de Giacomo Joyce après le départ de Joyce de Trieste.
Envoi : Aime-moi, aime mon parapluie. Les mots sont ici limpides, encore qu’on ne comprenne pas de quoi il retourne. Aucune note, comme en fournissent d’ordinaire les madrés glossateurs joyciens, ne nous met sur la voie d’une hypothétique piste. Il faut prendre cet envoi pour ce qu’il est, l’accepter comme un mystère sur lequel se clôt et s’ouvre aussi bien la rêverie érotico-ésotérique de Joyce. J’aime assez que ce poème en prose ouvre et ferme, à la manière d’un parapluie justement, mais cela n’explique rien — bien au contraire et justement.
Faut-il élucider ce parapluie ? Ne convient-il pas de se contenter de cette énonciation seule, en ne cherchant pas sa signification (symbolique ou autre) ? L’interprétose nous guette avec Joyce.
« Ich habe meinen Regenschirm vergessen. » ; « J’ai oublié mon parapluie. » Ces mots sont de Nietzsche. Ils appartiennent aux fragments inédits du Gai Savoir, tels qu’édités par Giorgio Colli et Mazzino Montinari. La formule est isolée, et placée entre guillemets. On ne saurait trop dire à ce qu’elle renvoie. Tout se passe comme si Nietzsche s’était contenté d’enregistrer une épiphanie, à la manière de Stephen Dedalus, qui est ironiquement comparé à un surhomme au début d’Ulysse.
On doit à Jacques Derrida, par ailleurs grand lecteur de Joyce, d’avoir exhumé ces quelques mots de Nietzsche, et d’en avoir souligné le potentiel de déstabilisation du texte, à l’occasion de ses Éperons, où il est essentiellement question, comme dans Giacomo Joyce, de la femme.
Le passage intitulé « J’ai oublié mon parapluie » constitue le dernier chapitre d’Éperons. Il clôt le livre tout en l’ouvrant, de même que, chez Joyce, l’envoi « Love me, love my umbrella ». Les deux formules posent au fond le même type de problème. Ce que dit Derrida du parapluie de Nietzsche s’applique aussi bien à la fin du poème de Joyce : « Nous ne serons jamais assurés de savoir ce que Nietzsche [Joyce] a voulu faire ou dire en notant ces mots. […] Si Nietzsche [Joyce] avait voulu dire quelque chose, ne serait-ce pas cette limite de la volonté de dire, comme effet d’une volonté de puissance nécessairement différentielle, donc toujours divisée, pliée, multipliée ? // On ne pourra jamais en suspendre l’hypothèse, si loin qu’on pousse l’interprétation consciencieuse, la totalité du texte de Nietzsche [Joyce] est peut-être, énormément, du type ‘‘j’ai oublié mon parapluie’’ ».
Les parapluies de Joyce et de Nietzsche ont le charme de l’indécidable et de l’inédit. Ils sont en dehors, tant il est vrai que l’on déploie généralement son parapluie à l’extérieur. Encore qu’il arrive que le pauvre poète en décide autrement dans son gourbi.
(Der arme Poet, Carl Spitzweg, 1839)
Le sens des parapluies de Joyce et de Nietzsche flotte peut-être, comme chez Spitzweg, au-dessus de nos têtes. Il se déploie en tout cas bien en dehors de notre compréhension. « Nietzsche, écrit Derrida, a encore pu disposer d’un code plus ou moins secret qui, pour lui ou quelque complice inconnu, pouvait donner sens à cet énoncé. » De même pour Joyce, dont la « complice » est sans doute Amalia Popper. Mais les modalités de cette complicité sont indécidables. De l’ordre du parapluie, mettons. Et Nora, grande complice elle aussi, y compris en jalousie, n’est pas absente de Giacomo Joyce. Elle siffle en quelque sorte la fin de la récréation, vers la fin du poème. C’est bien elle qui dit : « Jim, love! » Qui donc sur terre appelait M. Joyce par le petit nom de Jim ? Il en faut, de la complicité, pour s’adresser ainsi à Joyce. Et pourtant, je ne suis pas bien sûr que c’est à Nora qu’est adressé l’envoi de Giacomo Joyce.
Drôle de chose, au reste, qu’un envoi. Littré nous explique qu’il s’agit notamment d’un terme de liturgie, ce qui va bien avec l’érotisme curieux de Giacomo Joyce. Ou encore, plus tard, avec celui de l’épisode « Nausicaa » dans Ulysse, avec ses effets d’encens, de masturbation, de mariolâtrie, etc.
Bloom et « Giacomo » Joyce effectuent chacun leur excursus. C’est au-dehors que se passe l’odyssée, qu’a lieu l’expérience véritable. Dante nous le rappelle bien, lorsqu’il évoque Ulysse et ses compagnons au vingt-sixième chant de l’Enfer : « non vogliate negar l’esperïenza ». Ulysse et ses compagnons, selon Dante, ont franchi les piliers d’Hercule pour se rendre dans le monde inhabité. Cela nous est redit, en allemand cette-fois-ci, par Fritz Lang, dans Le Mépris de Godard, à l’occasion d’une sorte de master class cinématographique. Retenons surtout que Fritz Lang nous parle aussi dans ce film, en plus de l’excursus d’Ulysse, de la littéralité de l’Odyssée, et Lang d’ouvrir à son tour le parapluie, ou plutôt de replier l’aventure d’Ulysse sur elle-même :
— Le monde d’Homère est un monde réel, et le poète appartenait à une civilisation qui s’est développée en accord et non en opposition avec la nature. Et la beauté de L’Odyssée réside justement dans cette croyance en la réalité comme elle est.
— Donc une réalité telle qu’elle se présente objectivement?
— Exactement. Et dans une forme qui ne se décompose pas et qui est ce qu’elle est, à prendre ou à laisser.
Le sens des parapluies de Joyce et de Nietzsche nous est refusé. Ou plus justement, il est, comme le monde d’Homère selon Lang, « à prendre ou à laisser ». Ces parapluies sont présentés tels quels, selon leur « whatness » ou leur ininterprétable quiddité, à la manière d’épiphanies. Ces dernières, comme le souligne Catherine Millot, n’étant que des catastrophes du sens, « trous noirs de l’univers joycien, elles en marquent le cœur de radical non-sens » (La vocation d’ écrivain, 1991).
« Ich habe meinen Regenschirm vergessen. » Chez Nietzsche, ce bout de texte qui fait partie de son Nachlass, n’est au fond qu’un débris d’épave. Faut-il s’y intéresser ? N’est-il pas de l’ordre de la note de teinturier, de l’écriture prosaïque et triviale qui ne participe à vrai dire pas de l’œuvre ? Où s’arrête l’œuvre au juste ? C’est une des questions qui sous-tendent Éperons. Derrida continue de méditer sur cette note de Nietzsche : « De ce parapluie, on croit toujours pouvoir se décharger, pour autant qu’il n’a pas plu. » Un bisémantisme opère sur « plu », à la fois participe passé du verbe « plaire » et du verbe « pleuvoir », mais on peut aussi entendre ici une décharge, au sens électrique. C’est à peine appuyer sur le mot, puisque Derrida nous dit qu’à trop vouloir arrêter l’œuvre, on s’expose « aux éclairs ou à la foudre d’un immense éclat de rire. Sans paratonnerre et sans toit. » Ce rire — c’est précisément celui de Joyce — Derrida saura s’en amuser dans Ulysse Gramophone (1985).
Jacques Dupin, par Francis Bacon (1971) [Amiens, musée de Picardie]
Jacques Dupin, ce compagnon essentiel dans le poème, dont on a réédité dernièrement les écrits sur Giacometti, je le trouve tout entier dans ce titre pris, je crois, à Pierre Reverdy, Gravir. « La vie est une chose grave. Il faut gravir. » — ceci se trouve dans Le Gant de crin, recueil d’aphorismes que Reverdy fait paraître en 1927. Il faut lire le beau texte que Dupin consacre au reclus de Solesmes dans un catalogue de la Fondation Maeght (Pierre Reverdy à la rencontre de ses amis, 1970). Stricte admiration où il est question de l’essentiel : « Le vent, ou le vide, ou rien. » On sait que Dupin a rencontré Reverdy plusieurs fois. Il en parle, dans « Lichen pour Reverdy », texte plus court encore — deux paragraphes à peine — paru dans un cahier du CIPM (juin 2004). Il fait état de leurs rencontres : « Déambulations du soir où jamais la poésie n’est venue s’interposer comme une ombre importune à dissoudre, ou à écarter. Nous parlions de nous, de la vie, de choses et d’autres, de tout et de rien. Paroles anodines, et abruptes, adossées à la muraille, au silence, à la vérité de la solitude de Reverdy. » Paroles abruptes. C’est par l’abrupt justement que Jean-Pierre Richard a pratiqué Dupin dans une étude célèbre.
De fait, on n’aborde Dupin que par l’abrupt. De face. Et ce verbe, gravir, sied bien au poète de Ballast (1976). Gravir, allons-y. On y entend grogner les gravats et le gravier, grésiller ce grésil qui donnera son titre à un recueil de Dupin en 1996. Per aspera ad astra, ainsi le veut la formule — voie difficile vers les étoiles. Ce sont aussi bien les roches qui s’éboulent sous les pas du Dante qui finit toujours par revoir les étoiles. À ceci que, chez Dupin, l’astre « rampe vers sa chaîne », comme il est écrit dans L’Embrasure (1969). L’embrasure étant une ouverture dans la muraille, qui permet de faire feu, d’embraser.
Gravir, embraser. C’est un programme exigeant, servi par une poésie minérale, dure. Ainsi, dans cette prose courte justement intitulée « Parmi les pierres éclatées » : « Tu es la seule réplique au frisson de la terre quand la racine du soleil creuse sa route dans le roc. Une dernière étoile embarrassée dans le feuillage te regarde souffrir. J’ai voulu te confier mon bien le plus secret, le plus frivole, et ce n’était qu’une hirondelle volant bas pour que les labours soient profonds. » Il faudrait s’arrêter longtemps sur ce passage, sur ce qu’il a de rocailleux, de puissamment terrestre, presque de chtonien. Mais tant d’autres éclats blessent et attirent la vision chez Dupin, le lecteur étant cette hirondelle au bord de l’orage, qui vole à ras — horizontal du gravir — et a pour charge de labourer une terre sèche et dure.
« Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. » Gravir, oui, mais c’est approfondir ou creuser aussi bien, par une force gravative laquelle pèse sur l’élan douloureux du poème, en exigeant cet élan. « Te gravir et, t’ayant gravie — quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule et dévale, — te gravir encore. » Un massif impossible se dresse devant nous, et c’est aussi bien l’évidence de l’abîme du haut que la salubre vérité de l’abrupt : « Depuis que ma peur est adulte, la montagne a besoin de moi. De mes abîmes, de mes liens, de mon pas. »
Oui, nous vivons une grande époque de poésie. Ivar Ch’Vavar le dit et le redit à qui veut l’entendre. Acceptons cette affirmation. Recevons-la comme une bénédiction, comme une chance. Elle autorise et donne les moyens de penser le poème : Ivar se tient dans les parages critiques de sa propre parole. Son travail théorique, son discours quant à sa pratique, ses échanges avec les autres poètes et camarades contribuent à façonner l’embrasure de sa parole. Il parvient, ce faisant, à se maintenir dans le péril de sa propre vision, un péril qui a des airs de fausse naïveté souvent, mais qui prend acte de tous les bouleversements. Entendons-nous : si naïveté il y a, elle revêt la fonction d’un masque. Pas une quelconque persona poétique (et il est un nombre plus-que-pessoesque d’hétéronymes chez Ivar), mais un masque de protection autant que de vision. Un masque de soudeur, qui permet de regarder l’étincelle en face lorsque l’on travaille le fer. Souder, c’est dichten.
Ce qui ne laisse pas de surprendre, c’est cette langue en quête de quoi Ivar est parti. Trouver une langue, disait Rimbaud. À ceci près que, pour Ivar, cet idéal idiome était déjà là. Le berckois, tel qu’on le parlait alors, tel qu’Ivar le parle encore à ses chats, est une indéracinable langue-souche. Mais ce préalable affectif vaut aussi pour horizon du poème. Un horizon jeté loin, jeté profond.
Soit, donc, Ch’miloé din ch’tiloé d’Ivar Ch’Vavar, recueil d’écrits picards paru à Douai en 2022, pour le compte des Éditions Engelaere. La « quasi-totalité de ce qu’il a écrit en picard depuis 1995 — plus d’un quart de siècle ». Ch’miloé din ch’tiloé. Le titre, ici, est à la fois énigme et protocole de lecture. Ch’miloé din ch’tiloé, qui se traduit par Le tiroir au miroir. L’ouvrage est, en effet, un livre de traductions, et non seulement vers le français, mais en de nombreuses langues, jusqu’aux plus surprenantes (flamand, géorgien, islandais, zarma (parler du Niger), berbère kabyle, tchouktche (parler de la Sibérie)). Ivar met les poètes et camarades à contribution : Louis-François Delisse pour le zarma, Iouriï Rytkheou pour le tchouktche. Une note précise que Nimrod, qui vit non loin d’Amiens, a traduit « Rue dech Treu-à-leu » [rue du Trou-au-loup] en kim (parler du Tchad), et qu’il s’agit-là du premier texte « qu’il a écrit dans la langue de son ethnie ». Traduire, c’est remonter aux origines et, partant, on constate, à peine surpris — car cela participe d’une implacable cohérence, laquelle gronde au fond des mots —, qu’ Amiens et les rives du lac Tchad appartiennent à une seule et même géographie, celle de la Grande Picardie Mentale.
Il est attesté qu’Amiens est le trou du cul du monde. Au même titre que la Charleville de Rimbaud ou la chazalienne Curepipe. Peut-être même que cette forme d’insularité, car il s’agit bien de cela à Amiens ou plus généralement en Picardie, conditionne le geste d’Ivar, sa politique en tout cas : « Le problème du picard est un problème poétique : écrire le picard, c’est en faire une langue pour l’écriture, c’est mettre cette langue au travail pour l’écriture. […] Le problème du picard est également un problème politique. Vouloir que ce pays, la Picardie, existe. Non pas seulement comme une réalité administrative (d’ailleurs menacée), mais comme une terre qui cherche à se fonder vraiment, et qui se crée, jour après jour, avec une conscience collective ; qui entre dans une authentique histoire de pays et de peuple, une histoire qui lui soit propre. Et déjà la Picardie avait ça à mettre en avant, et à pousser en avant, qui n’appartient qu’à elle : sa langue. » Le propos est ferme et limpide : on y voit sourdre la logique qui, si souvent, tourbillonne sous le poème d’Ivar. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas un problème régionaliste. La question est, sinon universelle, tout du moins collective. Ivar continue : « la poésie doit être populaire. Ce qui signifie que TOUT LE MONDE peut (devrait, doit) accompagner le grand travail de la poésie, qui est un travail pour tous, pour le bien commun, pour un destin commun. » C’est le souhait de Lautréamont qu’Ivar a tâché d’accomplir, sans cesse, depuis l’aventure du Jardin Ouvrier, et de ce désir de collectif qui passe aussi bien par une intense activité hétéronymique, témoignent grandement les importants livres d’atelier que sont Travail du poème (Vanneaux, 2011) et Échafaudages dans les bois (Corridor bleu/Lurlure 2022). Car il y a toujours, chez Ivar, la tentation du provisoire, du mobile, de la ruine. « Certes [la langue picarde] est en ruines, mais on pourrait dire en chantier aussi bien. Après tout, est-ce que ça n’est pas une de nos spécialités, de relever nos ruines ? »
Quelques mots encore sur Ch’miloé din ch’tiloé. Il est remarquable que « Ch’miloé din ch’tiloé » se traduise par « Le tiroir au miroir ». Dans chaque cas, une lettre, un phonème à peine change : « miloé/tiloé », « tiroir/miroir ». Le jeu sur la paire minimale est miraculeusement maintenu, selon un équilibre homéostatique d’une langue à l’autre, en inversant néanmoins l’ordre des termes (miloé = miroir; tiloé = tiroir), comme en miroir. Traduction transparente, d’un miroir l’autre. Mais il y a mieux : c’est un livre-miroir qui n’a de cesse de dire ce qu’il fait, de faire ce qu’il dit. Idéalement, Ivar traduit des passages de Lewis Carroll en picard : « Ed l’œte cotè dech miloè » (de l’autre côté du miroir) dans ce livre-miroir.
Le livre-tiroir a pour fonction d’ouvrir la langue tout en balisant l’espace de la Grande Picardie Mentale. Ainsi, la couverture du livre nous montre Konrad Schmitt avec son araignée au plafond. Et il convient de lire « La première fois que Konrad Schmitt a chanté Chl’airigne (l’araignée) », texte drôle et fascinant qui figure dans un des tiroirs de Ch’miloé din ch’tiloé. On pourra le découvrir dans sa version en picard composite ou dans une traduction en français.
(Konrad Schmitt au miroir. Portrait d’Ivar Ch’Vavar par Sandrine Engelaere)
Mais qui est Konrad Schmitt ? Konrad Schmitt apparaît notamment dans Hölderlin au mirador (1995, réédition Corridor bleu 2020), dans la section « Uncle Schmitt » de l’épopée inachevée sobrement intitulée Titre (Vanneaux, 2011) ou encore dans La Vache d’entropie (Lurlure, 2018) — tous ouvrages décisifs dans le canon ch’vavarien et, qu’on se le dise, dans la poésie de maintenant et de toujours. « Beaucoup de lecteurs de ses écrits n’ont jamais voulu croire que Schmitt n’était pas Ivar, ce qui a toujours beaucoup étonné ce dernier. » (Plein Chant n° 78-79, dossier consacré à Ivar, Hiver 2004-2005) Je m’étais résolu, moi aussi, à faire de lui un personnage de fiction à l’ontologie aussi contestable que celle d’Évelyne Nourtier ou que celle de l’abbé Michel Desquendras, mort dans les bras de la sus-surnommée « Salope ». Konrad Schmitt a sa fiche Wikipédia ? En picard même ? [voir ici] Ça ne fait pas de lui un être réel, pas forcément.
L’affirmation suivante de Laurent Grisel, toujours dans ce numéro de Plein Chant, a sans conteste fait trembler l’identité de Konrad Schmitt : « Konrad Schmitt est marqué d’un signe rimbaldien : il cesse d’écrire. Pourquoi ? On ne sait. Après que Konrad Schmitt s’est tu, Ivar Ch’Vavar continue on œuvre, écrivant sous son nom. » Charles-Mézence Briseul nous assure quant à lui de l’existence de Konrad Schmitt. Encore qu’il maintienne, trouvé-je, une certaine ambiguïté, lorsqu’il affirme avoir « les preuves nécessaires pour les dubitatifs » dans une note de bas de page du livre qu’il lui consacre (Vanneaux, 2017).
Dubitatif, je le fus donc, et pas qu’un peu, jusqu’à entendre parler Ivar viva voce de cet oncle plus jeune que lui de quatre ans (la mère de Konrad est la grand-mère d’Ivar), avec lequel il avait taillé des arbres au fond de son jardin, à Amiens, quelques jours avant ma visite. Konrad Schmitt n’est donc pas à proprement parler un hétéronyme (ou pas toujours), mais seulement un pseudonyme qui émerge lorsque l’oncle mirifique se mêle de création, et le génie de cet oncle anime Ivar.
Il n’empêche, « Schmitt », cela résonne avec « ch’mitt » en picard, le mythe. La poésie d’Ivar, qui n’est somme toute pas des plus simples, travaille assidûment au mythe. La création de la Grande Picardie Mentale, tous les livres d’Ivar, à commencer par Ch’miloé din ch’tiloé, sont là pour la renseigner ou la documenter. C’est chez Ivar ce qu’il y a de plus beau : son œuvre témoigne d’une incroyable mythopoïèse au miroir de laquelle il est donné au réel non de se confirmer ou de se redupliquer, mais bel et bien de s’approfondir ou de se ramifier. Ivar est de ceux qui, à la suite de Pierre Sogol, ont su mettre le cap sur le Mont analogue.
Premier volet de la trilogie romanesque de Samuel Beckett, Molloy (1951) est un diptyque dont la première partie est cédée sinon abandonnée — plutôt que consacrée — à un narrateur-personnage éponyme à l’autodiégèse subie et, de dépit, finalement assumée (« Dire que je fais mon possible pour ne pas parler de moi. Dans un instant je parlerai des vaches, du ciel, vous allez voir. »). On se souvient surtout de ce Molloy, de son incroyable récit : la chambre de la mère « morte à enterrer », les coups assénés sur la tête démente d’icelle, l’errance, la jambe raide qui fait que la ligne droite se confonde avec le cercle, la bicyclette « acatène », son nom qu’un policier demande à Molloy, Lousse, son chien que Molloy écrase par accident, le perroquet qui dit « fuck », les pierres à sucer, les pets dénombrés (« Allons, allons je ne suis qu’un tout petit péteur, j’ai eu tort d’en parler »), le hiatus enfin, dans lequel on nous embarque, abîme entre choses sans nom et noms sans choses (gouffre plus parlant encore en anglais, tel que Beckett s’est lui-même traduit : « there could be no things but nameless things, no names but thingless names »), mais on ne garde pas autant de souvenirs ou d’images de Moran à qui échoit, pareillement qu’à Molloy dans la première, le récit dans la seconde partie du roman.
Molloy cède la parole à Moran, encore que Molloy occupe l’esprit de Moran, et que Molloy fasse ainsi, partiellement au moins, l’objet du récit de Moran, récit pourtant plein de Moran, de ses pensées quant à lui-même, quant à son fils, quant au monde — ruminations peut-être aussi drôles et profondes que celles de Molloy qui semble ne rien savoir de ce Moran que tout le monde tend à oublier.
La structure en diptyque est aussi celle d’En Attendant Godot (1952) où, comme le disait Vivian Mercier, rien ne se passe, mais deux fois. Avec Molloy, on assiste davantage à un changement de perspective. De Molloy en Moran — ou de Patna en Patusan dans Lord Jim de Joseph Conrad —, c’est, au sein du récit, d’un roman l’autre que l’écriture se joue : avec Beckett et Conrad il faut bien admettre que l’envers et l’endroit de la fiction sont appelés à coïncider sur un idéal point d’incertitude, équilibre instable qui fait la suprême unité d’un récit opalescent chez Conrad, chancelant chez Beckett.
Il s’agit avec Molloy toujours de la même voix, celle de la trilogie romanesque. Mais, au seuil de la seconde partie du roman, quelque chose reprend, avec une différence. La même voix, et non uniment la même : l’identité fluctue, le moi ahane dans une condition quasi-spectrale.
Molloy est sans doute l’objet véritable du roman auquel il donne son nom, tout comme le mystérieux Jim chez Conrad. Or, on a dit et répété que Moran n’est autre que l’anagramme de roman. Tâchant de rendre justice à Moran l’Occulté, j’aimerais à mon tour procéder à une sorte d’anagramme qui encouragerait à la lecture du roman caché de Molloy.
La seconde partie commence ainsi : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis calme. Tout dort. Je me lève cependant et vais à mon bureau. Je n’ai pas sommeil. Ma lampe m’éclaire d’une lumière ferme et douce. Je l’ai réglée. Elle me durera jusqu’au jour. J’entends le grand-duc. Quel terrible cri de guerre ! Autrefois je l’écoutais impassible. Mon fils dort. Qu’il dorme. La nuit viendra où lui aussi, ne pouvant dormir, se mettra à sa table de travail. Je serai oublié. »
Je serai oublié. De fait, oui, ayant lu Molloy, on oublie Moran, en faveur de Molloy, qui n’est pas à strictement parler le fils de Moran (c’est peut-être même tout l’inverse), mais qui doit, tout comme Moran, lui aussi écrire, tout comme le fera Malone un peu plus tard, dans Malone meurt. Lisons donc, avant la section où parle Molloy, d’abord la partie échue à Moran, comme si on n’avait jamais lu celle qui incombe à Molloy, comme si on n’avait jamais lu Molloy. Imaginons ce roman inédit de Samuel Beckett intitulé Moran.
Voici, donc, le premier paragraphe de ce roman fictif : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis calme. Tout dort. Je me lève cependant et vais à mon bureau. Je n’ai pas sommeil. Ma lampe m’éclaire d’une lumière ferme et douce. Je l’ai réglée. Elle me durera jusqu’au jour. J’entends le grand-duc. Quel terrible cri de guerre ! Autrefois je l’écoutais impassible. Mon fils dort. Qu’il dorme. La nuit viendra où lui aussi, ne pouvant dormir, se mettra à sa table de travail. Je serai oublié. » Moran est plein de son fils. Différence et répétition, encore, à même l’hérédité : père et fils portent le même prénom, Jacques, mais « ça ne peut pas prêter à confusion. »
Très vite, dès le troisième paragraphe, il est question d’un certain Molloy, personnage sur qui Moran doit élaborer un « rapport » dont la rédaction est faite de ces atermoiements, cafouillages, foirades et empêchements de toutes sortes qui constituent le corps véritable du récit beckettien. « Oh je pourrais vous raconter des histoires, si j’étais tranquille. Quelle tourbe dans ma tête, quelle galerie de crevés. Murphy, Watt, Yerk, Mercier et tant d’autres. Je n’aurais jamais cru que — si, je le crois volontiers. Des histoires, des histoires. Je n’ai pas su les raconter. Je n’aurai pas su raconter celle-ci. » Moran passe en revue les personnages des romans précédents (y compris des œuvres de Beckett non alors parues, comme Mercier et Camier), tout comme ce sera le cas dans L’Innommable : « Ces Murphy, Molloy et autres Malone, je n’en suis pas dupe. » Quelques pages avant, il est aussi bien question du « pseudo-couple Mercier-Camier ». Mais Moran fait figure d’oublié jusque dans L’Innommable même.
Moran, pourtant, n’est pas seulement digne de la sympathie que l’on accorde d’ordinaire aux outsiders, aux seconds couteaux du roman. Il est un héros beckettien à part entière, si tant est que, chez Beckett, un terme comme « héros », une locution comme « à part entière » puissent avoir un sens.
« Les chemins changent d’aspect, refaits en sens inverse, » constate Moran à la fin de son récit. Mais son nostos, sa drolatique parodie de retour final, touche au début : « Je n’allai pas loin. Mais ce fut un petit commencement. » Par où, si peu lointainement, si petitement que ce soit, commence Moran au juste? D’emblée, on trébuche sur le seuil d’une histoire dont on ne saisira pas grand-chose. « Ainsi s’inscrivait, au seuil de l’affaire Molloy, le funeste principe du plaisir. »
Ce « funeste principe du plaisir » touche incontestablement à « Obidil », nom qui s’ajoute à l’illustre « galerie de crevés » de Moran, le nom d’un absent qui peut-être n’existe pas — mais qu’est-ce qu’exister ? a fortiori dans ce « pays de Molloy » où s’égare Moran et tout lecteur même de Moran, roman qui, faut-il le rappeler, n’existe pas vraiment ? —, nom qu’il convient de lire à l’envers : « Dire que j’y serais peut-être, sans ce malheur qui m’arrive ! Et cet Obidil, dont j’ai failli parler, que j’aurais tellement voulu voir de près, eh bien je ne le vis jamais, ni de près ni de loin, et il n’existerait pas que je n’en serais que modérément saisi. »
La partie de Moran termine comme elle a commencé, ou plutôt, elle revient sur le commencement de Moran pour le mieux nier : « Alors je rentrai dans la maison, et j’écrivis, Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas. » On enchaîne ensuite sur le récit de Molloy, et l’on oublie Moran et son fils, pour mieux découvrir le fameux Molloy et sa mère. Cette seconde partie agit idéalement en miroir du récit de Moran. Mais tout se passe comme si Moran se tenait derrière la glace sans tain du récit de Molloy, où l’on aperçoit il est vrai surtout Molloy : Moran envisage Molloy sans que celui-ci soit en mesure de le voir. Ceci dit, il n’est que juste que les derniers mots du roman Moran soient pour l’inoubliable Molloy : « Molloy pouvait rester, là où il était. » Car Moran, au fond, aurait très bien pu s’intituler Molloy.
Le concert que donne pour MTV un groupe pas encore si connu que cela, Radiohead, le 4 juillet 1993, dans le cadre d’une émission intitulée The Beach House, ne constitue peut-être pas le meilleur moment de Radiohead, mais assurément une prestation de Thom Yorke parmi ses plus hantées. C’est un exorcisme aussi bien.
Il était prévu que le groupe joue « Creep », hymne assumé à l’autodépréciation (self-loathing anthem, selon les termes mêmes de la promo), morceau que la presse a qualifié de plombant à sa sortie. Le succès n’est pas encore pleinement établi, mais, issu de Pablo Honey, le single de « Creep » a été remarqué déjà. Radiohead ne se contentera pas d’offrir uniquement ce morceau, qui ne tardera pas à leur sortir complètement par les narines. On aura droit à un second titre, interprété de manière quelque peu surprenante.
Adam Freeman, 22 ans, a décroché un job en tant qu’assistant de production pour MTV. Il est ravi que Radiohead se produise dans The Beach House. Il se tient au bord de la piscine et profite de l’instant, un peu gêné peut-être de cet entretien pas terrible où Kennedy, la présentatrice de l’émission, assène ses platitudes à Ed O’Brien (guitare) et Colin Greenwood (basse). Ed et Colin répondent poliment, avec leur accent British un peu coupant. La brave Kennedy tend à les enfermer dans « Creep », à réduire le groupe d’Oxford à cette ― pourtant géniale ― jérémiade construite sur quatre accords seulement. Au contraire, précise Ed, le public en concert nous commande d’autres morceaux, et c’est très enthousiasmant. Il y a aussi, rappelle Colin, « Anyone Can Play Guitar ». Mais on y arrive dans un instant. Tout d’abord, « Creep ».
Déprimant ou pas, on fera jouer « Creep » trois, quatre fois à Radiohead ce jour-là. Histoire d’avoir assez de prises et de pouvoir faire quelque chose de présentable au montage (le résultat ne sera pas très probant, hélas). On est sur MTV, c’est une affaire sérieuse, bien que le concept de Beach House n’en soit qu’à ses débuts encore et que l’on fonctionne à l’économie. Pour tout dire, on ne dispose même pas d’une scène pour faire jouer un groupe. Ce n’est pas vraiment l’idée.
Les studios de MTV sont en travaux, alors autant mettre les présentateurs en plein air pour annoncer les vidéoclips. Le cabanon et sa piscine serviront surtout de prétextes à exhiber des filles en maillot de bain. C’est la première année pour une formule qui deviendra beaucoup plus ambitieuse par la suite. Le cabanon se situe dans un bled au nom indien qui ne paie pas de mine, Quogue (Hampton Bays, dans l’État de New-York). Un plateau guère chiadé, mais cette première saison outdoors s’achèvera tout de même sur le lowdriver de Dr Dre que l’on offrira à un chanceux téléspectateur.
C’est donc une sorte de bungalow, avec une piscine. Pour un peu, on se croirait en Californie, surtout en ce 4 juillet, où il fait très chaud. Les gars de Radiohead se tiennent au bord de l’eau. « And if the world does turn, and if London burns/ I’ll be standing on the beach with my guitar » ― comme Thom va le chanter d’ici quelques paragraphes. Patience, vous dis-je.
Oui, « Creep » détonne, mais détonne en bien, ressort à vrai dire assez superbement lorsqu’on écoute Pablo Honey, cet album où l’on croirait entendre quelque bouillie hémiplégique digne du plus mauvais U2. Plus charitablement, on dira que l’album est un peu daté désormais. C’est le son de l’époque. Qu’on aille se ressourcer aux mânes fatigués de Blur, aura-t-on ce courage ? dans Oasis et c’est pire peut-être ― la postérité n’est pas généreuse avec la britpop.
On peut le dire, Pablo Honey vaut historiquement quelque chose du fait de « Creep », et « Creep » tient pour beaucoup grâce à ces poignardantes décharges de guitare avant chaque couplet, lâchées par le ténébreux Jonny Greenwood qui s’illustrera dans les BO des films de Paul Thomas Anderson ; c’est sans doute à ce beau gosse à l’air hautain que l’on doit la survie pure et simple de Radiohead. Trois fois rien. Un peu de gratte énervée, et l’élégie de basculer tout entière dans le sublime. Il y a aussi, bien sûr, la note que Thom Yorke tient incroyablement, vers 2 minutes 50. Un pleur ou un cri, les deux peut-être. Mais j’ose avancer que, sur la version studio, c’est davantage la guitare de Greenwood que l’on retient. « Creep » en live est toujours un moment extraordinaire, touchant autant que déchirant. Sur le plateau de Conan O’Brien (NBC), en septembre de cette année 1993, le morceau trouvera quelque chose comme son apogée véritable, voix aussi bien que guitare. Pour ce qui est de la voix de Thom Yorke, de son cri, c’est à l’occasion du festival Rock Am Ring (mai 1994) qu’on accèdera au domaine surnaturel.
On a fait venir des ados du coin. Ils sont assez apathiques, bétail mis à paître au soleil de juillet. On ne leur demandait pas de pogoter ou de se lancer dans une carmagnole effrénée, non. Mais tout de même. Le groupe joue, rejoue « Creep » plusieurs fois et c’est à peine s’ils réagissent. Mettons cela sur le coup de la sidération.
Il y a des ballons, une grosse étoile de mer gonflable qui flotte comme un grand lys boursouflé dans la piscine. C’est bien commode de dire cela maintenant, mais on assiste alors à un petit moment d’histoire. Je donnerais, je ne sais pas moi, le roulebas bondissant du Dre, l’eussé-je gagné, pour avoir été là, parmi les veaux placides et les jeunes génisses indolentes de Quogue et environs. (Que ferais-je aujourd’hui, dans la métropole écologentrifiée et farouchement anti-bagnole où je m’acquitte de l’impôt, de l’ingarable bateau à ressorts du Dre ?)
Yorke porte des lunettes noires, qui lui donnent l’air d’un aveugle. Mi-longue, sa tignasse blonde peroxydée est tirée en arrière, maintenue par un chouchou rose bonbon. On est rock ou on ne l’est pas. Un T-shirt à manches longues, rayé noir et blanc, quelque part entre le baigneur 1900 et les oripeaux de Beetlejuice. Ni très beau ni réellement moche, l’albinos troublant adopte la posture un peu maniérée du désossé, se trémousse, se maintient selon un zigzag permanent. Il ne joue pas de la guitare, peut donc tenir son micro à la main, bondir avec plutôt que de s’y suspendre, et cela rajoute beaucoup à l’intensité du concert. Il se crispe tout entier sur le micro, est pris de spasmes lorsque Greenwood poignarde le morceau de savants coups de guitare. Parce que Jonny Greenwood n’est pas le premier gratteux venu. Bref, Thom Yorke adopte assez sciemment la posture du Weirdo dont il est question dans sa chanson. Je suis un mec bizarre, qu’est-ce que je fous là. Je n’appartiens pas à ce monde.
But I’m a creep I’m a weirdo What the hell am I doing here? I don’t belong here
Sentiment très juvénile, flottement existentiel qui fait que je ne me sente pas à ma place. Sans doute moins que nulle part en la pudique Amérique, qui me fait chanter « so very special » au lieu de « so fucking special ». Que dire de ce plateau MTV où l’on me fait rejouer « Creep » trois, quatre fois au bord d’une piscine où une grande étoile de mer flotte comme un grand lys parmi des ballons colorés? Et puis, tous ces veaux et ces génisses sous Tranxène. Sur l’autre bord de la piscine, il y a un toboggan bleu à échelle, de quoi faire plouf. Non, vraiment, What the hell am I doing here?
On a à peine éteint les caméras que le groupe enchaîne sans prévenir sur « Anyone Can Play Guitar », autre morceau du premier album. C’est alors une affaire plus ouvertement punk et pêchue, encore que le morceau ne soit pas aussi renversant que « Creep ».
La chanson est animée du même malaise. Elle comporte une critique explicite de la condition de musicien pop-rock. Jouer de la guitare est à la portée du premier imbécile venu, et j’ai beau laisser pousser mes cheveux et me prendre pour Jim Morrison, me tenir bêtement sur la plage (au bord d’une piscine), rien n’y fera.
Anyone can play guitar and they won’t be a nothing anymore
Grow, my hair Grow, my hair, I am Jim Morrison Grow, my hair
I wanna be, wanna be, wanna be Jim Morrison
Here we are with our running and confusion And I don’t see no confusion anywhere
And if the world does turn and if London burns I’ll be standing on the beach with my guitar
La grande idée, toute simple et toute bête, la voici : « I want to be in a band when I get to heaven. » Je n’aspire pas à grossir le rang des égomanes suicidés du rock, dont le chanteur des Doors incarne la caricature grotesque et dont Kurt Cobain est en train de prendre le chemin.
Thom Yorke, avec sa tignasse blonde tirée en arrière a bien quelque chose de Cobain ce jour-là. Dans un commentaire à cette vidéo que l’on trouve sur Youtube, on peut lire ce constat assez juste : « Thom Cobain performing his latest hit, “Smells Like Jim Morrison”. »
Le frontman de Nirvana ira jusqu’à cracher sur la caméra à l’occasion d’un concert donné à MTV en décembre de la même année. Yorke chante quant à lui face caméra. Ce n’est pas au public qu’il s’adresse, mais au star system. C’est après le spectacle même qu’il en a. Il répudie le devenir-Morrison. Le Weirdo tâche de remonter la pente karmique du désespoir post-adolescent, de mieux digérer les surfaces sclérosantes dont les années 90 sont faites. Il défait sa tignasse, jette ses lunettes noires, et s’agite franchement :
I could become Jim Morrison
Fat, ugly, dead
Here we are with our running and confusion And I don’t see no confusion anywhere
Le couplet s’achève sur un hurlement face caméra, dans le micro de la caméra. Je m’agite, je sème la confusion, mais je ne vois pas de confusion ici ni ailleurs.
De fait, non, rien ne bouge.
L’atonie règne dans le public. Trois, quatre fois que « Creep » a été interprétée : il y a pourtant bien de quoi vous remuer. Voici l’iracundia du mec bizarre, la colère du Weirdo pas à sa place sur ce plateau improvisé. Il hurle à s’en faire péter la tête. Le montage est assez lamentable, l’ingé son est aux fraises, ce qui n’est pas sans accentuer le côté brutal de cette colère. Ce cri pathétique, vain et déchirant me semble annoncer ce que chantera Billy Corgan un peu plus tard « Despite all my rage I am still just a rat in a cage », et il y aurait plus d’un pont à établir entre The Smashing Pumpkins et Radiohead. En dépit de toute ma rage je ne serais jamais qu’un rat en cage ― résultat du spectacle permanent et mortifère, de cette loi d’airain qui intègre par avance toute velléité de contradiction. La caméra recule ou dézoome, laisse Yorke seul et perdu dans le cadre, l’espace cruel d’une seconde ou deux. Petit animal blessé que la caméra délaisse tout à coup ― le Weirdo a perdu la bataille du Cabanon, ou bien n’a-t-il eu que ce qu’il cherchait. Toute-puissance du spectacle, vanité de nos emportements au bord de la piscine de MTV.
Le morceau continue et soudain, ce qui devait arriver arriva. Peroxydé, pourquoi lutter davantage contre l’entropie ? On plonge.
Adam Freeman, l’assistant de production de 22 ans qui était alors sur les lieux se souvient : « Yorke tâchait de remonter en poussant depuis le fond de la piscine, mais il coulait à nouveau. Pendant ce temps-là, les musiciens continuaient de donner tout ce qu’ils avaient. » [voir ici]. Freeman ajoute que les docmarten’s de Yorke pleines d’eau ont quelque peu compliqué la situation. Le chanteur qui tâchait de remonter sur le bord en s’agrippant à un câble de micro, risqua non seulement la noyade, mais également l’électrocution. Exagération, sensiblerie hyperbolique bien d’outre-Atlantique… Ce cri et ce plongeon, quelquefois considérés comme le pire de Radiohead, témoignent en tout cas de la part de Yorke d’une prise de position assez radicale quant à son art. De fait, on n’enfermera pas Radiohead dans « Creep ». Le groupe continuera d’évoluer, jamais ne se retournant ou se figeant sur une forme musicale donnée. Il ne s’agit pas de simplement jouer de la guitare comme le premier imbécile venu au bord de la piscine. The Bends (1995) et, surtout, OK Computer (1997) seront là pour le confirmer.
Connaît-on, en France, la poésie britannique moderne ? Quelque chose, bien sûr, se cristallise autour de Gerard Manley Hopkins, presque exact contemporain de Mallarmé, poète exigeant qui ouvre la célèbre anthologie The Faber Book of Modern Verse dans l’édition de 1965. D’autres grands noms occupent l’espace britannique : T.S. Eliot, Ezra Pound (encore que ces deux-là soient Américains de naissance…), mais aussi Philip Larkin, l’incroyable barde gallois Dylan Thomas, Sylvia Plath (Américaine elle aussi, mais Anglaise d’adoption), ou encore le poète Lauréat Ted Hughes. Peut-être pousse-t-on même la curiosité jusqu’à Basil Bunting. Ces poètes sont enseignés et lus en France. On les a traduits dans notre langue. Et au-delà du second vingtième siècle ? [lire en entier sur Sitaudis]
Les 111 haikus — trois fois le chiffre 1 — de Plein vent parus chez Pierre Mainard en 2017 avaient déjà un caractère joueur et astucieux, comme en témoigne par exemple la main des cinq sens, à laquelle s’ajoutait un doigt d’oracle, un sixième sens tout à côté de l’auriculaire :
L’oraculaire est un sixième doigt
Le glissement sémantique et phonétique est ici très habile, et l’on retiendra d’Albarracin son écoute des mots, son sixième sens poétique, savoir-faire qu’il partage, je l’ai déjà dit à plusieurs occasions, avec le Malcolm de Chazal de Sens-plastique. Plasticité joueuse et ductile du sens et des sens, humour : ce sont là en effet les grands ingrédients du poème d’Albarracin qui mêle allègrement profondeur et légèreté.
Les formes courtes réunies dans Shifumi (6 vers aux mètres variés) obéissent aux règles mêmes du Pierre-feuille-ciseaux, comme on nous l’explique en quatrième de couverture : « Albarracin déroule chaque poème en deux strophes (deux joueurs ?) composés d’un tercet chacune, nous offrant en deux fois trois coups le dessous-dessus poétique des choses ». C’est une règle de 3 qui garantit ici l’unité, de même que les 111 poèmes de Plein vent n’étaient que trois fois un. Presque trois fois rien. Il en faut peu à Albarracin pour faire un monde.
La question de l’Un, ancienne comme le poème du Parménide, travaille chez Albarracin, grand découvreur de la Réisophie. Cette discipline issue de la plus haute sophistique déploie ses préceptes dans le vertige de la tautologie, proposant d’ouvrir la parole aux angles morts de la logique.
Lucia Joyce n’a pas fini de nous hanter ou de nous fasciner, comme en témoigne le Lucia d’Alex Pheby (2018, qu’attend-on pour le traduire ?) ou encore Jerusalem d’Alan Moore. Je suis toujours très sceptique quand il est question de produits dérivés de la vie des auteurs, a fortiori de celle de James Joyce. Or, Eugène Durif s’en tire extraordinairement.
Durif a longtemps vécu en Joyce. Il a adapté Ulysse au théâtre pour Bruno Carlucci en 1975, nous apprend sa fiche Wikipédia. Mais le plus simple consiste à ouvrir son Lucia Joyce, folle fille de son père (Éditions du Canoë) pour comprendre que Durif sait de quoi il parle :
Un jour, je marche dans la rue avec Babbo. Les enfants se moquent de moi, rient de mon strabisme. Je suis toute petite, je n’ose plus regarder devant moi, je baisse les yeux. Ils se moquent aussi de papa et de ses gros verres de lunettes qui lui font de gros yeux. Ils lui crient : « Zieux de bœufs, zieux de bœufs… » Je voudrais les faire taire, ces sales mômes ! J’ai mal, j’ai honte, pour moi, pour lui !
Papa avait toujours des cailloux dans sa poche. Au cas où il rencontrerait un chien, pour le faire fuir. Il détestait les chiens autant qu’il aimait les chats. Sa cicatrice au menton, elle venait de là, ce chien qui l’avait mordu tout petit !
J’aimerais qu’il jette les cailloux sur ces gamins ! Ils ne méritent rien d’autre ! J’ai encore la honte à la gorge !
Durif arrive à donner à la voix de Lucia tout son grain, au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il a un grain. C’est toujours comme ça que j’ai compris « le grain de la voix » selon Barthes, en trichant, en louchant un peu sur les mots. Cela me semble d’autant plus licite que Durif commence avec la « coquetterie » qu’a Lucia dans l’œil, avec ce strabisme qu’elle tient du côté de sa mère, la grande Nora dont Brenda Maddox a dit l’essentiel, après que Joyce en ait fait un des modèles de Molly Bloom, Das Weib par excellence. Joyce, lui, ne déchiffrait le monde qu’à la faveur de culs de bouteilles. C’est à travers ces terribles hublots qu’il observait la folie de sa fille — schizophrénie hébéphrénique, selon le jargon alors en vigueur.
Lucia et Babbo marchent à Trieste (ou bien est-ce à Zurich ? cela peut se vérifier, mais quelle importance ?), main dans la main. Durif place la scène sous nos yeux avec justesse et empathie.
Très vite, dans son monologue, Lucia évoque la fleur que lui avait un jour offerte son père, celle qui donne lieu au poème « A Flower given to my daughter », que Durif place en exergue de son livre… Je n’ai pas le cœur de pointer les détails, de me référer à Richard Ellmann ou encore à la belle biographie de Lucia par Carol Loeb Shloss (Fayard, Flammarion, Seuil, Gallimard quand traduit-on ce livre ?). Il semble que Durif fasse ici l’économie de cette dernière lecture. Il parvient néanmoins à nous emporter avec lui, ou plutôt avec Lucia, par la peau du cou. Pas de lecture mesquine, qui consisterait, loupe à la main, à confirmer ou à infirmer les vies ou plutôt les visions de Durif, non.
Willing suspension of finicky criticism, adoncques. Laissons-nous faire par la voix de Lucia, par ce grain que Durif arrive à saisir chez elle, sur 224 pages belles et hypnotiques, simples et profondes. Pour qui sait un peu lire, ce Lucia Joyce, plus accessible que celui de Pheby, met d’emblée en lumière une tache aveugle chez Joyce en comparant Lucia à Alice Liddell. On est toujours surpris d’apprendre que Joyce, le Joyce de Finnegans Wake, faisait davantage de cas de Dante ou des Mille et une nuits que de Lewis Carroll, bien qu’on trouve des traces d’Alice dans le Wake, comme d’étranges empreintes de souris dans le beurre au petit matin (« He addle liddle phifie » (4.28) ; « and that’s what wonderland’s wanderlad’ll flaunt to the fair » (374.2-3), etc.).
Il se trouve que Durif est un homme, avec une grosse barbe même, qui fait parler une femme. Lui en tenir rigueur serait aussi délibérément stupide que de vouloir faire son Sherlock Holmes à même son texte grandiose, lequel sonne juste sur bien des plans. Le débat sur écriture masculine ou féminine ne tient pas ici. Car Durif est une maman chat. Avec de la barbe, d’accord. Et il s’en explique : « Je me suis glissé dans la peau de cette femme. Dans ma vie, je n’ai cessé de croiser des gens atteints par la maladie de l’âme. On peut appeler cela comme ça, pour ne pas avoir à utiliser la nosographie et ce qu’elle a d’impersonnel. Moi je n’y arrive pas : schizophrénie, hébéphrénie, paranoïa… Je n’ai jamais supporté de localiser l’autre et son étrangeté aussi limitée. »
Durif s’est glissé « dans la peau » de Lucia. Soit. Je dirais plutôt qu’il saisit Lucia par la peau de la nuque, délicatement, avec amour, comme avec son chaton, et ce geste d’avant le sevrage permet de faire frémir le mythe, tous les mythes à la fois (c’est très joycien, quand on y pense). Ici, c’est Antigone menant Œdipe l’aveugle : « j’aimerais que tout me vienne en mots presque paisibles, ma main est restée prise dans celle de mon père, un jour à Trieste, Babbo serre fort ma main, je guiderai tes pas, je t’ai promis un jour que j’écrirai un roman qui s’appelerait La vraie vie de James Joyce ». Ailleurs, c’est le vieux Lear avec Cordélia. Années folles à Paris, bien sûr, alors que s’écrit le grand livre de nuit et que la nuit va bientôt recouvrir le monde.
À la même époque, Artaud voyait (ou imaginait avoir vu) la « Parole d’avant les mots » au spectacle de danseurs balinais. Joyce l’écrivain illisible et Lucia la danseuse folle réunissaient l’art de la trace à celui du geste, inventant aussi bien, et à eux deux un nouveau théâtre des affects. Il y a des livres excessivement savants qui en parlent (on n’est jamais assez savant quand il est question de Joyce), mais Durif emprunte une diagonale sauvage dans l’œuvre-vie de Joyce qu’il tâche de relire par cet outil magique qu’il a su faire sien tout en l’inventant, celui de la voix de Lucia.
Ce Lucia Joyce est en somme un livre dont tout lecteur de Joyce s’est pris un jour à rêver. Je pourrais volontiers continuer d’écrire au sujet de Maman chat, mais je préfère m’arrêter là et tout simplement écouter la voix de Lucia trempée dans les eaux mêmes du Wake.
Papa, emmène-moi encore, non, on ne part plus, tout s’est arrêté, ô p’pa, c’est un sommeil qui nous prend et les mots nous viennent à la bouche comme des lumières furtives, dans une fête foraine où ça clignote, où ça bouge encore, p’apa, des feuilles nous tombent sur le visage, un chemin de terre où je marche derrière toi, ô p’pa, on est perdus, mais tu es devant moi et je te suis, ces mots qui nous viennent, ça s’agrège, ça se défait, si plus rien n’est assuré des mots qui nous emmènent sur ce chemin, que vais-je devenir sans toi ? Dans le noir, c’est ta main encore que je serre, emmène-moi à la fête foraine.
Fun House serait un album déprimant, difficile d’accès. Pas sûr en effet de trouver plus brutal ou sauvage que ces trente-six minutes et quarante secondes tendues à mort qui n’offrent à vrai dire que très peu de répit. Et puis, il faut écouter très fort, sinon on perd l’essentiel.
Peut-être que lors de « Loose », deuxième morceau de l’opus démentiel, quelque chose s’adoucit sur les paroles très explicites : « I’ll stick it deep inside », mais le morceau est finalement plus chié que salement torché (ingénierie sonore vraiment dégueulasse) et cette deuxième piste s’arrête comme par accident, à la manière d’un AVC au plus fort d’une crise d’épilepsie, pour mieux reprendre sur « T.V. Eye », morceau non moins intense et râpeux. Les sept minutes de « Dirt » sont encore plus déchirantes, car langoureuses, étrangement sensuelles même, et sans doute plus dérangeantes que tout ce qui a précédé sur le disque. Les Stooges nous offrent là une balade brûlante et superbement maladive. Le tempo est beaucoup plus lent, mais ça ne veut pas dire que l’intensité fléchit pour autant.
On respire enfin, puisque la face A de Fun House vient de terminer. On n’a peut-être pas encore pris conscience que tout Marilyn Manson, tout Nirvana aussi se trouve déjà dans les quatre morceaux qu’on vient d’écouter.
A-t-on la force de retourner le disque sur la platine ? Ne serait-il pas plus sage de passer à autre chose ? Bon, c’est ça ou Cnews à la télé, où il est question de l’Église envahie par le Mal (ainsi vont les dimanches après-midi en 2022). Alors on passe sans plus attendre à la face B de Fun House. Préférons donc à celui de Christ malmené par la télé, le torse d’Iggy Pop recouvert de beurre de cacahuète, tailladé à coups de tessons. C’est plus salubre et moins obscène. Surtout, écoutons-le brailler sur « 1970 ». Écoutons le corps supplicié dont Fun House veut témoigner, dans une terrifiante dissonance cognitive : « I feel all right ! ». La nuit de Gethsémani, à côté, c’est pas grand-chose. Il y a incommensurablement plus de théologie dans les Stooges que sur le plateau de Cnews.
Peut-être que Lester Bangs parle mieux que quiconque de la passion d’Iggy Pop. Parce que ce critique, qui ne formule d’éloges guère qu’en vomissant sa bière tiède et les amphets dont il fait son régime, commence par décréter au sujet de Fun House, péremptoire et sublime : « a pile of unredeemed shit », un damné gros tas de merde. On ne quitte décidément pas le domaine théologique. Tonton Bangs, qui écoute alors l’album au casque, se plaint de ne comprendre presque aucune parole de l’album. Il compare la fin du disque à quelque chose d’aussi agressif et prétentieux que Yoko Ono dans ses pires moments.
Bangs avait apprécié le premier album des Stooges. Déjà très brut, mais combien plus écoutable. L’ingé son, il est vrai ne semblait alors pas relié à sa console par un filet de morve ou de bave, contrairement à ce qui se passe avec Fun House. Le son du début était lumineux. Ici, c’est plutôt de l’ordre du chat que l’on étripe.
Deuxième écoute de la part de Bangs, et cette fois-ci sans casque. Fun House à l’air libre. Cela change tout. Verdict : « Les Stooges vont vraiment au bout — dans ce déploiement de vulgarité absolue, ils sont puissamment rigoureux et méthodiques. » Avec « Of Pop and Pies and Fun. A Program for Mass Liberation in the Form of a Stooges Review, or, Who’s the Fool? », dont sont issues les appréciations que j’ai ici empruntées, Bangs signe un article flamboyant et beau sur Fun House, sans doute inégalable dans l’acuité et la sensibilité. Paru en deux livraisons dans Creem en 1970, ce morceau de bravoure est plutôt une sorte de manifeste, et c’est aussi bien l’acte de naissance d’un grand critique.
Bangs est un critique impitoyable. Il ne se laissera pas endormir par les Stooges, disant, à l’occasion de la sortie de The Idiot en 1977 que cet album, quand bien même toiletté par David Bowie, sonne faux, tout en soulignant néanmoins la puissante solitude d’Iggy Pop, qui se manifeste avec davantage de force sur Metallic K.O. (1970). « Plus que n’importe qui dans la parade apparemment interminable de rockeurs faisant profession d’anomie, Iggy est réellement isolé, et cet isolement se manifeste par le désespoir du Foudroyé ». Il y a plus d’esprit dans cette seule phrase que sur l’ensemble du plateau décadent de Cnews où l’on a poussé le vice jusqu’à inviter un Dominicain pour nous parler du Mal dans l’Église.
Fun House est peut-être plus exigeant que réellement difficile, et l’on sait gré à Tonton Bangs de faire part de sa perplexité face à pareil disque, risquant une « anatomie de la maladie », puis faisant part de son engouement sans frein, lâchant un « And, finally, the Stooges », qui sonne comme le « Enfin Malherbe vint » de Boileau. Mais oui. Parce que Bangs nous dévoile un véritable art poétique, presque une éthique. « Chaque face du disque est comme une suite qui monte en intensité et en énergie jusqu’à ce que quelque chose cède. » C’est très juste. Comment lui donner tort ? Tonton Bangs est un passeur essentiel. Il sait nous mener à travers la musique, faisant son miel du damné bruit de Fun House. Son écoute et son écriture sont là pour ouvrir des perspectives à grands coups de machette.
Le volume d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs obstruait idéalement la cage du babifoute. C’est au fond un usage très hétérodoxe de Proust, qui consiste à faire que l’on puisse repêcher la balle à l’envi. Du Côté de chez Swann, là encore en « Folio », obstruait la cage adverse. Les parties de babi duraient ainsi des heures, des matinées entières sur une seule pièce de cinquante cents, lors de ces intenses moments d’études buissonnières au lycée puis à la phaque.
Je crois que, dès le départ, j’ai renoncé à avoir une lecture trop formelle de Proust. Non qu’on ait eu à me tordre longtemps le bras, mais j’ai néanmoins fini par m’y essayer, si bien que je me suis trouvé, sans me retrouver vraiment, au sommaire de revues proustiennes. Suprême coïncidence, j’ai eu la joie de parler de Proust et de Joyce à Amsterdam, un 16 juin, jour du Bloom’s day. Je ne regrette rien, bien sûr, mais je n’ai pas le sentiment d’avoir alors été à ma place.
Ce fut un honneur à chaque fois. Une aventure en soi, presque aussi pleine de rebondissements qu’une partie de babi. Seulement, il n’y a rien dans ce type de discours spécialisés qui élucide vraiment, quand bien même visent-ils le plus honnêtement du monde à dire quelque chose de Proust, notes de bas de page à l’appui, du génial Luc Fraisse à Jean-Yves Tadié (grand sachem des études proustiennes), glossateurs érudits et madrés commentateurs convoqués à la rescousse — mais dire quoi de Proust qui a tout dit ?
Proust nous parle, nous sommes parlés par lui, mis en mémoire de lui, si bien que l’on finit toujours par s’y retrouver, par se retrouver, soi-même, dans La Recherche, aussi moirée que puisse être cette œuvre, par son chatoiement même. C’est ce qui nous est dit, le passage est fameux, à la fin du Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. »
2022 est aussi le centenaire de la parution, grâce à Sylvia Beach, à l’enseigne de Shakespeare and Company, non loin de la rue Hamelin où Proust allait trouver la mort, de Ulysses, le grand livre de Joyce. Si l’univers de Proust ne coïncide guère avec celui de Joyce, il me plaît de lire Ulysses et la Recherche l’un dans le prolongement de l’autre. La citation ci-dessus évoque un passage en français qui apparaît dans le roman de Joyce : « il se promène, lisant au livre de lui-même ». Elle est formulée par un bibliothécaire, et elle a trait au personnage de Hamlet. Il s’agit d’un passage de Mallarmé, et pas du Mallarmé le plus connu. C’est une citation tronquée, mais Mr Best, le bibliothécaire, cite de mémoire.
Lisant au livre de nous-mêmes. C’est précisément ce que l’on fait, lisant les grands romans de Proust ou de Joyce. Je veux dire, il y a sans doute assez de place dans ces œuvres pour que chacun chacune puisse y retrouver ses passions, ses obsessions, ses désirs. Il y a même assez de place, du moins chez Proust, pour Enthoven père et fils, ainsi que pour tout le plateau de La Grande Librairie.
La mort de Proust marque la fin de l’écriture de La Recherche. Céleste Albaret nous apprend que Proust avait écrit le mot « FIN » quelques mois avant de mourir, mais le travail de correction sur épreuves a continué jusqu’au dernier instant, et il est sensible jusque dans Sodome et Gomorrhe. Ensuite, le lecteur a le sentiment de descendre tout schuss en direction du Temps retrouvé.
Suggérons donc aux pleutres qui tiennent que Proust est difficile au-delà de toute possibilité de lecture, qu’ils commencent avec Albertine disparue, volume antépénultième du cycle romanesque, étonnamment fluide, en cela que Proust n’a pas eu le temps de retravailler son texte à ce stade du roman. Et si cela ne fonctionne pas, il convient de cesser tout commerce avec ces fâcheuses personnes, de les bloquer, de les rayer de ses contacts définitivement, car c’est alors à désespérer de tout.
Année du centenaire de sa mort oblige, Proust est partout. L’excellent Enrico Terrinoni nous remet à l’esprit la rencontre de Proust et de Joyce dans l’Irish Times. On ne compte plus les événements qui ont lieu autour de Proust. Le musée Carnavalet propose une très belle exposition intitulée Marcel Proust, un roman parisien (Jeudi 16 décembre 2021 – Dimanche 10 avril 2023). La BnF réunit de nombreux manuscrits (11 octobre 2021 – 22 janvier 2023) pour Marcel Proust : la fabrique de l’œuvre — entrée gratuite aujourd’hui, jour anniversaire de la mort de l’écrivain, allez-y, c’est très bien. Beaucoup d’ouvrages proustiens, proustiques, proustophiles, proustolâtres ou proustifiants paraissent en cette année du centenaire. Parmi les produits de littérature dérivée, on peut signaler dans les kiosques le hors-série du Nouvel Observateur ainsi que celui du Figaro : la rédaction de l’Obs s’interroge sur la couleur politique de Proust ; pour celle du Figaro la question ne se pose évidemment pas (pour ma part, je suis stupéfait à l’idée que Marcel a poussé ses premiers vagissements pendant la Commune).
En veut-on encore ? Des palettes entières ont été affrétées du Dictionnaire amoureux Marcel Proust par Enthoven père et fils, de sorte à inonder les fnacs de province, les maisons de la presse qui sait ? J’imagine que l’inénarrable Sylvain Tesson fomente quant à lui une grande excursion au sein de la Recherche. On ne sait pas encore si cela se fera en side-car, à dos de chameau, en vélibe ou en trottinette électrique, ni même s’il s’agira d’une descente en tyrolienne effectuée de Sodome en Gomorrhe, ou encore depuis le clocher de la cathédrale d’Amiens, Ruskin oblige. Gageons en tout cas que l’écrivain-aventurier nous réserve une belle surprise et que ce sera podcastable à loisir. Le Président Emmanuel Macron qui s’était pavané à Illiers-Combray en septembre 2021 à l’occasion des Journées du patrimoineTM, ce fervent protecteur des arts et des lettres qui n’avait pas manqué de déposer un crayon sur le cercueil de Jean d’Ormesson, ne s’est pas encore fendu d’un tweet pour le centenaire de Proust. J’ai hâte.
Il faut sans doute se réjouir de toutes ces célébrations, de ce dithyrambe global et généralisé, mais convenons qu’il y a quelque chose de l’étouffe-chrétien là-dedans. On ne s’y retrouve pas.
Je fais donc de Proust une affaire personnelle, en tâchant de m’y retrouver. Ce type de lecture plus appropriante que confisquante ne permet pas non plus d’éclairer l’œuvre, peut-être encore moins que les interprétations que proposent les proustiens patentés, les madeleine-d’or de la doxographie proustienne qui, eux, sont tout entiers dévoués à l’œuvre, à quatre pattes dans les archives quand il le faut.
Il est du ressort des grandes œuvres d’art de faire en sorte que le banal puisse se confondre avec l’universel. Pour autant, ce n’est pas en partant de l’universelle banalité que l’on parvient à une lecture proprement hétérodoxe. La grande idée serait de banaliser l’universel, mais l’idée est peut-être un peu trop grande en réalité, pas dans les cordes de tout le monde en tout cas. Peut-être ne serait-ce même pas souhaitable. Le plus hétérodoxe des lecteurs d’Homère étant sans doute Joyce, on peut mieux saisir ce qui s’entend par lecture hétérodoxe. À ce compte, Proust est un hétérodoxe de Saint-Simon autant que des Mille et une nuits. Il ne s’agit pas d’un simple problème d’intertextualité ou d’interprétation. La question de l’hétérodoxie littéraire est celle de l’usage possible d’une œuvre, de ce qu’on en fait. L’hétérodoxie regarde à travers l’œuvre, là où l’orthodoxie ne fait que regarder dans l’œuvre — quitte à y perdre la vue. La lecture hétérodoxe emporte l’œuvre ailleurs. Elle seule est en mesure de réamorcer l’œuvre, d’en faire une sorte d’arme par destination.
Le volume d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs obstruait idéalement la cage du babifoute. C’était l’époque où je découvrais Proust, intimidé, émerveillé. Depuis, j’ai continué de vivre dans la Recherche, y revenant sans cesse, tout comme à Joyce, dans un Nostos éperdu, me retrouvant, lisant au livre de moi-même. Je ne sais pas si le regard que je portais alors sur les grands livres de Joyce ou de Proust a beaucoup changé. L’admiration est toujours la même, infaillible et peut-être approfondie, une vingtaine d’années plus tard, enracinée plus loin dans la vie. À mesure même que la confiscation des œuvres continue, au point que celles-ci s’érodent et se résorbent à force de célébrations médiatiques, qu’elles deviennent des phénomènes, que la littérature tend à devenir un simple produit dérivé, un dérivatif anodin, je n’ai trouvé que cette hétérodoxie qui consiste, face à la désarmante orthodoxie d’un monde unifié, à m’approprier les grands livres, à y découvrir mes propres singularités.
Le volume d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs obstruait idéalement la cage du babifoute. Cela ne relevait sans doute pas seulement de la lecture. Proust dans les cages du babi, cela participait sinon d’une éthique, en tout cas d’une stratégie globale. C’était, déjà, une manière de gagner du champ, un surcroît de bonheur vrai, enchâssé dans un monde de bonheurs frelatés, dont la fausseté irait grandissant.
Si on ne devait retenir qu’un seul ouvrage dans le corpus combien vaste de Marcel Moreau – une petite cinquantaine de titres – ce serait sans doute La vie de Jéju, telle que parue chez Actes Sud en 1998 : un volume de 347 pages, une petite brique de tourbe qui permet d’entretenir le feu des chairs et, pour tout dire, de réchauffer les tripes. C’est entendu : de Rabelais à Savitzkaya, les auteurs ne manquent pas qui travaillent le corps, et en font une matière de prédilection. Marcel Moreau est un écrivain de cette trempe-là. Mais je dirais qu’il diffère assez nettement d’un Artaud, en cela qu’il propose un corps résolument organique, tout l’inverse du fameux Corps sans Organes (CsO) immortalisé par Deleuze et Guattari à partir d’Artaud.
Artaud répudie les parties viscérales, la fressure – terme de boucherie qui renvoie aux « gros viscères qui se tiennent, comme les poumons, le cœur, le foie » (Littré). Il faut imaginer un pareil corps, anorganique, exempté du pourrissement, du cagastrum – pour parler ce coup-ci non comme le boucher ou comme Littré, mais comme Paracelse, à qui René Allendy, qui fut un temps proche d’Artaud, consacra une étude en 1937. Le corps sans organes, notion autour de laquelle tourne la pensée d’Artaud dès L’Ombilic des Limbes, est exposé et pour ainsi dire cristallisé en des termes célèbres : « L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter / cet animalcule qui le démange mortellement,/ dieu,/ et avec dieu/ ses organes./ Car liez-moi si vous le voulez,/ mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe./ Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté./ Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit » (Pour en finir avec le jugement de Dieu, 1947)
Or, Moreau, à travers le personnage de Jéju, réhabilite les viscères. Le nom même de Jéju est issu du latin jejunum, et qu’il soit un à-peu-près christique visant à faire signe au fort célèbre ouvrage d’Ernest Renan ajoute un surcroît de saveur parodique à cet incroyable récit. Comme il est expliqué au début de La vie de Jéju :
« Jéju : diminutif de Jéjunum.
Jéjunum : partie de l’intestin.
Intestin : voir tripes.
Tripes : terme en usage pour désigner la profondeur et l’intensité d’un sentiment.
Exemple (vieilli) : écrire avec les tripes. »
Il n’est au reste pas anodin que Stephen Dedalus soit surnommé « jejune jesuit » au début de Ulysses, qui est un roman, pour le coup, très organique avec ses rognons de porc, le mouvement péristaltique de l’épisode des Lestrygons, les gargouillis de Leopold Bloom à la fin de l’épisode des Sirènes, l’utérus dolent de Mina Purefoy, le cœur du pauvre Paddy Dignam, le con, le cul de Molly Bloom (liste non exhaustive des profondeurs corporelles du roman de Joyce). Du jejune jesuit de Joyce au Jéju de Moreau, il y a comme une filiation apostolique. Une joyeuse apostasie aussi.
Jéju porte en lui les tripes, les viscères, incarne un essentiel cagastrum. Il faut mener l’abominable machine organique et passablement déglinguée à travers l’expérience de la maladie : « La morbidité qui vous parle vous prie de l’excuser d’être encore créatrice. Et bien que la recherche du sens des mots se soit ratatinée en méditation lexicale, j’écris et j’aime non comme je respire, mais pour respirer, et pour que ma respiration soit entendue des quelques mélomanes spécialisés dans l’écoute des maladies haletantes. » La maladie est mise au service de la création. Rien de bien nouveau. Flaubert, l’idiot de la famille… Proust et son asthme génial… Kafka et sa tuberculose… Et les poumons qui font « un bruit de feuilles mortes » (cf. Odradeck), on les entend aussi bien chez Moreau : « Il y a longtemps que le poumon vital ne répond plus au poumon textuel. Délabré, baignant dans un brouet thoracique, il perçoit à peine l’écho des souffleries verbales. »
Le corps organique et fichu de Jéju, le corps-poubelle de Jéju, il arrive que Jéju veuille le « désencrasser », de sorte à mettre « un coup d’arrêt à [s]on insalubrité ». Et le corps aux organes pourris, masse d’abats flétris de répondre : « Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque je suis la poubelle de ta passion ? Et que sans cette poubelle, ta passion ne serait pas ce qu’elle est et où elle est : au-dessus de la misère générale de l’être et de la vie. Car, sache-le, la passion, c’est toujours un peu une revanche de l’essentiel sur le résiduaire, de la force sur le délabrement, et de l’intégrité sur les ruines. Cette revanche est nécessaire, comme les poubelles. Et puis, n’est-ce pas moi qui, un jour, t’inspirai l’idée de donner de la santé à ta mort ? » Peut-être que quelque chose néanmoins se joue d’Artaud à Moreau, non tant à partir du corps avec ou sans organes, qu’à partir de cette curieuse conception de santé à même la mort, qu’il faudrait peut-être faire résonner avec l’idée de « guérir la vie » énoncée dans Le Théâtre et son double.
« Il n’y a plus que l’air et le vide, puis soi dans l’air et le vide. »
(Michel Onfray)
Paru en 2018, après Nager avec les piranhas et Le Désir ultramarin. Les Marquises après les Marquises (2017), La Pensée qui prend feu. Artaud le Tarahumara est le troisième épisode des vacances de Monsieur Onfray : « Artaud mérite non pas qu’on le relise mais qu’on le lise vraiment. Il n’est pas un prétexte, une béquille, un cadavre utile à la ventriloquie d’une époque, mais un chamane, un artiste, un poète, un voyant, un frère de Rimbaud qui cherchait son Abyssinie et croyait l’avoir trouvée au Mexique. Je suis parti sur ses traces pour voir, en sachant qu’il n’y avait rien d’autre à voir que ce qu’on imagine. » Voici une intention fort louable : le philosophe, qui ne saurait être dupe d’aucune mauvaise doxa, veut nous parler d’un autre Artaud. Du vrai Artaud, tant qu’à faire. Bien que l’hétérodoxie m’intéresse, et que j’estime de ce fait qu’il n’est que salutaire d’extirper un auteur comme Antonin Artaud de discours qui ne tendent, aujourd’hui encore, pas tant à le déformer (quelle est la forme de l’infigurable au juste ?) qu’à le confisquer ou à le sacraliser, je ne puis souscrire pleinement à ce qu’avance Onfray.
Il est sans conteste plus à la mode de se revendiquer d’Artaud ou de Guyotat, ou, mieux encore, d’Annie Ernaux, que de Gracq, de Malraux, de Léautaud, de Gadenne, ou de Jammes. De même, lire Deleuze, Derrida, Lyotard, Lacan, Kristeva, Foucault, c’était être dans le coup, à une époque pas si lointaine qu’Onfray a bien connue. Désormais, ces lectures sont datées, et Onfray est là pour attester de leur vacuité.
Plutôt que de sombrer dans un relativisme excessif qui encouragerait à dire « à chacun son Artaud », il convient peut-être de prendre acte des différents discours portant sur Artaud, pour mieux s’en éloigner. À mieux dire : pour situer son propos quant à toutes ces interprétations.
Des études sérieuses et admirables sur Artaud existent, comme par exemple Le rire du Mômo (2002) de Jonathan Pollock, qui s’intéresse plus explicitement aux rapports d’Artaud à la littérature anglo-américaine. Pollock s’appuie sur Deleuze tout en établissant une juste distance vis-à-vis de sa pensée ; il ne s’agit pas d’une énième tentative de schizo-analyse du texte incoercible. Jacob Rogozinski, lui, ferraille plus frontalement avec Deleuze dans sa lecture d’Artaud, Guérir la vie (2011), allant jusqu’à dire que Deleuze se trompe au sujet d’Artaud, et même « doublement ». À la bonne heure : il est donc permis de penser Artaud en dépit de Deleuze, et même contre Deleuze. Au reste, Paule Thévenin, dont on ne peut pas dire qu’elle n’a pas lu Artaud de près, contourne Deleuze avec justesse, sans contrevenir trop lourdement à ce qui est avancé dans Logique du sens (1969). Dans un article paru en 1969, elle tient compte des remarques de Deleuze pour proposer sa propre analyse, non sans nuances (repris dans Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle (1991)). Onfray n’a pas ce soin. Il préfère balayer tout Deleuze, et, du même geste, toute forme d’antipsychiatrie, vouant Foucault aux gémonies. Ce sont ainsi globalement les grandes heures du structuralisme qui sont reléguées aux oubliettes. Qu’il faille interroger cette époque et ses apports ne fait aucun doute, mais ce n’est pas l’objet d’Onfray.
Onfray s’en prend au « Corps sans organes », notion développée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe (1972) puis dans Mille Plateaux (1980), qu’il discrédite sans la discuter vraiment. Le CsO, sigle sous lequel l’usage l’a immortalisé, émerge chez Artaud à l’époque de son voyage au Mexique effectué en 1936. Je dois admettre que le CsO me résiste. Je ne sais qu’en faire, au plan théorique. Serait-ce une nouvelle version de la conscience, quelque chose comme le « Leib » d’Hermann Schmitz, une sorte de corps-conscience qui ne serait ni âme ni organisme ? Cette conception difficile à cerner constituerait le ventre mou de la pensée de Deleuze et Guattari, selon les mauvaises langues. Voici en tout cas ce qu’Onfray nous en dit, sans grande aménité : « Quand, jeune lecteur de L’Anti-Œdipe, je demandais à l’un de mes professeurs à l’université de Caen ce que signifiait vraiment ‘‘corps sans organes’’, lui qui avait été marxiste-léniniste tendance Mao, puis converti à la Loi du père tendance Lacan en moins d’un trimestre, avant de devenir catholique tendance saint Paul, ce qu’il est encore aujourd’hui, lui, donc, était parti dans de longues explications. Comme l’obscur s’ajoutait à l’obscur et que tant de fumées ne répondaient pas à ma question, je l’ai reposée avant de m’entendre dire, grand moment de mes années de formation, qu’‘‘en fait, il ne comprenait pas très bien ce que cela voulait vraiment dire ’’… Dont acte ! »
On reconnaît là l’effet de manchette que le contre-historien de la philosophie aimait à employer dans le cadre des cours qu’il dispensait à l’université populaire de Caen : le CsO, vous voyez bien que c’est incompréhensible, même le plus fuligineux et versatile de mes professeurs d’université a fini par le concéder… Décidément, on ne la fait pas à l’homme du ressentiment. Celui-ci préfère en effet Artaud aux « tergiversations faussement scientifiques d’une anthropologie structurale qui ramassait la magie d’une peuplade dans une poignée de schémas linguistiques imbitables — mais devant lesquels il fallait faire semblant de s’extasier pour décrocher un certificat d’ethnologie. Je soutins pour ma part un exposé sur le rituel du sacrifice du cochon dans les campagnes normandes — j’eus le sésame sans aucun schéma saussurien… » Le porc de ma campagne natale plutôt que le Cours de linguistique générale…
Le biais rhétorique est pour le moins grossier, mais Onfray ne s’arrête pas en si bon chemin. L’argumentation devient ab hominem lorsqu’il est question de Foucault, dont Onfray a à cœur d’énumérer les tares et les vices : le « tempérament suicidaire, les multiples tentatives de mettre fin à sa vie, les gestes d’automutilation, les comportements agressifs avec autrui, la structure sadomasochiste de la psyché, les pratiques sexuelles à risque dans les boîtes gays de la côte ouest des États-Unis qui déboucheront sur le sida qui l’emportera… » La pensée aveuglée présente une loupe sur le corps même de Foucault, tout en vitupérant les mœurs du philosophe. La technique était similaire avec Freud, et l’on se souvient du Pourquoi tant de haine ? sous la houlette d’Élizabeth Roudinesco (2010), ouvrage qui a placé le lorgnon cette fois-ci non sur un corps déviant mais sur les inquiétantes approximations d’une pensée.
En définitive, avec La Pensée qui prend feu, Onfray entraîne son lecteur dans un espace plus halluciné encore que la sierra Tarahumara telle que l’aurait vue Artaud. Si chez Onfray la pensée fait pschitt et ne met résolument pas le feu à grand-chose, accordons à ce philosophe voyageur (qui voyage presque aussi bien que l’impayable Sylvain Tesson) qu’il propose de beaux récits de vacances.
Jean-Pierre Le Goff (1942-2012), poète discret dans les parages surréalistes, donne à lire des notes relatives à la neige. Cela s’étend sur quatre hivers : 1978 à 1981. Cela est modeste : quelques pages à peine, un peu comme neige au soleil. Initialement parue en 1983 aux éditions du Hasard d’être, la petite plaquette du Journal de neige vient d’être rééditée (septembre 2022) en guise de hors-série de la très estimable revue Des Pays habitables (Naïveté, utopie, exubérance — il faut aller y voir, cela vaut le détour) que l’on doit à Joël Cornuault, dont il est question ici.
À la lecture de ces pages, on contemple du temps mis en conserve. Chronos et météo tout à la fois, le blanc de Le Goff est substance de rêve : « regardant la neige tomber : quelle différence il y a entre elle et la mémoire ? » (2 janvier 1979). Je songe à T.S. Eliot, à son hiver qui tient chaud, à la neige d’oubli dans The Waste Land (1922) :
Winter kept us warm, covering
Earth in forgetful snow […]
Le Goff écrit pour sa part : « La neige, mon amnésie » (23 novembre, 1980). Son cheminement n’est pas aussi sophistiqué que celui d’Eliot, mais la neige cependant permet à l’image de se faire. Ainsi, la neige de toucher au souvenir : « La neige, voix de verre qui se rince les doigts sur les touches de la mémoire ». Cette fulgurance datée du 26 décembre 1980 trouverait aisément sa place dans Sens-Plastique (1948) de Malcolm de Chazal. (Je ne saurais dire si Chazal a jamais vu la neige.)
La neige est pour Le Goff un objet de méditation photographique, indémêlable de la mémoire : « La neige est noire sur un négatif photographique et cette noirceur est, peut-être, ce qui reste de ténébreux dans la fusion d’un souvenir et de la vision de la photo étrangère qui le déclenche. » (12 mai 1979, et l’on voit ici que la neige n’est pas seulement suscitée par le froid de l’hiver ; ailleurs ce sont des cartes postales qui font naître de vives impressions à partir de névés sculptés par le vent).
L’objet fragile que constitue la neige est rendu d’autant plus rare et unique qu’il est, au fil de ce journal particulier, jalonné de dates. Ces neiges-là sont bien derrière nous, et à les lire, à les relire où à les découvrir à l’occasion de cette réédition, près de quarante ans plus tard, une nostalgie douce nous envahit. Nous qui, peut-être, n’étions pas encore nés à la première parution de ce texte. Nous qui voyons de moins en moins de neige. Ces notes sont d’un monde révolu, et cela n’est pas sans ajouter quelque émotion à la lecture de cette plaquette, où un art poétique des plus rares, mais aussi des plus précaires nous est dévoilé. « Voulant approcher l’ineffable de la neige, cuisinier du froid, je fais uniquement des sorbets de mots. »
Plus absolus peut-être, ces Cristaux de neige qui viennent accompagner le Journal de neiges. L’unité de départ est la phrase, et c’est, là encore, quelque chose qui rapproche Le Goff de Chazal. On se souvient de la réversibilité du regard partout à l’œuvre, notamment dans Petrusmok (1951). La voici face à un cristal de neige : « Je suis un regardeur regardé de cette figure kaléidoscopique. » Il s’agit-là de remarques ne comportant pas de dates, plus générales peut-être, mais non moins belles et profondes, servies par un véritable bonheur dans l’expression et dans l’image : « Dans les pays où elle tombe rarement, une journée de neige est un merle blanc. »
Une postface de Sylvain Tanquerel, autre habitué des Pays Habitables, vient compléter ce petit volume d’une soixantaine de pages, orné de deux dessins de Jean Benoît.
Le latin, cette langue morte employée à des fins ornementales dans le discours qui se veut docte ou sachant, cette langue figée dans la mort, pieusement conservée dans les pages roses du Larousse (dans les « pages rousses du petit Larose », dixit Prévert) faisait l’objet des Pages rosses de Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent (Les Impressions nouvelles, 2015). Ici, le jubilatoire trio récidive avec ces nouvelles Craductions parues chez Lurlure. Alors oui, c’est très potache. [lire l’article en entier sur poezibao]
« Les choses, cher Monsieur, sont le consortium de salauds qui veulent se venger à tout prix de tout ce qui est revendication. » (Artaud à Prevel, 6 avril 1946)
On doit à Jacques Prevel (1915-1951) un précieux témoignage consacré à Antonin Artaud. Initialement paru en 1974, En Compagnie d’Antonin Artaud a été réédité en 1993 chez Flammarion, accompagné des poèmes de Prevel ainsi que d’un efficace appareil critique qui permet de situer Prevel dans son rapport à Artaud, mais aussi dans son époque. L’ouvrage s’est accompagné d’un film sans intérêt où le grand Sami Frey rate magistralement son incarnation d’Artaud. La tâche était il est vrai impossible : Artaud avait déjà occupé toute la place au cinéma, parvenant, pour tout dire, à calciner sa propre image. Dernièrement, Claro rappelait cela en des termes saisissants : « Savonarole hanté par Artaud tordu sur le bûcher devenu autel dont pourtant ne sont filmées ni les flammes ni la fumée, l’acteur créant • par le feu intérieur ce qui n’existait pas sur l’image • » (Sous d’autres formes nous reviendrons, 2022).
Bernard Noël préface la poésie de Prevel avec justesse, en signalant sa douloureuse fragilité : « Prevel s’avance, un mot sur les lèvres, et juste à l’instant où il va nous ravir, ce mot tombe à la renverse dans sa bouche, et de l’étranglement qui s’ensuit ne monte qu’un couac. » Un poème, en somme, qui n’accède pas pleinement à la poésie et peine à faire un monde. Artaud lui-même, lisant Prevel, formulait un constat analogue. Des trois recueils de Prevel, on retient tout de même quelques fulgurances. « Ils avaient construit une éternité visible/Suspendue à flanc de montagne. » « Jours plus durs à vivre que le silex éclaté/Jours de terreur hagarde et de haine infinie. » « Blocs incandescents et l’éclatement qui menace. » Quelquefois, il y a une outrance un peu folle dans les remugles de la chair, qui annoncent les Couleurs de boucherie (1980) de Savitzkaya. Qu’on aille, donc, lire ce poète, et Savitzkaya aussi. Mais il faudrait pouvoir lire Prevel en occultant Artaud. Prevel est hélas un satellite trop géostationnaire d’une planète en cours d’implosion pour qu’on s’intéresse réellement à lui (Savitzkaya est quant à lui un satellite qui parvient à imaginer sa propre trajectoire).
Au fond, la métaphore astronomique ne va pas. Il semblerait qu’il soit question d’astrologie ou en tout cas d’un hasard dans les dates : les éditeurs d’En compagnie d’Antonin Artaud rappellent que Prevel meurt cinq ans jour pour jour après sa première rencontre avec Artaud. Hubert Juin que tout le monde a oublié dit de Prevel qu’ « il portait la tuberculose en lui tel un défi. Il crevait — littéralement — de faim, comme d’autres, et se défendait mal, avec beaucoup de maladresse ». Artaud, lui, comparait le visage de son ami à celui de Nerval ou de Kleist. Cela donne des portraits de Prevel par Artaud, dont un, convulsif au possible. On le retrouve en couverture du livre tel que réédité en 1998, et l’on pense, plutôt qu’aux romantiques, à Ken le Survivant. Dans le manga, Ken disait à ses ennemis qu’ils étaient morts mais qu’ils ne le savaient pas encore. Dans le cas d’Artaud et de Prevel, c’était très différent : ils étaient morts et le savaient bel et bien. Et tout une rhétorique post-romantique de se développer autour de ce sentiment peut-être pas usurpé. (Elle a charmé aussi bien des générations de lecteurs adolescents que des littérateurs à tendance psychanalysante, des déconstructionnistes parmi les plus chiadés, des phénoménologues à la petite semaine ou encore de non moins jargonnesques queues leu-leu de guattareuziens ébaubis par le Corps sans organes. Heureusement, aujourd’hui tout va bien : la critique est saine et sauve, puisque Frédéric Beigbeder est aux commandes du prix de Flore et qu’Augustin Traquenard roule pour la Grande Librairie.) Le témoignage de Prevel est pour le moins touchant : « Je suis si démuni d’Antonin Artaud que la vie me semble chaque jour sans réalité. Je suis tout à fait dans la mort, je suis tout à fait dans l’inutilité et dans la démence de l’instinct. » On lit le journal que tenait Prevel avec intérêt. Il arrive qu’il prenne les accents des échanges entre Rilke et Kappus. Ce n’est plus Artaud tâchant de faire valoir sa pensée et sa poésie à Jacques Rivière, mais Artaud en vieux sage ravagé, abîmé dans sa pensée et dans sa poésie, qui échange avec un poète plus jeune : « Il me conseille d’écrire des poèmes en forme de lettre, comme pour expliquer à quelqu’un ce que je ressens, et de refaire le poème après coup. » Artaud, il est vrai, était un épistolier remarquable. L’essentiel de son œuvre se déploie sous forme de lettres, dont, parmi les plus poignantes, celles de Rodez.
Prevel était lié à Artaud par la drogue, qu’il lui fournissait, essentiellement sous la forme du laudanum. Dans L’Imaginaire des drogues (2000) Max Milner note qu’Artaud trouve en les substances « une sorte de mise en mouvement de son mal-être, qui lui permet de le penser, de le mettre à distance et de le vivre, en quelque manière, comme un spectacle, au lieu de céder à l’angoisse de son propre anéantissement ». Sans doute, et Milner le remarque également, a-t-on vu voulu voir un peu trop de choses dans l’année 1936, qui fut l’année du peyotl pour Artaud. Ou plutôt, cette année décisive n’aura de cesse de sédimenter en Artaud.
Prevel nous rappelle combien l’Artaud de la fin vivait d’opium, qui n’hésitait pas à lui dire : « Il y a, monsieur Prevel, une chose qu’il faut que je retrouve. Je vais vous confier un secret, monsieur Prevel, mais je compte sur vous pour n’en parler à personne. Il faut que toute la quantité d’opium qui se trouve à Paris soit disponible pour qu’Antonin Artaud puisse faire son œuvre. Alors, monsieur Prevel, je retrouverai toutes mes forces et je pourrai vous aider. Voulez-vous penser cette chose fortement pour qu’elle se réalise ? » ; « Si j’ai pris de l’opium, c’est que mon organisme en était privé. Savez-vous que l’opium est la substance la plus importante à la vie. Une femme comme Paule Thévenin regorge d’opium. La plupart des hommes ont un organisme qui déborde d’opium, moi j’en suis absolument privé. » Non moins émouvant, ce moment curieux où Artaud s’improvise acupuncteur en pleine rue, boulevard Saint-Germain : « Il me touche la poitrine, le dos, la colonne vertébrale ; je suis surpris que d’une simple pression il découvre tant de points douloureux. J’ai un moment de recul comme il m’appuie avec un doigt entre les côtes et me retiens pour ne pas crier. » Et Artaud décrète, et c’est bouleversant au vu du délabrement qui est alors le sien : « Monsieur Prevel, vous êtes malade. Je ne comprends pas comment vous êtes dans cet état. »
Ce qu’on devine, à travers l’opium, c’est aussi la présence de Roger Gilbert-Lecomte, mais sous forme fantomale bien entendu. Surtout, les lubies d’Artaud sont bien présentes, et racontées par le détail, la constante répudiation du sexe par Artaud, ou encore la fameuse canne de saint Patrick, grâce à laquelle Artaud pouvait lancer des flammes « hautes comme des maisons », canne égarée qui fait bien du souci à Artaud le Momô.
Prevel témoigne d’une authentique amitié dans le poème et dans la maladie : « Je vois le monde à travers un abîme où je tombe. Aujourd’hui, tout est remis en question, ma vie est menacée. Un ouragan s’est déchaîné. J’ai écrit ces poèmes pour fixer les années tragiques. Quand la vie avait encore une raison d’être, et que je traversais Paris avec Artaud. Tout résonnait, la joie était présente dans la douleur. »
Que l’on se rassure, il y avait bel et bien une épaisseur de verre entre les Tournesols et la profanation perpétrée par la jeunesse écologiste à Londres, ce vendredi 14 octobre 2022. Pour une fois que quelque chose se passe au musée. Un coup de produit pour les vitres, et il n’y paraîtra plus rien. La protestation, y compris symbolique, est toujours déjà ravalée à rien grâce aux immuables transparences qui maintiennent le monde dans son écrin de servitude.
Entre peinture à l’huile et huile de tournesol, dans un contexte qui pis est de pénurie et de raffineries bloquées, on ironisera à peu de frais sur le choix de ce tableau par ces militantes de « Just Stop Oil ». De véritables « Tournefolles », commente un internaute sur le site de 20 Minutes. Et puis la soupe, hein, pourquoi ces idiotes n’ont-elles pas pris de la soupe Campbell ? (blague un peu plus raffinée, réservée aux amateurs d’art). Ce geste dérisoire a permis d’opacifier la question de l’art ou plutôt, l’espace médiatique d’un instant, d’en rappeler odieusement le caractère sacré.
En souillant les Tournesols, ces militantes visaient à nous sensibiliser quant à la valeur sacrée de la vie. Les médias, quant à eux, invariablement, avant même d’en évoquer la qualité artistique (l’art n’étant pas leur souci), donnent la valeur du tableau : 80 millions d’euros, mesure véritable du sacré. Quelque chose nous heurte, dans le geste de ces jeunes femmes. La question formulée par les militantes serait-elle mal posée ou mal venue ? C’est surtout que 80 millions d’euros, cela ne se questionne pas — que l’art vise à l’éternel (et encore, cela se discute), cela n’est jamais que subsidiaire.
Le sacré, c’est le séparé. Ce à quoi on ne touche guère qu’avec les yeux. Sans quoi, on profane. Dans le règne de la transparence, la profanation est vouée à sanctifier pleinement ce qu’elle vise à critiquer. Pour spectaculaire que soit cette action, les activistes du potage n’ont fait que renforcer ce contre quoi elles se sont érigées, jetant non seulement de la soupe sur une surface de verre, mais aussi le discrédit sur leur cause.
La vitre nous sépare de la croûte des peintres les plus fameux. On peut, au palais Abatellis à Palerme, s’offrir cette expérience mystique qui consiste à coller son nez sur celui de la Vierge d’Antonello. On peut observer les tableaux de Van Gogh au plus près à la National Gallery et donc jeter de la soupe sur ces toiles sans les abîmer.
Toute forme de contestation est réduite à patiner à la surface d’une vitre blindée, et tout porte à croire que l’art, dans sa monumentalité même, est fait pour décourager la contestation. Exemple majeur, le L.O.V.E. de Maurizio Cattelan, posé en 2010 sur la place des affaires à Milan.
Adressé à tout un chacun, ce monumental doigt d’honneur intitulé Libertà, Odio, Vendetta, Eternità (« Liberté, Haine, Vengeance, Éternité »), avec son ironique acronyme anglais, ne fait résolument pas face au bâtiment de la finance. Sans doute que cette œuvre est plantée là pour travailler nos consciences plus en profondeur que les Tournesols de Van Gogh sous leur épaisseur de verre.
Il faudrait non pas une profanation de l’art (et au nom de quoi ?), mais un art qui conteste l’épaisseur de verre. Cela existe, cela est célèbre.
À Philadelphie, le Grand Verre de Duchamp est exposé à l’air libre, certes à bonne distance des visiteurs. L’œuvre maîtresse de Duchamp fascine notamment pour ses craquelures, issues d’un déplacement de ce drôle de dispositif.
Les craquelures, que Duchamp avait finalement acceptées comme telles (plaçant alors le verre entre de nouvelles plaques de verre), signalent la présence même de la transparence. Elles sont peut-être l’élément le plus émouvant de cette œuvre. L’accident, le hasard ont eu un effet sur elle, au même titre que de nombreuses taches (pas seulement celles de mon gros nez sur la vitre) sont venues maculer le tableau d’Antonello au fil des siècles. Les différentes marques qui vérolent cette Annonciation témoignent de temps désormais inconnaissables, où l’œuvre d’art n’était pas aussi soigneusement séparée de nous.
De la Vierge d’Antonello à la Mariée mise à nue de Duchamp, la transparence de notre époque est plus certainement remise en question par l’art, pour qui prendrait encore la peine de regarder l’art, que par un peu de soupe sur les Tournesols. Ce d’autant que le scandale suscité par ce geste ne fait de l’art que son instrument, son prétexte à 80 millions d’euros.
« Mais on est dans une démocratie périmée, est-ce que ça nous empêche de vivre ? » (Ultra-Proust)
Comme le disait Jean Ferry au sujet de Raymond Roussel, il convient avant tout de lire Proust. De surtout ne pas le prêter. Car on ne nous le rendrait pas en bon état. Et, c’est admis, mais il est quelquefois utile de rappeler cette vérité : les œuvres littéraires appartiennent à celles et à ceux qui les lisent. Il y a mieux : les œuvres agissent. Elles peuvent travailler de multiples manières, au sens où Claude Lefort dit que l’œuvre de Machiavel travaille, que ce soit chez Ernst Cassirer ou chez Antonio Gramsci.
Le travail de l’œuvre chez Proust s’étend extraordinairement, de manière surprenante quelquefois. Il est fascinant de découvrir comment un Pierre Michon digère la Recherche pour aboutir aux Vies minuscules. Non moins digne d’intérêt, la façon habile et diffuse dont Georges Perec prend acte de Proust, ou celle dont Raúl Ruiz adapte le grand cycle romanesque au cinéma.
Mais Proust déborde allègrement le champ littéraire ou artistique. La photographie est très belle, montrant Sylvie Vartan à L.A., lisant un volume de la première pléiade Proust en 1972. Car Proust, ça vous rajeunit, selon Gallimard qui employa cette image en guise de support funky pour une réclame. En 2019, Leclerc a trouvé un slogan à tomber : « Partez acheter des madeleines, revenez avec Proust ». Si la publicité fait fréquemment usage de Proust, la toponymie française n’est pas en reste : depuis 1971, Combray a été rebaptisée Illiers-Combray. Pour le dire autrement, Proust infuse dans le réel, qu’on le veuille ou non. On pourrait multiplier les exemples indéfiniment, tant la tentation est grande de brancher Proust sur d’autres intensités, qu’elles soient touristiques, publicitaires ou de l’ordre de la création.
Proust appartient donc à tout le monde. Si seulement. Dans Ultra-Proust (2017), Nathalie Quintane dénonce la privation pure et simple de Proust, ouvrant son vigoureux essai sur cette question liminaire : « comment veux-tu séparer le Proust d’aujourd’hui de ce que les proustiens en ont fait ? » Cela semble presque naïf, mais c’est d’une importance capitale. Jacques Derrida interrogeait les joyciens quant à leur joycité, quant à leur compétence dans le domaine de Joyce. Cela est célèbre, cela se retrouve dans Ulysse Gramophone. Moins connue, parce que tue, placée sous silence par l’Institution, la critique d’icelle institution littéraire par René Girard à l’occasion d’un « intermède joycien » dans Shakespeare ou les feux de l’envie.
Alors, Derrida, Girard, Quintane même combat ? Non. Quintane ne fait pas partie du sérail. Encore que, en sa qualité de professeur de lettres… Derrida n’est pas davantage un Joyce scholar. Encore qu’en sa qualité d’auteur tarabiscoté, diront les mauvaises langues… Plus sérieusement, sa proximité avec Hélène Cixous assure à Derrida quelque galon dans la hiérarchie joycienne. Se tenant à distance du pâturage franco-français, Girard fustige quant à lui la French theory (appellation toujours amusante), depuis Stanford, dans un livre écrit directement en anglais. Le comble pour ce futur membre de l’Académie française (en 2005).
Ce n’est pas le même combat, en cela que Quintane ne vise pas tant à signaler quelques taches aveugles à l’exégèse sourcilleuse, qu’à réamorcer la littérature et à lui rendre ses puissances de dérangement et d’inquiétude. Le moins que l’on puisse dire, c’est que, dans la « démocratie périmée » qui est la nôtre, un pareil travail relève de la santé publique.
Vaste question que la politique chez Proust (question pour les proustiens ?), mais ce n’est pas vraiment le sens d’Ultra-Proust, qui interroge plutôt le politiqueà travers Proust, le politique d’aujourd’hui, ses rapports à la littérature. À partir, donc, d’une œuvre aussi glorifiée que celle de Proust. « Dès qu’on parle de Proust, écrit Quintane, n’importe quelle émission de télévision se change en plateau de duchesses, où les animateurs et leurs invités se métamorphosent sous les yeux ébahis des téléspectateurs et téléspectatrices en duchesses. » Il est à remarquer que Quintane parle ici d’une époque sans doute révolue de la télévision (le plateau d’On n’est pas couché, un soir de novembre 2013, avec Enthoven père et fils, qui sont là pour assurer la promotion de leur Dictionnaire amoureux de Marcel Proust), bien que l’état de pourrissement médiatique fût alors fort avancé déjà. Désormais, Raphaël Enthoven, agneau qui disait de Marcel Proust qu’il nous rend meilleurs, a perdu ses manières de duchesse, préférant aboyer avec les loups, plus fort même que les loups.
Proust et le politique. Cela ne va pas de soi, comme le remarque Quintane : « la Recherche n’est ni de droite, ni de gauche, sans être centriste ; la ‘‘position politique’’ de Proust est indécidable. » Mais nous avons de la chance. Depuis quelque temps, le site de Theo Delemazure propose d’établir la coloration politique de toute chose ou de tout individu. C’est très amusant. La machine, par le truchement de je-ne-sais quel algorithme, décrète l’indécidable politique du roman de Proust, mais cette indétermination diffère de celle proposée par Quintane, puisqu’elle est plutôt de l’ordre du « en même temps » :
L’usager du site peut manifester son accord ou son désaccord, aussi ce résultat est-il susceptible de changer au fil des jours, puisque la machine tient compte des différents avis des internautes. Ce soir en tout cas, au moment où j’écris ces lignes, la Recherche serait de gauche et de droite, et son auteur serait quant à lui… de gauche.
Marcel Proust, de gauche. Peut-être que l’algorithme du site de Delemazure se nourrit, par exemple, de l’excellente lecture que Johan Farber propose d’Ultra-Proust sur Diacritik. Peut-être, après tout, que l’algorithme est intelligent.
Dire « Marcel Proust, c’est de gauche », ne revient pas à affirmer que Proust lui-même l’était. Il y a une distinction de taille entre ces deux propositions. Elle touche au nom de l’auteur, à l’auteur comme fondateur de discours, comme instaurateur de discursivité, pour reprendre les termes fameux de Michel Foucault. Lorsque je dis « Marcel Proust, c’est de gauche », lorsque j’emploie le démonstratif, je neutralise Proust pour renvoyer à une multiplicité de pratiques discursives, de lectures, d’interprétations. Le nom propre, ici, n’a pas le même fonctionnement que lorsque je dis « Marcel Proust était snob », « Marcel Proust était asthmatique », « Marcel Proust, un jour, envisagea d’offrir un biplan à Agostinelli ».
Quintane serait surprise d’apprendre que « Marcel Proust, c’est de gauche ». En effet, les tenants de l’orthodoxie proustienne, pas davantage que les duchesses (père et fils) d’On n’est pas couché, sont peu suspects d’avoir cette coloration politique. Il n’est pas question pour moi d’aller vérifier où sont encartés Jean-Yves Tadié, Pierre-Louis Rey ou autres Antoine Compagnon. On éprouve néanmoins quelque difficulté à les imaginer debout sur les barricades.
Le cas de Proust est sans doute unique et bien à part, du fait de son écrasant prestige, de l’admiration qu’on porte à cet écrivain. Quintane remarque à fort juste titre que l’amour qu’on a pour un auteur aussi paroxystique que Proust finit par lui nuire, par l’asphyxier. « Comme s’il avait prévu l’étouffement auquel ce qu’il a écrit allait devoir faire face, par son asthme. » Louanges, fleurs, n’en jetez plus ! Le pollen aggravant, au reste, les crises de Marcel. Ainsi, Quintane de proposer un Oubli Obligatoire de Proust. « Pour un demi-siècle, » préconise-t-elle.
Je renonce à synthétiser Ultra-Proust, préférant n’en retenir que l’incroyable puissance corrosive qui va bien dans le sens des Années 10, ouvrage publié par Quintane en 2014 où elle évoque « l’envie de faire, pour de vrai, de la vérité, dans une société globalement hygiéniste en matière de littérature ». De là, alors que les pédants ont capturé l’œuvre de Proust, le grand geste de Quintane consiste à tracer la voie saine et salubre d’une hétérodoxie qui pourrait bien s’apparenter, ni plus ni moins, à la vérité de la vie.
Alors, « Marcel Proust, c’est de gauche », comme le voudrait l’oracle algorithmique ? C’est à voir. Le mieux serait d’oublier ce qu’on a fait de Proust, et de commencer à lire Proust en le branchant sur une nouvelle intensité, la nôtre. « Proust, écrit Quintane, attend des lecteurs qu’ils soient… des correcteurs ; et qu’ils poursuivent, en quelque sorte, l’infini travail de corrections et d’ajouts qu’est pour lui le travail de l’écriture. » Ce n’est pas tant l’affaire d’un « monsieur qui raconte et qui dit : Je » que celle de lecteurs et de lectrices qui ont charge d’œuvre et, lisant, d’en raviver les puissances esthétiques autant que politiques.
Bien sûr, nous ne serons pas les premiers à ainsi rebrancher Proust autrement. L’ombre de certains grands hétérodoxes de Proust traverse le livre de Quintane. On aperçoit Samuel Beckett, auteur d’une étude serrée sur Proust parue dès 1931 — « on ne peut faire mieux ». Walter Benjamin également est présent, qui remarque que « Proust est d’une malice abyssale », ceci pour mieux envenimer les lectures (faussement) angéliques que notre société régentée par des duchesses médiatiques pourrait faire de Proust. Quintane ferraille avec Roland Barthes, mais on trouvera cependant une saine hétérodoxie proustienne dans le séminaire de la préparation du roman. Un autre hétérodoxe serait à mes yeux Gilles Deleuze, tant son Proust et les signes est une joyeuse restitution de l’œuvre immense à la vie. L’hétérodoxie, en somme, parle à l’écriture, là où l’orthodoxie se cramponne à la notion éculée, monumentale et datée, de Littérature. Elle relève d’une pratique souterraine et vivante, bien avant de se cristalliser en un discours édifiant sinon sclérosant.
« Dans le cercle vertigineux de l’éternel retour, l’image meurt immédiatement. » (Dino Campana)
J’ai dit beaucoup de mal du Blonde d’Andrew Dominik. Ce n’est pas tellement ce film qu’il convenait de mettre en critique que les conditions de son émergence et l’abasourdissement du spectateur d’aujourd’hui. Dernièrement, Libération faisait paraître une tribune alarmiste sur l’état actuel du cinéma français, face aux nouveaux modes de consommation de l’image (on parlait, dans ce même journal, de Blonde comme d’un film « précis » et « impressionnant », mais ne mélangeons pas tout).
Ce dossier, qui annonce de nécessaires états généraux du cinéma, vaut la peine d’être lu. On y entend notamment les voix de Jacques Audiard, Judith Lou Lévy et Maud Wyler. Sans doute s’agit-il d’un changement de paradigme, mais les interrogations sont de taille : « Maintenant, demande Audiard, quand on fait un film, on a beau le faire en pensant plutôt à la salle, ça va possiblement finir sur nos téléphones : est-ce que c’est la même chose ? » Judith Lou Lévy s’inquiète quant à elle : « Quand Roselyne Bachelot dit que Godard lui provoque un ennui profond, elle entre en solidarité avec l’esprit poujadiste du tout-venant. » Elle poursuit : « On ne peut pas laisser la décision de s’emparer de cette crise à quelques libéraux, la pensée du public n’est pas leur école idéologique. Peut-on cautionner des discours qui disent : ‘‘Le cinéma français n’est pas assez bon, il est temps que la filière laisse le marché dire ce qu’il faut faire ― c’est-à-dire de la série’’ ? » Peut-être que le cinéma produit pour les plateformes offre quelques « perspectives de travail », mais c’est au risque d’une « uniformisation des pratiques » et au détriment du cinéma d’auteur.
Ce constat résonne fortement avec le petit livre de Romain Blondeau paru au Seuil (coll. « Libelle »), début septembre, Netflix. L’aliénation en série. Blondeau remarque que « le streaming a infusé dans nos manières de penser et de fabriquer le cinéma, lui-même paniqué par sa propre mortalité ». Or, tout porte à croire que la mort du cinéma a déjà eu lieu, alors même que la charogne de Marilyn Monroe empuantit le monde via Netflix, laquelle plateforme a mené une « OPA sur les images et les imaginaires dont ont n’a pas encore pris la pleine mesure » (Blondeau, op. cit.). L’ouvrage de Blondeau, qui mériterait d’étendre sa méditation au-delà du cinéma français, offre quelques pistes de réflexion. Blondeau, en tant que producteur associé, parle depuis l’intérieur du cinéma. Sa voix, pour peu qu’on l’écoute, mais il est déjà tard, permet que l’on prenne davantage conscience des enjeux quant à la mort du cinéma, ou plutôt de l’image.
Dans cette grande tragédie de l’image, Jean-Luc Godard joue le rôle du spectre. Et Marcos Uzal, dans son éditorial au numéro d’hommage à Godard des Cahiers du cinéma, de citer l’illustre fantôme : « Le cinéma va mourir bientôt, très jeune, sans avoir donné tout ce qu’il aurait pu donner. Alors il faut aller vite au fond des choses, il y a urgence. » (Lettre à Freddy Buache, 1982). Godard disait cela il y a quarante ans. Bien sûr que le cinéma est mort, et plusieurs fois même. Mais il y a une autre mort, plus préoccupante. C’est celle de l’image, alors même qu’elle règne sans partage, sans aura ni profondeur sur des consciences qui semblent ne demander rien d’autre, que cette hégémonie justement.
Il y a décidément de la mort dans l’air. Quelques jours avant Godard, c’était le photographe William Klein qui nous quittait. On lui doit des images fameuses de Godard justement, prises à la sortie d’À bout de souffle.
Cingria ! Un auteur qu’on lit fort peu, dont l’œuvre est devenue difficile à trouver. Pierre Michon parle pourtant de lui dans Trois auteurs (1997), ouvrage qui regroupe Faulkner, Flaubert et, donc, le très méconnu Charles-Albert Cingria ― c’est par Michon que j’ai eu vent pour la première fois de cet auteur. Bernard Delvaille n’hésite pas, quant à lui, à le ranger non loin de Cendrars, bien que le renom de ce dernier éclipse complètement Cingria. Cela suffit néanmoins pour qu’on s’intéresse à cet excellent prosateur dont l’essentiel de l’œuvre est édité par l’Âge d’homme.
À défaut de dégotter tous les volumes parus à Lausanne, ou encore les quelques autres qui jouissent de la gallimarde patente, l’anthologie parue en 1995 à l’Escampette constitue un agréable point d’accès à cette écriture. On y découvre des chroniques que Cingria donnait à la NRF ou à des périodiques suisses. Le ton est libre et vif ; le propos tonique de Cingria quelquefois bouscule. Mais on aime cette rudesse, qui fait peut-être un peu songer à la manière brusque d’un Léautaud. Lequel pensait beaucoup de mal de Cingria, comme on peut le constater dans une lettre à Marie Dormoy : « Ce Cingria est un personnage extraordinaire. Ce qu’il sait, connaît de choses, dans tous les domaines, antiquité, passé, présent, est un monde. Et une façon de les raconter, de parler. En un physique : visage et corps. Un vrai personnage de la Comédie italienne. » Voici à quoi ressemble l’animal, selon le « portrait officiel » qui orne sa fiche Wikipedia :
Il ferait un peu con sur le plateau de la Grande Librairie, au côté d’Augustin Traquenard, mais il me plaît bien. Personnage de la Comédie italienne ? Une sorte de boxeur mi-lourd plutôt, un peu gouailleur : « Ce qui m’incendie le bulbe, moi, c’est le neuf. Pas le moderne, car c’est souvent le contraire. Oui, le moderne, souvent, du fait qu’il est voulu, détruit le sens d’éternité que communique avec ivresse le neuf. Il y a un usuel neuf qui excite, qui n’est pas le moderne. » Un personnage d’Audiard presque : « On devrait en faire davantage des villes, comme ça, de ces villes pas modernes ― neuves ― et faire sauter les autres à la dynamite. »
En 1937, bien des années avant Georges Perec, Cingria se poste place Saint-Sulpice pour y décrire ce qu’il voit. Cela a déjà été repéré par les perecquiens (voir ici, le livre de Derek Schilling), mais ce n’en est pas moins amusant. Perec évoque les « quatre grands orateurs chrétiens » dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, tout comme Cingria dans « Petit carême aérien », article paru dans le n° 283 de la NRF (avril 1937), où il décrit l’imposante fontaine de la place Saint-Sulpice avec ses statues, « quatre nobles rectangles que font les images des quatre orateurs : Fléchier, évêque de Nîmes ; Fénelon, évêque de Cambrai ; Massillon, évêque de Clermont-Ferrand ; Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. » Comme le signale Schilling, Cingria parlera, un peu plus tard, de la place Saint-Sulpice, dans Bois sec bois vert (1948), mais il y avait déjà exercé son regard en 1937. Perec avait alors à peine plus d’un an.
Et que voit Cingria, en avril 1937 ? Des enfants s’amusent à effrayer les pigeons avec des pistolets à amorce qui coûtent « dix-huit sous, un franc ». Le constat, une fois les pigeons envolés, une fois les mioches partis à l’école, est perecquien avant l’heure : « … voilà ce qui se passe. […] Rien pendant assez longtemps. » On se souvient de ce que disait avoir voulu faire Perec, dire « ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages ».
Je ne pense pas que Cingria soit installé, comme Perec, à l’intérieur du café de la Mairie. L’établissement existait-il déjà ? C’est le printemps pour Cingria, l’automne pour Perec. Cingria peut donc s’asseoir sur un banc et regarder les enfants effrayer les pigeons.
Ce qu’on oublie, c’est que la Tentative d’épuisement de Perec s’inscrivait dans un questionnement du quotidien, dans une pratique sociologique notamment inspirée d’Henri Lefebvre, et que ce texte trouva sa place dans Cause Commune n° 1, intitulé « Le Pourrissement des sociétés » (1975). Cingria, plus ouvertement que Perec nous parle d’une modification sociétale : « En fait, ce ne sont plus les gosses d’autrefois. Ce n’est pas une blague, les classes sociales disparaissent, c’est-à-dire s’unifient ascensionnellement ― ce qui est parfait ― vers une classe unique cossue. Cela se remarque, donc même chez le peuple, par un air américain, comme qui dirait, un peu romantique, dans de lourds adornements d’étoffe qui traînent. » S’agit-il d’un pourrissement ? C’est à voir. Cingria en tout cas n’est pas l’homme d’un progressisme échevelé. Non qu’il soit un réactionnaire strict, mais cet écrivain attachant est traversé par l’angoisse : « Mais, me direz-vous, il faut évoluer. Oui, mais cette évolution a un terme. La planète n’est pas éternelle. Elle éclatera un jour, et de ce jour nous ne sommes pas très éloignés, » écrira-t-il en 1954. Depuis, en tout cas, bien des pigeons se sont posés sur la tête des grands orateurs chrétiens de la place Saint-Sulpice.
Voici un film maniéré, lourdement expressionniste, qu’on attendait depuis longtemps. Et il se trouve que cette attente a fait naître un peu trop de désir à l’endroit de cette adaptation du superbe roman de Joyce Carol Oates (2000) qui, lui, par le moyen de détours imaginatifs autant qu’imaginaires, touche à la vie même.
Désormais, lorsqu’on veut se procurer le livre, et c’est une excellente idée, on a droit à la mention « Netflix » sur la couverture du paperback. C’est comme ces stickers « vu à la télé » de naguère, pour nous assurer de la qualité de tel ou tel produit. Il faut croire que les vieilles astuces de bateleur rusé marchent toujours aussi bien.
L’éditeur 4th Estate a donc voulu vendre du papier en apposant cette pastille pacotille sur la couverture de ses nouveaux exemplaires de Blonde. Très bien. Andrew Dominik n’évoque quant à lui le roman d’Oates qu’à la toute fin de son pathétique opus, après plus de deux heures quarante d’images emphatiques quelquefois virtuoses, mais finalement abstraites. Cela lui aurait-il écorché la gueule de remercier un peu plus cordialement ? Non pas qu’il doive beaucoup au grand livre d’Oates (il s’en éloigne de par sa pesanteur, et de beaucoup), mais ce grand roman a surtout enseigné à quiconque se mêle de Marilyn qu’une certaine liberté est salutaire pour accéder aux dessous, si je puis dire, de l’icône. Pour cela, donc, un grand merci à Joyce Carol Oates, et dès le premier plan du film.
Marilyn vue à la télé donc. La fameuse machine qui fabrique de l’oubli, selon Godard. Cela tombe bien, puisque Dominik fournit à foison des images souvent prétentieuses dont on ne perdra rien à les oublier. D’ailleurs elles s’oublient toutes seules. Il y a de l’incontinence dans cette façon de faire du cinéma.
Ainsi, chez Dominik, de manière grotesque, les couvertures de magazines où l’on voit Marilyn en pin-up sont mises en mouvement, comme si celles-ci étaient amenées à déborder. Or, ce sont peut-être les photographies les plus pauvres que l’on connaisse de Marilyn Monroe.
Il fallait rendre la chose spectaculaire et ne surtout pas s’occuper de la vie de Marilyn. Jamais le terme de biopic n’a été aussi peu adéquat.
On rate la vie de Marilyn, et l’on manque toute forme possible du vivant. Or, il est convenu que le mythe, c’est la mort. On nous propose donc ici l’autopsie maladroite et voyeuriste du mythe. Certains plans sont plutôt réussis cependant, comme lors de cette séquence d’essai, en noir et blanc, où Marilyn verse des larmes de crocodile.
Blonde, 2022
Ici, Ana de Armas a la fragilité d’une héroïne de Fitzgerald. Quelque chose se passe, mais on enchaîne assez vite sur autre chose. Le rythme effréné du film ajoutant à la surenchère générale.
Andrew Dominik parvient à défaire l’image de Monroe, sans grande finesse, en la piétinant presque. Ce n’est jamais que de l’icône après tout. La poitrine de de Armas sauve peut-être certains plans, mais vouloir ainsi fonder une esthétique sur des aréoles, quand bien même remarquables, est tout de même un peu faible et contestable.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le romanesque délibéré d’Oates permettait de rêver le mythe, d’en dégrafer le corset avec davantage de subtilité. Si on a deux heures et quarante-sept minutes à perdre, on pourra visionner ce film sur la célèbre plateforme, mais on ne verra pas grand-chose de la vie de Marilyn.
Blonde, 2022
Il y a un mérite au film d’Andrew Dominik, celui de donner envie de lire ou de relire le roman de Joyce Carol Oates. Ou bien de découvrir Musée Marilyn d’Anne Savelli.
Sans doute que le rock, le rock envisagé sous toutes ses formes, et, passant de la pop la plus triviale au punk le plus crasseux, l’éventail est des plus larges — sans doute que le rock est une affaire trop foncièrement subjective pour faire l’objet d’une synthèse théorique. On peut en effet parcourir la pourtant excellente Histoire musicale du rock de Christophe Pirenne — sept-cent quatre-vingt dix-sept pages, plutôt très fouillées — et rester sur sa faim. Cela s’explique par la nature plurielle du rock. Paru chez Fayard en 2005, l’ouvrage s’intitule précisément Une histoire musicale du rock. Importance de l’article indéfini, qui signifie une histoire, une parmi d’autres possibles. Importance de l’adjectif également, qui tâche de replacer le rock dans le champ de la musique, de prendre cette forme artistique au sérieux. Bien que le projet soit très différent, le même esprit anime le bel ouvrage de David Rassent, Le Rock psychédélique. Un voyage en 150 albums (Le mot et le reste, 2015 ; réédition en 2017), puisqu’il s’agit d’une traversée du rock, ici d’un rock en particulier, effectuée avec sérieux et brio, mais sans aboutir à une réelle théorie pour autant. D’un empan plus large, Waiting for the Sun de Barney Hoskyns (parution initiale en 1996, traduit en 2010 chez Allia) s’intéresse à la scène de Los Angeles. Casey Rae propose une excellente étude intitulée William S. Burroughs and the Cult of Rock ’n’ Roll (2019, à paraître en français) ; c’est ici une entrée littéraire appliquée au rock. L’angle est différent, mais c’est, une fois encore, d’une traversée musicale dont il est question. Greil Marcus est assez insipide quand il se penche sur les Doors, se contentant alors de faire du mauvais journalisme, mais son Mystery Train ou ses Lipstick Memories — on ne les présente plus — sont de véritables classiques. Ces essais sont davantage que des livres sur le rock. Plutôt des ouvrages inspirés, consacrés à des phénomènes culturels plus vastes. Deux grands voyages au long cours, là encore.
Etc. J’arrête de déballer ma bibliothèque, Walter Benjamin sors de ce corps. Ces quelques titres en pagaïe pour dire qu’avec ses contours historiques relativement bien tracés (Nick Tosches fixant la mort du rock à l’année 1954… ), ses grandes lignes esthétiques sur lesquelles on aime tant à pinailler, le rock est incontestablement un objet de spéculation et de désir.
Le rock déborde les discours qu’il suscite. Si bien qu’on a inventé la catégorie fourre-tout de rock critic. On a même inventé Philippe Manœuvre, c’est dire. Le rock ne se constitue que difficilement comme un objet véritablement théorique. Quand bien même on parviendrait à en élaborer la pensée (que pense le rock ? vaste question qu’il faudrait poser à Manœuvre), on a l’intuition que toute tentative de théorisation du rock ne peut se solder que par une dévitalisation pure et simple.
C’est un peu comme le temps chez saint Augustin : on sait instinctivement ce qu’il est, mais qu’on ne nous demande pas en quoi le temps consiste réellement. Si Jean-Michel Espitallier ne cherche pas à théoriser où à nous dire ce qu’est le rock, il est agréable de passer du temps avec son Du rock, du punk, de la pop et du reste (Pocket, 2022). Car Espitallier se contente de vivre dans le rock. Subjectivement. Amoureusement. Il ne va pas pour autant, contrairement à Greil Marcus, jusqu’à brandir un flyer pris à l’issue d’un concert des Doors à l’Avalon de San Francisco auquel il aurait assisté en 69. Il ne se la raconte pas. Il ne se la joue pas façon vétéran. Il ne fétichise pas l’objet rock, préférant y voir un espace ouvert, un paradigme essentiel à son existence, à sa pensée, à sa poésie. Parce que le risque est toujours là, avec le rock, de ne pas parvenir à sublimer. Bref, de passer sans transition d’ado extasié à vieux con qui radote.
Le livre d’Espitallier est une encyclopédie personnelle, sans ordre véritable. La parole avance, nous entraîne selon une piste secrète qui n’est autre que celle du plaisir qu’a Espitallier lorsqu’il nous raconte — sans se la raconter jamais — ce qu’est son aventure quotidienne dans le rock. Une trajectoire hirsute, où s’ouvrent des pistes, des réflexions qui parfois s’effilochent, pour être reprises un peu plus loin. De Neil Young à Kurt Cobain par exemple, un arc électrique innerve le bouquin qui se révèle être un scandaleux traité d’énergétique alors même que notre postmodernité flapie à mort nous rappelle combien l’énergie est chère et toujours plus hors de nos moyens.
Alors à quoi pense le rock ? À rien peut-être. Il serait l’inconséquence même. Il n’y a qu’à voir comment les stars du rock gèrent leur pognon. « Les sales gosses du prolétariat s’achètent des châteaux, prennent la Rolls pour aller pisser, changent de yacht comme de chemise. Les ascensions fulgurantes font autant rêver que les fortunes ultrarapides. L’argent des rockstars n’a pas la valeur de l’argent bourgeois, hérité de génération en génération, et pour cela agent de conservation du patrimoine, donc du passé, ou fructifiant en thésaurisation et rentabilité de placements prudents. Il est jeté par les fenêtres, outrageusement dépensé en caprices et futilités mirobolantes, mis au service de fantaisies diverses (la Rolls de John Lennon décorée psychédélique, le Neverland Ranch de Michael Jackson). Il est argent du plaisir, d’une certaine façon révolutionnaire, parce que la dépense, le gaspillage méprisent les valeurs qui accompagnent la valeur symbolique de la fortune bourgeoise et capitaliste. En raison de la disproportion des profits, il apparaît toujours un peu illégitime et cette illégitimité continue la charge subversive du rock. » (Du rock, du punk… p. 66). Cela pense, selon un ordre qui ne relève pas de l’évidence. Se laissant aller au fil quelquefois de la libre association d’idées, un peu comme dans la comptine trois petits chats, trois petits chats, chapeau de paille, paillasson, son, somnambule, Espitallier effectue un parcours fascinant sur la planète rock, laquelle est ronde forcément, puisqu’il arrive à Espitallier de revenir sur ses pas, mais il connaît le chemin, quitte à reprendre la route dans l’autre sens pour établir cette vérité sans doute définitive quant au rock : « L’histoire du rock puise une partie de son énergie dans ce fantasme d’un éternel recommencement, tropisme à vrai dire légèrement donjuanesque. Revivre ses origines [on pense à Hendrix, « Belly Button Window »], sa scène primitive, retrouver ce qui, peut-être, se serait perdu en chemin. Pour tenter de se baigner deux fois dans la même eau du fleuve, ce qui n’est jamais très facile. »
Les quelque deux-cent pages de Du rock, du punk… sont plus profondes qu’il n’y paraît, sous leur couverture un peu kitsch (le kitsch faisant toujours déjà partie de l’esthétique rock), et je n’envisage en aucune manière ici de les écluser, j’y retourne d’ailleurs de suite, juste le temps de boucler la présente notule.
Espitallier enchaîne les formules et les trouvailles, sur le mythe de la rock star par exemple. Il évoque alors, le temps d’une fulgurance, un « homme multidimensionnel » (≠ Herbert Marcuse), aussi pluriel que son livre finalement, qui est branché sur différentes intensités, mais principalement sur une sincère et joviale subjectivité. L’égomanie de la rock star est elle aussi mise en lumière de manière élégante, en détournant Lautréamont : « Le rock doit être fait par un, non par tous ! » Espitallier est d’ailleurs lucide sur l’objet de sa passion. Il relève par exemple le paradoxe selon lequel « le signifiant ‘‘rockstar’’ [est] kidnappé par la société de consommation et l’establishment contre lesquels il s’était fabriqué. »
Du rock, du punk, de la pop et du reste est, entre autres choses, un livre d’énumérations. On pense à Perec, mais plus précisément au Perec de Je me souviens, qui est finalement parvenu à écrire l’autobiographie d’une génération, d’une époque avec ce livre. Espitallier partage ses souvenirs, ses sensations, mais ces souvenirs et ces sensations sont souvent celles de tout le monde, de quiconque ayant un peu écouté du rock en tout cas.
Que pouvait-on faire, encore, de Marilyn Monroe, de son icône ? Une mythologie à la Barthes ? Ç’aurait été un peu maigre face au fort volume du Blonde de Joyce Carol Oates, « le plus grand livre de tous les temps sur Marilyn Monroe, » selon Anne Savelli. L’ouvrage a été récemment adapté au cinéma par Andrew Dominik, et tout le monde trépigne dans l’attente de la diffusion prochaine de ce film, prévue le 28 septembre, sur Netflix. On patientera en visionnant sur ladite plateforme les Conversations inédites consacrées à Monroe.
Vue, revue, ressassée à outrance, l’image de Marilyn a été rendue irregardable par la grande machine du spectacle. Et pourtant, elle conserve son aura, que Musée Marilyn vise à placer sous nos yeux. « Une aura qui serait ta matière même. »
À la surenchère de l’image, Savelli réagit avec un livre puissant et sobre, qui ne contient aucune illustration, aucune photographie. Mais il nous donne tant à voir, et avec générosité. Combien mieux que ces albums commémoratifs agrémentés de nombreuses photos sur papier couché, que l’on publie à l’usage des fans.
Le livre se présente comme une visite imaginaire au musée, selon une muséographie révélant une géographie intime, celle de Norma Jeane, qui deviendra Marylin Monroe. Cette manière habile d’exposer la beauté fatale de Marilyn est aussi une façon de guider notre regard dans le labyrinthe iconologique du mythe. Lors de la visite de cette exposition idéalement baptisée Volte-face, les abîmes du cœur de Marylin sont évoqués par Savelli, mais sans pathos, avec justesse et précision.
Le parcours est essentiellement chronologique, sans être strictement linéaire. D’ailleurs, l’œil du lecteur peut aisément voyager dans l’ouvrage. Savelli ne s’interdit pas de bifurquer, de s’attarder sur tel ou tel aspect. L’art du détail permet de donner sens et relief au décor, même lorsque Marylin pose pour l’objectif de John Florea, dans un pyjama rose « type caleçon de grand-père » devant une cheminée. Un cliché assez surprenant, où l’on découvre des alpenstocks jetés par terre, que Savelli a glanés en réalité chez Proust (Sodome et Gomorrhe, I, souvenez-vous, l’épisode de la visite d’Albertine après la représentation de Phèdre), voir son Autoportrait à la Levé.
L’art du détail est, à mieux dire, mis au service du regard, de la vision. Savelli remet sous nos yeux la chambre de Marilyn. « Un canapé-lit, sa courtepointe de satin ; plusieurs bibliothèques ; une valise en guise de chevet, un tourne-disque, une chauffeuse, des lampes, aux murs des reproductions de tableaux : la chambre de Beverly Hills, aujourd’hui The Avalon, ressemble à tout sauf à une suite de luxe. On imagine presque une soupente. » La courtepointe de satin fonctionnerait presque comme le tapis magique des Mille et une nuits. D’ailleurs, on lit les quatre-cents pages de Musée Marilyn comme sous le charme d’une nouvelle Shéhérazade, d’une inlassable conteuse qui fait défiler sous nos yeux les images de Marilyn.
La photographie d’Eve Arnold est célèbre, où Marilyn lit Ulysses, vraisemblablement le monologue de Molly. « Version idéale de la beauté blonde au grand air, entre jeu et littérature, à l’abri du monde, à l’heure dite magique de la lumière d’or. » Les joyciens connaissent bien cette photo datée de 1955, puisqu’elle figure en couverture d’une des meilleures introductions à l’impossible bouquin, Ulysses and Us de Declan Kiberd (2009, multiples rééditions).
Sans doute que la théorie des deux corps du Roi (de la Reine), dont parle Pierre Michon après Kantorowicz, ne tient pas face à Marilyn en qui unicité vaut pour multiplicité. Reproduction du corps de la Reine — de son icône — à l’ère du spectacle permanent : « … il va falloir vous y faire, je ne suis pas une copie. Je suis unique, même double, même triple, même démultipliée, sur tous supports, dans vos esprits. » Son nom est contagion, car elle est plusieurs, et il n’existe pas de remède. Marylin s’est inoculée en nous. Elle lit au livre de nous-mêmes, de notre désir.
Marilyn lisant, Marilyn en lectrice. « C’est vrai tu n’es plus en tailleur, en talons, mais en jeune femme concentrée, rivée à son livre. Cette photo-là, précisément, de nombreux écrivains et bibliothécaires la chérissent sans doute. La tête en appui sur le revers d’une main, une jambe de pantalon retroussée au-dessus du genou comme pour plus de confort, maquillée sans sourire tu lis Guerre et Paix de Tolstoï, Leaves of Grass de Walt Whitman, un mystérieux How to develop your thinking ability. Qui te les a conseillés ? Peu importe. Ou plutôt si : qu’on t’imagine chez les bouquinistes. Quelque chose en nous, alors, s’apaise, comme si la beauté pouvait venir et n’avoir pas de prise, être sans enjeu. » Toujours déjà en abyme, Marilyn devient elle-même une image de nous-mêmes, lisant le livre de Savelli. Peut-être existe-t-il une photo de Marilyn où elle-même lit le livre de Savelli, Musée Marilyn. Pourquoi pas ?
En tout cas, Musée Marilyn transmue les photographies de Marilyn en texte. « Plutôt qu’une planche-contact, tu es un livre, sais-tu ? » Souvent, on parle ainsi directement à Marilyn, quand il est question de tel cliché des débuts par exemple, où on la voit courir dans la Vallée de la mort : « J’aime que tu sois une autre que ce résumé de toi-même, planétaire justement, qu’on ne cessera de voir ensuite, mèche blonde, bouche rouge, mouche foncée. » Ou encore, cette autre adresse, belle et terrible : « Tu meurs en 1962 et sur la photo du légiste, malgré les flétrissures, les taches, le bistouri qui relâche la peau, c’est presque la même image, c’est fou. »
Oui, c’est fou. Savelli propose d’anatomiser le regard photographique et formule une grande et belle question : « les photographes et les actrices fonctionnent-ils de la même manière ? Est-ce que quelque chose les unit, ou les place en rivalité ? » C’est aussi, en reflet ou par ricochet, un peu le portrait des photographes qui s’esquisse dans ce livre, dans cette Volte-face. On évoque donc Lawrence Schiller, photographe borgne ou presque, bavard et ambitieux, auteur d’un Marilyn and Me ; Willy Rizzo qui a photographié Marilyn pour Paris Match et qui se retrouvera dans… Les Bijoux de la Castafiore ; Eve Arnold bien entendu, à qui l’on doit un livre intéressant ; Philip Halsman qui a photographié les moustaches de Dalí, inventeur également de la jumpologie — art qui consiste à photographier les modèles en plein saut — mais aussi accusé du meurtre de son père ; Milton H. Greene dont les photos seront mises aux enchères en Pologne en 2012 ; Frank Powolny qui prendra la photo à partir de laquelle Warhol fera son Diptyque, etc. L’anatomie d’un regard pluriel est pratiquée par Savelli, et le geste en est assuré : « Il faut une grammaire de l’apparition : surligner sans hypertrophier, rendre évidents ces atouts merveilleux sans tomber dans l’outrance ni se rendre invisible. » Que ce soit le regard des nombreux photographes, ou encore le nôtre, tous contribuent à produire l’image, le « résumé » de Marilyn. Et Musée Marilyn a pour fonction non pas de ressasser l’évidence stérile d’une icône, mais de déplier le résumé, de raviver la force d’un corps.
Il y a différentes manières de passer à côté de l’œuvre de Raymond Roussel, d’ignorer la forme si particulière de son génie. C’est généralement la mort de Roussel qui sert de point de départ à ses lecteurs. Terrible constat dans Comment j’ai écrit certains de mes livres : « Et je me réfugie, faute de mieux, dans l’espoir que j’aurai peut-être un peu d’épanouissement posthume à l’endroit de mes livres. » On commence à lire Roussel, quand on le lit, depuis sa mort, reprenant fatalement l’œuvre à rebours. Au risque peut-être du contresens. De fait, comment occulter le Procédé ? Ne vaudrait-il pas mieux retrouver un Roussel inspiré, une sorte d’héritier de Nerval ? Car au fond, le soleil que Roussel disait porter en lui est plus brûlant que la mécanique quand bien même géniale du Procédé. Or, tout se passe comme si le Procédé avait éclipsé le grand soleil de Roussel.
Une manière pas trop mauvaise d’entrer dans le monde de Roussel, mais c’est, une fois encore, à rebours, depuis la mort, consiste à lire le petit livre de Leonardo Sciascia, Atti relativi alla morte di Raymond Roussel, initialement publié aux éditions Esse, à Palerme en 1971. Généralement, on lit ce petit livre tel qu’il a été repris chez Sellerio, toujours à Palerme, si possible avec la très belle préface de Giovanni Macchia. Celle-ci a été traduite en français par Jean-Baptiste Para et figure dans le numéro 714 de la revue Europe, consacré à Roussel. En voici un extrait : « Roussel à Palerme, écrivain fini, est comme un clown en vacances. À court de numéros il ne lui restait plus qu’à miser, inconsciemment peut-être, sur un renversement de l’imagination. L’imagination appelait désormais à son secours la réalité. Et grâce à la drogue, cette réalité hébergeait les débris objectifs d’un imaginaire déjà éteint, mais qu’il pouvait exciter de manière mécanique, à coups de médicaments et de barbituriques susceptibles de le conduire aux confins de l’extase, dans la pure euphorie. »
L’ouvrage de Sciascia avait été traduit en français une première fois en 1972 par Giovanni Joppolo et Gérard-Julien Salvy, aux éditions de L’Herne (collection noire), mais cette édition est épuisée. Allia vient de faire paraître une nouvelle traduction de cette enquête, par Jean-Pierre Pisetta. La mort de Roussel, avec ses points de mystère, nous est donc à nouveau accessible, et le livre de Sciascia constitue une sorte de passerelle, de Roussel jusqu’à nous. Non que ces Actes explicitent l’œuvre, mais ils tâchent de mettre en lumière les derniers jours de Roussel à Palerme. Mais ce qu’on lit aussi bien, c’est le récit méticuleux d’une enquête bâclée en ce mois de juillet de l’an onze de l’ère fasciste. Cette note de Sciascia en dit long sur la mort de Roussel au Grande Albergo et des Palmes, si étrangement passée sous silence : « Le 15 juillet, les deux journaux palermitains — Il Giornale di Sicilia du matin, L’Ora du soir — ne rapportent pas la mort de Roussel. Les pages des faits divers citadins parlent de la découverte de squelettes humains place Acquasanta, de la ruade envoyée par une mule à un paysan, de la rossée que reçut un agent d’assurances rue Cavour et du ‘‘malheur d’un coiffeur en secondes noces’’. Aucune mention indiquant, comme dans la nouvelle de Pirandello, que ‘‘dans l’hôtel, Untel est mort’’ ». Compulsant les archives, Sciascia trace habilement les contours de l’énigme de la mort de Roussel, sans pour autant céder à la fascination que peut susciter cet auteur.
Aujourd’hui, à Palerme, nul ne se souvient de Raymond Roussel. Le livre de Sciascia n’est pas forcément disponible à la boutique Feltrinelli de la via Cavour. Avec un peu de chance, on en trouvera un exemplaire à la Stanza di Carta, l’élégante librairie tout en hauteur installée dans un ancien campanile, sur la via Giuseppe D’Alessi, non loin des Quattro Canti.
Raymond Roussel : merveilleux, sciences (et) fictions
sous la direction de Christophe Reig et Hermes Salceda
Fondée par Michel Minard en 1954, « La Revue des Lettres modernes » est une collection de séries monographiques et thématiques consacrées aux écrivains modernes et contemporains.
Giacometti a séduit nombre d’écrivains : ainsi Sartre, Genet, pour ne mentionner que les plus célèbres. Yves Bonnefoy consacre à l’artiste une monographie magistrale (1991). Le regard posé sur Giacometti est devenu, en soi, écrasant. Il réprime toute velléité de dire quoi que ce soit à l’endroit d’une œuvre qui, déjà, par ses propres moyens, impose le silence.
La parole de Jacques Dupin, par son exigence, et son retrait, continue néanmoins d’opérer une brèche insistante, d’ouvrir l’œuvre de Giacometti à elle-même. De la restituer, telle quelle, sans jamais prétendre en éventer le mystère. Tout l’inverse du découragement savamment prodigué par la critique réputée sachante ; à rebours aussi d’interprétations plus inspirées que véritablement inspirantes.
L’ouvrage de Dupin consacré à Miró est, lui, inspirant. En cela que Dupin veille à ne pas encombrer de ses propres considérations la peinture de Miró. Le Miró (1961, réédition augmentée en 1993) est sobre et puissamment informatif. Le rêve peut décoller à partir de pages d’où rien ne dépasse (près de 500 tout de même). Car c’est au lecteur de ce beau livre d’effectuer le franchissement, d’aller à l’œuvre. Dupin se contente alors de désigner le chemin. Ses textes sur Giacometti semblent exécutés d’une main plus tremblante. Éclats ou approches, ils visent à cerner autrement, de manière plus intuitive que méthodique.
Dupin a écrit la première monographie sur Giacometti (Textes pour une approche, 1962), mais il a laissé à Bonnefoy le soin d’établir la grande « biographie » de l’œuvre. Dupin a quant à lui disséminé plusieurs textes sur l’artiste. Excellente initiative des Éditions P.O.L. que de les réunir. Manque au sommaire l’entretien accordé par Dupin à Michael Peppiatt en 2012 (Europe n° 1073-1074, sept.-oct. 2018, pp. 282-304). Il vaut autant, sans doute plus, par la présence de Dupin que pour les anecdotes sur Giacometti : on y voit couler le sang d’un poète. Cette absence est largement compensée par la préface de Dominique Viart, qui donne idéalement accès au territoire que Dupin cartographie avec minutie — travail d’épargne, tracé en creux. « Nul doute : le poète est ici dans un pays de connaissance. »
« La Réisophie est une réisophie, un point c’est tout. »
Laurent Albarracin fait paraître un nouvel ouvrage, une suite à Res Rerum (Arfuyen, 2018), nous dévoilant de nouveaux aphorismes et poèmes que l’on doit au Collège de Réisophie, mouvement occulte, aussi profond, quoique plus mystérieux, que la ‘pataphysique.
Les mots des Réisophes effectuent une étrange sarabande, où le Même et l’Autre sont appelés à se confondre. Quelquefois, on songe au Parménide, ou à quelque joyeuse sagesse antique. Souvent les mots font la ronde pour mieux se diviser en eux-mêmes.
Si la partie joue sa partie dans le tout,
Le tout, lui, joue le tout pour le tout
Dans la partie.
Réisophie pratique, #20
À quoi reconnaît-on un grand poète ? À cette faculté, sans doute, qui consiste à faire coïncider le tout avec le tout, de sorte que la somme des parties, au sein du tout procuré par le poème, soit supérieure à l’ensemble de ses parties. Le poète retourne donc comme un gant une formule célèbre et, semble-t-il, apocryphe. Chez Albarracin, qui élève justement l’apocryphie à un art subtil, cela se manifeste par une réversibilité généralisée, que vient compléter la loi du comme réisophique :
Comme le trois règne dans le un,
Comme l’étoile règne secrètement dans la pomme
Et comme la pomme est la pomme de la pomme
Réisophie pratique, #105
De pareilles sentences s’énoncent pour de rire. Car il est du devoir du poète, et plus particulièrement du Réisophe, de nous enseigner la défiance quant au sérieux des lois. À commencer par celles de la grammaire et du sens. Secouer le langage pour voir ce qui en sort. Ainsi, les mots tremblent, questionnent les ressemblances, mais aussi la schize de toute chose (sujet écrivant y compris, comme pulvérisé dans l’anonymat réisophique).
Le commerce réisophique s’étoile dans le comme ; la pensée des identiques ou des presque semblables (nouveau Théâtre des Incomparables) prolifère de proche en croche :
tout et bout
amende et amande
visée et visions
pain et pêne
fruit et bruit
perler et parler
centre et ventre
etc.
Ces redondances fécondes par quoi le langage se replie sur le langage (paires minimales façon Saussure, Brisset ou Roussel), ouvrent les choses à elles-mêmes, donnent à désintégrer le grand rébus du monde.
Faire vasciller, donc, l’arbitraire du signe. Cratyliser le monde, prendre les mots pour des choses et faire rimer les choses entre elles, toujours selon une essentielle schize :
Une chose n’est un morceau du monde
Que parce que le monde s’y déchire
Réisophie pratique, #18
Dans le comme dort la pomme, et c’est le comme de la pomme qui est l’objet réisophiquement recevable. Le comme est comme quelque chose d’autre (bien sûr que la poésie relève de quelque autre chose), mais je ne saurais décider, pour autant, si le comme est comparable à quoi que ce soit.
Il arrive que le comme s’applique à la pomme entière d’une proposition. On nous explique, au fragment 81 du Manuel de Réisophie pratique, que la formule, tautologique entre toutes, « Un chat est un chat » est « un peu comme le chat ». Un peu… Cet un peu-ci vient troubler le paisible ronronnement des choses dans leur identité.
À replier l’identité sur elle-même
On la fait dormir en rond comme un chat,
Comme si l’identité à la fin se recourbait sur un comme
Sur le comme du chat quand il ferme les yeux
Et qu’il a l’air de regarder au fond de lui.
Réisophie pratique, #81
Cet « un peu » est un inframince glissé entre les mots et les choses. Cet accroc dans le langage, sur lequel trébuchent, par exemple, Raymond Roussel ou Gherasim Luca, est aussi le grand levier du rêve.
Mais il est une inquiétude fondatrice chez le Réisophe ; ce Sorgen se traduit volontiers par un souci, souvent drolatique, qui porte sur les mots. Une apparence d’insouciance dans le souci même, qui fait penser à l’œuvre puissante et apocryphe du professeur Frœppel, à ses exercices fameux : (« Quel est le plus long chemin d’un point à un autre ? » ; « Comment vous représentez-vous une absence de poisson ? Faites un dessin. », etc.). Il est au reste incontestable que Frœppel a participé, à un moment ou à un autre, de près ou de loin, aux travaux du Collège de Réisophie, de même que Roussel ou Luca.
Les chats ne sont rien (que des chats) et il est donné aux grandes figures félines du rien de s’étirer à l’infini, d’accéder au cœur du monde. De comme en pomme, le Réisophe fait se frotter des ressemblances formelles et sauvages. Et le chat de devenir un grand fauve impalpable :
Calmement, transparent à sa propre puissance,
Le tigre se glisse dans le décor.
Incognito et intouchable,
Il passe entre ses rayures.
Réisophie pratique, #189
À ce compte-là, le chat peut devenir zèbre ou tonneau décerclé : les propositions réisophiques sont une manne d’analogies nouvelles, sous la forme de paralogismes saisissants, ravivant l’anagramme bien connue de l’image et de la magie. Ce Manuel de Réisophie pratique fait d’ailleurs ouvertement signe à la magie, par son titre même.
Je crois ne pas me tromper, en disant [en le répétant] qu’il s’agit chez Albarracin d’un geste que l’on trouve déjà chez Malcolm de Chazal : la poésie d’Albarracin interroge l’évidence du secret, le secret même du secret. Poèmes et apparadoxes, les propositions réisophiques obéissent à un sens-plastique ou à un sens magique que le rieur Mauricien pratiquait avec délectation.
La Réisophie joue au jeu de la séparation/réparation (= Dichten), mais il n’est pas question ici d’une « critique de la séparation » — encore que ? Plutôt d’un geste poétique qui engage avec lui une nouvelle genèse. À mieux dire : le Réisophe est en quête d’une parole d’avant la chute, d’un babillage adamique. Bonheur dans l’expression, félicité dans la tautologie : il convient d’emparadiser les mots, selon une sophistique heureuse, proche du bonheur des logiciens.
Lisant l’œuvre des grands Réisophes, au nombre desquels je compte Malcolm de Chazal ou Boris Wolowiec (qui joue ces derniers temps avec le feu), on retrouve l’éternité enclose en chaque chose, l’étoile éternité, l’étoile retrouvée, l’éternité réparée — on voit comme la mer se mêle au soleil. Malcolm, Wolowiec et Albarracin dialoguent, communiquent. Triangulent, en un mot. « Comme le trois règne dans le un » (#105). Ces quelques évidences ramassées ici sont insuffisantes et partielles. Je m’appliquerai, plus tard, à dessiner avec davantage de soin la figure que j’entrevois, à dire combien ce trio relance les enjeux du poème.
Le livre se présente comme des « chroniques ». Ce sont des chants aussi bien, au nombre de dix. On y perçoit, surtout, des notations. J’imagine Condello prendre des notes, sur des bouts de papier, des tickets de caisse, dans des carnets, sur son téléphone. D’ailleurs il s’en amuse, à l’occasion d’un poème pris à fleur de quotidien, lorsque son téléphone lui propose intuitivement « part de pizza » au lieu de « part de rêve ».
Le vers crénelé, les mots décrochés — posés parfois comme à la diable — témoignent d’une catastrophe du sens. D’autres fois, ce sont aussi des blocs de texte, sans ponctuation, lorsque les digues cèdent. Cela s’appelle la vie. Et il convient d’ « enregistrer » celle-ci, aussi intégralement que possible, à la manière d’épiphanies. (« Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettre d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentent les moments les plus délicats et les plus fugitifs.» (Joyce, Stephen le hero)).
La part de « pizza », donc, comme une épiphanie, puisque le poème s’empare du réel et du virtuel. Mais il tâche surtout d’aller au fond des choses — au risque peut-être de perdre la poésie. Une des forces de Guillaume Condello est de laisser se perdre le poème, d’écrire comme à perte. Écrire sans que cela fasse poésie. Sans posture. Selon un geste qui tend à mettre le poème en péril. Mais c’est également un sauvetage.
Aussi, le spectacle de la politique est-il enregistré à même le corps meurtri du poème, avec, par exemple, les sempiternelles soirées de second tour des élections françaises. « à chaque élection remontent / les fragments d’une chronique / de l’oubli ». Plus profondément encore, tressé de mémoire impossible, le cauchemar de l’histoire hante les chroniques de Condello : « je me souviens / des chemises noires ou brunes / mon grand-père avait vu passer / admiratif / Mussolini / si grand dans les yeux d’un enfant ». Dans Tout est normal, ce n’est pas tant de mémoire que de conscience qu’il s’agit. Ou alors d’une mémoire qui s’invente consciemment, consciencieusement, avec les moyens du bord (« je me souviens / (je l’ai vu sur internet) »). Les épiphanies de Condello creusent dans l’ordre des choses ; l’excavation donne à lire le monde, sa barbarie, sa bêtise, la maladie, l’amitié, l’amour. Pour tout dire, les épiphanies de Condello offrent une forme de grâce, au moment où, passée corps et âme de l’autre côté, l’expression fixe avec justesse le vertige du quotidien, de l’impossible normal. « tout était normal / sinon / les choses défaites ».
La poésie de Condello trouve sa modulation la plus intime, sa clef, lorsqu’elle est dite. Elle joue son corps et sa précision dans la voix même de Condello.
« Mon père, reviens, lave-nous, lèche nos corps ; les hommes et les femmes qui les pressent ne les connaissent pas, nos corps sont des vêtements qu’ils mettent sur leurs corps imparfaits. » Cela pourrait être du Claro. C’est de Guyotat.
… nos corps sont des vêtements qu’ils mettent sur leurs corps imparfaits — cela consone, je trouve, peut-être un peu lointainement, avec le titre du livre de Claro, Sous d’autres formes nous reviendrons. Bien sûr, il ne s’agit pas là de la même épopée — Claro mène une guerre plus intime — mais j’aime à lire Claro avec Tombeau pour cinq cent mille soldats quelque part au fond de l’oreille. Ou mieux encore, avec Eden, Eden, Eden. Claro s’obstine et s’acharne dans la langue, là où d’autres seraient amenés à prier — « l’homme ravale ses prières au goût amer ». C’est presque une forme de mystique ; une éthique de la langue en tout cas : « extraire du vide la forme corporelle du langage ».
L’écriture est un autre nom pour la mort, impossibilité dont elle prend acte et, partant, ô vanité, s’en pare et s’en défait — « serait-ce l’énigme de la mort vivante qui scintille dans le travail d’écriture », dilacère cette affirmation même. Au sens où la vie consiste à « brûler des questions », comme dit Artaud, qui est au nombre des figures qui innervent la rhapsodie de Claro. L’Ombilic des limbes se rejoue ici, et peut-être ne faut-il pas trop « laisser passer » la littérature, pour citer, une fois encore l’Antonin. Ou bien qu’elle trépasse un bon coup, dernier couac pour finir encore, qu’on n’en parle plus de la sainte littérature, cette vieille belle chose increvable, futile et oubliable à merci. Qu’elle claque pour qu’advienne l’écriture. Qu’elle crève et devienne vie. [lire l’intégralité sur poezibao]
Le voyage ? Non, la promenade. L’émerveillement à deux pas de chez soi. Un écart et un tracé − anagrammes, aller-retour. Les Grandes Soifs, soit une rêverie féconde à partir des mots, essentielle mantique. Et, chemin faisant par les mille sentiers de l’imaginaire, l’invention constante d’un territoire. Invention au sens de découverte : Joël Cornuault révèle les pays qu’il arpente. On lui doit aussi, mais cela participe de la même Wanderung, la très élégante revue des Pays habitables chez Pierre Mainard (cinquième livraison en mars 2022).
Je l’imagine écrire à la plume, et c’est là même que cela ressortit finalement au voyage, qu’on a une sensation d’écriture « retour des pays chauds » ; oui, je me dis que Cornuault compose ses grandes soifs avec cette encre bleu des mers du sud qu’employait André Breton, comme nous le rappelle Pierre Michon. Dans la lettre, par exemple qu’il adressa à l’auteur du Château d’Argol le 13 mai 1939 [voir ici]. Julien Gracq, au reste, est bien présent chez Cornuault. C’est dans ces Grandes Soifs une dilection pour la géographie (très belles pages consacrées à Élisée Reclus), une passion pour Breton aussi, qui me fait songer à Gracq. Fourier, autre grande figure tutélaire que Cornuault partage avec Breton − cette « exhubérance définitive » −, garantit sa puissante vitalité au regard de Cornuault, assure aux pays inventés, rendus habitables par la rêverie du promeneur, leur horizon d’utopie, leur principe espérance ou leur inexorable point de fuite.
L’encre bleu des mers du sud donne accès à ce que Cornuault définit comme un « romantisme du charbonnier ». La formule est admirable. J’y trouve le bon Curé d’Ars, la brouette du Facteur Cheval, le génie batracien de Jean-Pierre Brisset, les divagations de Jean-Paul Richter, des logogriphes hétérodoxes et splendides façon art brut ou enfants du limon. Et il va sans dire que le Bourbonnais de Cornuault coïncide secrètement avec la Bourbon de Jules Hermann. Ce d’autant que Cornuault, avec les paréidologues Tanquerel et Backes est aussi un redécouvreur des Gamahés de Jules-Albert Lecompte (voir Des Pays habitables n° 2, pp. 35-47). C’est tout un inframonde que désignent les Grandes Soifs.
Cornuault est un bouseux subtil ; sa rêverie résonne avec celle, par exemple, d’un Pierre Bergounioux (et on a vu que Michon n’est pas loin). Ce qui ne l’empêche pas − au contraire − de maintenir sa rêverie dans l’Ouvert, comme en témoigne par exemple sa méditation sur la Wilderness.
Cornuault exhume les signes, les failles et les traces de sous le monde unifié unidimensionnel qu’est devenu le nôtre. Il propose un De Signatura Rerum. Son « lyrisme des ferronneries », il le partage avec Jean Tardieu dans La Part de l’ombre. Grandiose méditation, aussi, sur les bancs publics (Cornuault s’est-il assis sur ceux de Vézelay?). C’est au fond quelque chose de très enfantin. Comme de voir des formes dans les nuages. Mais il n’est pas donné à tout le monde de saisir aussi finement la grande anagramme du monde, et de la donner à lire.
Il faut y aller voir, soi-même. Cent vingt-quatre pages parues au Cadran Ligné.
Les livres de L’Atelier contemporain se présentent généralement comme des livres d’images, dont l’iconographie, riche et bien présente, participe de l’économie, de la logique même de ces élégantes publications. Ouvrages fabriqués par un éditeur-héros, bouquins faits pour le regard, où pictura et poesis se nourrissent l’une de l’autre. Mais il arrive que l’image, la pictura, soit laissée de côté. Sans pour autant que le livre devienne autre chose qu’une injonction séduisante au regard, à la pensée. Partant, au désir.
Les Salons de Giorgio Manganelli (2018, première édition italienne : 2000, chez Adelphi) rassemblent trente-cinq comptes rendus d’exposition qui, chacun, en appellent au regard du lecteur, mais ce sont, ici où l’on ne nous dit rien, des proses avec figures absentes, dont on ne discerne pas immédiatement — ni peut-être jamais — les contours ou les ombres portées. Cette absence exige une acuité autre. En cela que la clarté de Manganelli travaille avec de l’indiscernable. Eau, vent, éléments — formes fragiles, combien proches du naufrage.
Comme issu d’un lumineux sauvetage, le premier de ces textes, « La mâture de l’aube » — trois pages de cristal maitrisé —, ne semble pointer sur aucun objet défini. En tout cas, on ne nous en garantit pas l’accès. On répugne donc, en retour, à en faire la description ; ce serait une descrizione della descrizione, une de plus, sans que l’on sache de quoi il retourne exactement.
Laissons parler l’image d’elle-même, sans sa figura, telle que Manganelli la laisse infuser et diffuser tout à la fois. « Un char des dieux, la juxtaposition de visages instables et autres semblables, un atermoiement champêtre, une frénésie de gondoles, et la délicatesse d’un bâtiment dessiné et décomposé, tout fait allusion à une sublime turbulence inachevée, un frisson de formes innombrables qui sont tout à la fois des ombres et des reflets. » On doit la traduction de ces Salons à Philippe Di Meo, qui saisit l’italien allusif de Manganelli et le porte au plus près de nous. À mieux dire, le ramène à nous, ici-bas, en France, à hauteur de cette précaire rationalité qui, pour tout dire, nous empêche de comprendre combien l’auteur de Hilariotragoedia (1964) est joueur et profond. Et riche et varié. Ce d’autant que Manganelli, écrivain au génie exigeant, place l’évidence (absente) sous les yeux de qui le lit. « La fièvre inépuisable du ciel heureux s’en remet à la brève, labile conclusion d’une carte, gouvernée par une main innombrable. »
Manganelli nous donne à voir (à rêver) un Isolario vénitien de 1534. La méditation à partir de portulans ou de cartes maritimes est sans doute infinie : Giacomo de Maggiolo, Piri Re’ is, Diogo Ribeiro — autant d’artisans de l’impossible. « Et comment ne pas se souvenir que derrière cette extraordinaire entreprise cartographique et picturale, s’étend l’espace du voyage d’Odysseus, autre habitant de l’Isolario ? » Le plus beau, c’est que cet ouvrage de Benedetto Bordone (illustrateur par ailleurs du plus beau livre, a-t-on pu dire, de tous les temps, Le Songe de Polyphile), aurait pu, tout aussi bien, ne pas exister. C’est désormais indifférent, puisque Manganelli en a parlé. Bien sûr que la poésie vient avant le monde. Que m’importe, au fond, si Dublin ou Strasbourg existent bel et bien, puisque Joyce et Jean-Paul Klée en ont parlé ?
Très vite, parcourant les Salons de Manganelli, on prendra le parti de la rêverie. J’aperçois pour ma part le Consul Firmin, pour son dernier jour, dans les pages consacrées à l’éphémère Empereur Maximilien (1832-1867). « Maximilien partit pour le Mexique comme dans sa jeunesse il était parti pour Smyrne, ce lieu cher aux historiens de la Vénétie et de Vienne. Peut-être que Maximilien se demanda si le monde était un théâtre ou un bonheur-du-jour des stupeurs, ou s’il était l’une et l’autre chose : mais certes, il ne douta pas que sa vie dans ce monde fût stupeur. Voici qu’il s’embarque dans une exultation de rames, mais c’est également un adieu ; il quittera Miramar pour toujours ; mais en échange, en un troc sinistre, le destin lui offre le Mexique tout entier et une couronne d’empereur. Impossible. Divertissant. Somptueux. Fastueux. »
Ce livre d’images propose une surprenante méditation à partir de la peinture de Paul Delvaux. Il est alors question d’ « Illustrations pour livres inexistants », pour aboutir à cette abyssale question : « Donc : est-ce de la peinture ? Est-ce une littérature de l’inexistant ? Le néant illustré ? » Belle et presque ineffable, l’interrogation se répercute au fil de ces Salons aux figures absentes.
Quel est le lien entre Finnegans Wake et de Gaulle ? La question peut paraître saugrenue. Colombey est une fête, le premier livre d’Aurélie Chenot, nous apprend cependant qu’il existe un rapport entre James Joyce et la commune de Haute-Marne rendue célèbre par le Général, bien que l’auteur d’Ulysse ne mît jamais les pieds dans ce village. [lire en entier sur Diacritik]
Ulysse de Joyce a cent ans. Il y a du vertige dans la simple énonciation de cette formule : Ulysse a cent ans. Ce roman hors normes a paru en volume le 2 février 1922, grâce aux bons soins d’une éditrice vaillante sinon téméraire, Sylvia Beach, à l’enseigne Shakespeare and Company, au 12, rue de l’Odéon, à Paris. L’arrivée des premiers exemplaires de Ulysses, ouvrage de langue anglaise (et quel anglais !) à la couverture bleue, au titre en grandes lettres blanches — bleu et blanc pour évoquer les couleurs de la Grèce —, composés, imprimés et façonnés à Dijon par Maurice Darantiere, arrivèrent à Paris en gare de Lyon, par le train-express de 7 heures. Cela fait désormais partie de l’histoire littéraire.
Il faut avoir bien à l’esprit l’impact de ce roman après lequel les choses ne seront plus jamais les mêmes en termes d’écriture sinon de pensée. L’influence de Joyce est constante ; on ne compte plus les écrivains, de Malcolm Lowry à Georges Perec, se réclamant de lui. Comme le disait alors Richard Ellmann, l’excellent biographe de Joyce, nous n’avons pas fini d’apprendre à être les contemporains de Joyce. Même cent ans après Ulysse, nous éprouvons une réelle sympathie pour Leopold et Molly Bloom, et les théories échafaudées par Stephen Dedalus continuent tour à tour d’égarer ou d’envoûter.
Faut-il rappeler la superstition de Joyce quant aux chiffres ? L’auteur avait exigé que son roman paraisse le jour de ses quarante ans. Ulysses, le titre original du roman, comprend sept lettres. « L’esprit mystique aime le sept, » comme il est dit à la bibliothèque, à l’occasion du neuvième épisode de cette épopée grecque, sémite et irlandaise qui se déroule en un jour à Dublin, laquelle comprend en tout et pour tout dix-huit épisodes. Dix-huit étant le chiffre hébraïque de la vie. « Si mon livre n’est pas fait pour être lu, la vie n’est pas faite pour être vécue. » Ainsi Joyce justifiait-il son génie, peut-être incompréhensible, reliant indissociablement le livre et le vivre. Expérience de lecture-vie sans solution possible de continuité — voici Ulysse.
Il est dix heures du soir, le 16 juin 1904. Nous sommes à la maternité de Holles Street, à Dublin : Léopold Bloom rend visite à Mme Purefoy, qui est sur le point d’accoucher. On retrouve Stephen Dedalus ainsi que Buck Mulligan, entre autres carabins adorateurs de la dive bouteille.
Nous voici dans la plus folle des dix-huit sections d’Ulysse de James Joyce : ce qui se joue dans ce passage relativement autonome (à travers une reprise drolatique de l’épisode des Bœufs d’Hélios de l’Odyssée), n’est rien de moins que l’incarnation sensible de l’anglais en la totalité de ses métamorphoses historiques. Nous assistons en effet à une véritable maturation qui traverse le moyen anglais, passe par le parler fleuri des faubourgs, pour aboutir à l’argot le plus haut en couleurs.
On ne voit pas gageure plus grande, texte plus impossible à rendre en français. En 2004, c’est d’ailleurs le seul chapitre de la nouvelle édition d’Ulysse qui n’ait pas fait l’objet d’une nouvelle traduction, après la version de 1929 qui avait reçu l’aval de Joyce. C’était sans compter sur l’audace et la virtuosité d’Auxeméry (lui-même poète, mais aussi traducteur de Pound, H.D., Catulle ou Reznikoff), qui nous offre ici une version des Bœufs du Soleil aussi puissamment jubilatoire que l’originale.
Jean-Michel Rabaté a consacré de nombreux ouvrages à James Joyce, où il prend acte aussi bien de Jacques Derrida que de Jacques Lacan. Ainsi, dans le sillage de Jacques Aubert, Rabaté contribue à façonner le Joyce français, tout comme, par exemple, John McCourt ou Enrico Terrinoni étudient le Joyce italien à la suite de Giorgio Melchiori. Mais Rabaté sait aussi élaborer de savants développements, notamment à partir de Max Stirner (voir : JamesJoyce and the Politics of Egoism (Cambridge University Press, 2001)). Comme chez beaucoup de lecteurs de Joyce, l’intérêt de Rabaté va également à l’œuvre de Samuel Beckett. Tout dernièrement, il a fait paraître un Beckett and Sade (Cambridge Elements, 2020), petite étude comparatiste élégante et surprenante où l’on croise notamment Mario Praz, auteur que l’on a un peu oublié, mais dont les pages sur le romantisme noir ont encore beaucoup de vigueur. Beckett and Sade se conclut sur la notion lacanienne de jouissance. Cette conclusion ouvre en fait sur les autres ouvrages de Rabaté, plus particulièrement sur des études où il est question de Joyce.
Le rire, la jouissance et la prodigalité animent la pensée de Rabaté dans ses ouvrages récents : Rire au soleil. Des affects en littérature (Campagne Première, 2019), Rires prodigues. Rire et jouissance chez Marx, Freud et Kafka (Stilus, 2021), Joyce, hérétique et prodigue (Stilus, 2021). Il convient idéalement d’avoir ces trois livres ensemble à l’esprit tant ils s’éclairent entre eux. Tandis que la notion de valeur selon Marx y est appelée à vaciller, la jouissance de Joyce y circule, mais aussi le rire de Kafka, l’égoïsme de Stirner, le Witz de Freud ou la farce métaphysico-poétique de Lacan. Je prends le parti de ne me concentrer ici que sur Joyce — cet infini-ci me suffit — mais comprenons bien que c’est réduire le propos de Rabaté, auteur que l’on ne saurait considérer comme un simple « joycien », un de ces tacherons critiques au service de ce que l’on a coutume de nommer la Joyce Industry. Car l’exégèse est ici mise au service de la pensée ; Rabaté emporte Joyce par devers lui, non pour lui faire quelque « bébé dans le dos » (selon l’expression fameuse de Deleuze), mais pour recentrer tout en les ravivant les enjeux et défis inhérents à son œuvre.
Cap au rire
Hohohoho, Mister Finn, you’re going to be Mister Finnagain! Comeday morm and, O, you’re vine! Sendday’s eve and, ah, you’re vinegar! Hahahaha, Mister Funn, you’re going to be fined again.
(Finnegans Wake (5.9-12))
Joyce offre un paradigme sans doute infini à ses commentateurs — un idéal terrain de jeu. Il y a bien de quoi s’y perdre. Mais Rabaté sait nous guider dans le labyrinthe de Joyce. L’Œuvre de James Joyce ou la trame de la vie, ouvrage paru chez Hachette en 1993, établit exemplairement la carte du territoire joycien. En langue française, c’est à ce jour la meilleure introduction à Joyce. Le livre comprend également un précieux florilège de textes critiques (près de la moitié du volume). Et l’on sait gré à Rabaté de n’y avoir pas fait figurer seulement les tenants de la French Theory (Lacan, Derrida, Cixous), mais aussi, entre autres morceaux de bravoure, un long passage du « James Joyce et le temps présent », l’éblouissant essai qu’Hermann Broch consacrait à l’auteur irlandais dans les années trente.
Déjà, le rire était présent dans ce petit livre vert : « tout un chacun trouverait de quoi s’amuser dans la veillée de Finnegan, le rire étant la première des vertus à être excitée, ‘‘réveillée’’ par cette immense carnavalisation de la culture européenne ». On entendait aussi bien le rire de Joyce dès Portrait de l’auteur en autre lecteur que Rabaté publiait chez Cistre en 1984, notamment dans la conclusion de cet étude, intitulée : « inéluctable modalité du risible », avec un clin d’œil à Stephen Dedalus sur la plage de Sandymount au matin du 16 juin 1904. C’était sur le même rire que concluait « Lapsus ex machina », article que Rabaté faisait paraître dans un dossier que la revue Poétique consacrait à Finnegans Wake en 1976 : « le lisible-risible, ce lisible qui nous atteint brutalement dans le rire qui nous prend au dépourvu dans une phrase ou un mot ». Formulant ces remarques en fin d’ouvrage ou d’article, Rabaté semblait voir en le rire de Joyce une sorte de point de fuite ; Rire au soleil et Rire prodigue veulent placer le rire au centre du propos.
Cela commence par un nuage de fumée. Celui qui enveloppait le séminaire de Lacan, rue d’Ulm : « Pendant plus de quatre ans, la voix de Lacan avait traversé ces volutes de fumée, son regard perçant les nuées qui, depuis Aristophane, allégorisent la pensée pure. » Ainsi débute Rires prodigues, qui se présente comme une méditation portant sur la notion lacanienne de jouissance. Celle-ci innerve la pensée de Rabaté. On s’en convaincra en lisant un article qui fait admirablement le point sur Lacan lecteur de Joyce, intitulé « Qui jouit de la joie de Joyce ? » [1].
Le rire, qui est peut-être le versant le plus vertigineux de la jouissance chez Joyce, Derrida en parle avec brio, en fait un oui-rire, une « jouissance par l’oreille » dans Ulysse gramophone (Galilée, 1985). De fait, la jouissance lacanienne touche au rire : « bien souvent, nous avoue Rabaté dans Rires prodigues, Lacan me donnait envie de rire lorsque j’assistais à ses séminaires ». Tout se passe comme si, de Derrida en Joyce, de Joyce en Lacan, Rabaté s’essayait à une sorte de généalogie du rire.
Dans Rire au soleil, Rabaté propose une réflexion sur Joyce et Blanchot, qu’il intitule « Maurice Blanchot et la jouissance de la joie ». Rabaté étudie la présence spectrale et à mieux dire la quasi-absence de Joyce chez Blanchot. Ce dernier ne manque pas de placer Joyce dans une sorte d’héritage mallarméen, mais Rabaté constate qu’avec Joyce, il pourrait bien s’agir d’un « des rares moments où l’on surprend Blanchot à parler d’un livre qu’il n’a pas lu, ou simplement parcouru ». Ce n’est pas l’enjeu ici ; Rabaté nous livre surtout une lecture serrée de Blanchot, et plus particulièrement de celui de ses romans que l’on lit le moins : Au moment voulu (1951), qu’il met notamment en perspective avec le cinéma de Godard.
Au moment voulu résonne, précise Rabaté, avec « les intuitions d’Emmanuel Levinas et de Georges Bataille », et cela va plus loin encore : Rabaté remonte la piste du désir et de la mort, suit du regard les fantômes, les absents. Pour mieux nous rappeler que « l’effort de l’écriture consiste à tenir une place dans un nulle part une fois que l’on a été expulsé, comme le savait si bien Beckett ». L’essai sur Au moment voulu suit de près de belles pages consacrées à la jalousie chez Joyce, ce d’autant que Rabaté souligne une parenté surprenante entre ce roman et le « quadrille érotique » à l’œuvre dans Exils, la pièce de Joyce autour de laquelle tourne une méditation sur « James Joyce Jaloux » [2]. On le voit, les obsessions joyciennes sont intimement tissées dans le discours de Rabaté ; elles en fournissent la trame même.
Bien entendu, Exils ne saurait être considérée comme une œuvre maîtresse (Rabaté s’en amuse en constatant non sans justesse que l’on dirait « une pièce d’Ibsen réécrite par Joyce »), mais il n’en est pas moins vrai que s’y jouent les grandes thématiques propres à Ulysse. Dont la jalousie et le doute. Peut-être perd-on le rire de vue dans l’étude consacrée à Blanchot, ou encore dans la lecture, quand bien même inspirée, de l’injouable pièce de Joyce. Rabaté vise surtout à souligner l’émergence ou la création d’un « affect nouveau », dont Joyce était bien conscient selon lui.
Car l’affect est l’objet véritable de Rire au soleil, comme Rabaté l’indique dans son introduction : « Il s’agirait de réconcilier le tournant linguistique de la psychanalyse entamé par Freud et poursuivi par Lacan avec une nouvelle ontologie prenant appui sur le corps pour en tirer un concept crucial, celui d’affect. » Les chapitres consacrés à Deleuze et à Lacan sont presque indissociables, tant ils envisagent la notion de manière connexe (bien que divergente). Rabaté propose dans la deuxième partie de Rire au soleil une vision prismatique de l’affect que viennent compléter les réflexions sur la jalousie chez Joyce et sur la joie chez Blanchot. Le rire en tant qu’affect est envisagé dans des développements qui traitent tour à tour (trou à trou ?) de Gide et de Rimbaud à travers Lacan.
Paru chez Palgrave en 2001, Jacques Lacan. Psychoanalysis and the Subject of Literature vérifie le truisme postmoderne selon lequel la French Theory s’énonce plus clairement en langue anglaise. Cet ouvrage de Rabaté constitue, en complément de la grande introduction de Joël Dor [3], une propédeutique efficace et stimulante à la pensée de Lacan, en particulier du Lacan qui se mêle de littérature et de poésie (Rabaté nous parle encore plus spécifiquement de Lacan poète dans Rire au soleil, mais aussi, dans une moindre mesure, dans Joyce, hérétique et prodigue). Pour bien saisir la grande geste de Lacan vers Joyce, il convient, en plus du Sinthome (édité en impeccable quadrichromie borroméenne au Seuil par les bons soins de Jacques-Alain Miller), de lire Joyce avec Lacan, ouvrage collectif (Jacques Aubert dir.) auquel participait également Rabaté [4].
Dans « The Theory of the Letter: Lituraterre and Gide », troisième chapitre du Jacques Lacan de Rabaté, Gide selon Lacan nous est rendu explicite, presque limpide. Dans Rire au soleil, à l’occasion d’un court article introductif rappelant le rapport de Lacan à l’auteur de Si le Grain ne meurt, c’est surtout le rire et le trou qui apparaissent, là encore dans le sillage de Joyce : « la lettre tourne toujours autour d’un trou qui relie le sujet à la jouissance, comme on le voit chez James Joyce. Et donc les symptômes de Gide seront remplacés par Joyce, appelé lui-même le symptôme mais écrit ‘‘Sinthome’’ ». Les « trous-rires » de Gide tels que les analyse Rabaté sont le fruit d’autant de coups de sonde habiles dans le Séminaire, et le premier chapitre de Rire au soleil permet, selon un habile survol, de suivre la lecture que Lacan fait de Gide.
Ma lecture de Rire au soleil et de Rires prodigues est partielle et partiale ; je me suis contenté d’en évoquer, de manière fort succincte, certains points seulement. Peut-être aussi que mon approche, qui répugne à n’être qu’un compte rendu, déforme ou infléchit quelque peu ces deux ouvrages du fait de ma perspective. C’est à peine si j’ai évoqué Rires prodigues, où Joyce et sa fille Lucia font néanmoins une apparition fugace à la fin du premier chapitre, « Rire le capital ». Mes omissions ou trous de lecture, notamment quant à Kafka et à Marx, ces manquements ne manqueront pas, je l’espère, de faire naître si ce n’est un désir de lecture, tout du moins un peu de curiosité à l’endroit de la pensée de Rabaté.
Joyce, hérétique et prodigue
Rendre compte d’un livre de Rabaté, c’est pour moi déballer ma bibliothèque. Relire les livres de Rabaté, ses articles éparpillés en revues ou en volumes collectifs m’aide à saisir la cohérence d’un propos où, qu’on le veuille ou non, tout est dans tout. Cette tendance est aggravée par le bout — joycien — de la lorgnette selon lequel j’envisage Rabaté. Joyce, cet Irlandais « presque infini » selon Borges (sous le haut patronat de qui est placé Joyce, hérétique et prodigue) ; Joyce, depuis qui écrire ni même penser ne veulent plus dire la même chose, n’a pas encore fini, cent ans après Ulysses, de nous troubler ou de nous questionner, et force est de constater que Rabaté a l’art de reformuler les énigmes joyciennes selon des angles surprenants, générant de nombreux questionnements : « en se réglant selon une géométrie que l’on peut dire fractale, le texte de Joyce s’ouvre à l’infini des interprétations. » [5].
Prenons de la hauteur. À travers le hublot d’un avion, Lacan et Derrida rêvent chacun de Joyce, en observant le paysage du Japon — voir Lituraterre et Ulysse Gramophone [voir aussi Ponge Lituraterre]. Rabaté fait de même lorsqu’il survole le Canada et qu’émerge la forme de la mosaïque [6]. Cette approche, toute de rapprochements intertextuels et de lectures rapprochées, qui consiste à survoler pour mieux prendre conscience du détail (dettaglio et particolare), Rabaté l’a faite sienne. Et sans doute n’est-ce pas là la moindre des exigences liées à ses livres, mosaïques où le particulier englobe et réticule le tout. Joyce, au reste, ne lui laissait pas le choix, qui a su jouer sur la singularité « égoïste » de Stephen Dedalus autant que sur la totalité polyphonique de Here Comes Everybody. Au fond, comme le dit si bien Rabaté, « tout sujet peut jouir de la joie de Joyce, en jouir aussi égoïstement que collectivement ». Joyce nous aide, chacune et chacun, à penser notre propre communauté imaginaire.
Observer le paysage depuis le hublot d’un avion, donc, mais à la longue vue. Cela peut faire sourire. Or, Joyce ne faisait pas autrement.
Joyce, par Cesar Abin, pour les 49 ans de l’intéressé
Joyce n’a jamais pris l’avion. Mais cet être loufoque — « aloof » au plus haut point — prenait le monde d’encore plus haut, comme le suggère l’extraordinaire caricature que Cesar Abin fit de lui en 1932, et l’une des photographies qui allégorisent le mieux l’auteur du Wake nous le montre déchiffrant à travers de sacrés hublots la mosaïque de son écriture.
Joyce par Gisèle Freund (1937)
Valery Larbaud, le premier, comparait la méthode de Joyce à de la mosaïque. En effet, dans Ulysses, déjà, il s’agissait d’écrire à la manière mosaïque (i.e. de Moïse) : les tables de la loi inscrite dans la langue des hors-la-loi. Rabaté fait le point sur l’écriture de Joyce, à laquelle il s’est au reste frotté de très près à l’occasion de son Joyce upon the Void (Macmillan, 1991), adoptant alors l’approche génétique [7]. L’historiographie joycienne retient la période où parut ce livre comme étant celle des Joyce Wars, ces querelles académiques autour de l’établissement du texte de Ulysses. Je ne suis pas sûr que la pensée critique en soit sortie grandie, mais le rire de Joyce a eu l’occasion de se faire entendre à l’occasion de ces débats dont le Wake semble avoir été, par avance, la chambre d’enregistrement : « What clashes here of wills gen wonts, oystrygods gaggin fishygods Brékkek Brékkek! Brékkek Brékkek Kékkek Kékkek Kékkek! Kóax Kóax Kóax! Ualu Ualu Ualu! Quaouauh! » (FW 4.1-3). De fait, les manuscrits et carnets de Joyce sont l’idéal cauchemar pour d’idéaux insomniaques, à Paris, à Anvers, à Buffalo, via Zoom et de partout… C’est la secte du Phénix, comme s’en amuse Rabaté faisant signe à Borges, à la fin de Joyce, hérétique et prodigue.
L’axe de l’hérésie en psychanalyse, qui plus est dans le champ joycien, avait déjà été abordé par Colette Soler dans son Lacan, lecteur de Joyce (PUF, 2019), ou de manière encore plus stimulante par Annie Tardits, dans un article paru dans Joyce avec Lacan. Joyce et Lacan ont un commun tropisme pour l’hérésie, et dans The Politics of Egoism, Rabaté rappelle la remarque de Nestor Braunstein — maître ès jouissance lacanienne — selon laquelle Joyce serait une sorte de double littéraire de Lacan, l’analyste profane de l’inanalysable analyste, qui légitime l’excentricité de son expression [8]. L’identification précoce de Joyce à Giordano Bruno a elle aussi de quoi fasciner. Rabaté médite efficacement à ce sujet dans les deux premiers chapitres de Joyce, hérétique et prodigue.
Avec The Politics of Egoism, Rabaté jetait habilement de l’essence non pas sur le bûcher du Nolain, mais sur un imaginaire anarchiste-égoïste (une sorte de mixte entre Max Stirner et ego analysis) qui ne demandait qu’à plus amplement s’embraser chez Joyce l’hérétique. Rabaté ne manque pas de convoquer Hans Blumenberg dans sa lecture de Giordano Bruno. De fait, l’auto-épuisement de Dieu (cf. La légitimité des temps modernes) a bel et bien quelque chose de profondément joycien. Rabaté prend également soin de rappeler la formule de Beckett consacrée à Descartes : « He proves God by Exhaustion » [« Il prouve l’existence de Dieu par voie d’épuisement. »], et la lecture que Rabaté propose de l’infini esthétique et mathématique chez Joyce me semble faire écho au célèbre article de Deleuze sur Beckett, ou tout du moins en réactive-t-elle le propos [9]. En tout cas, Rabaté n’hésite pas à mettre à contribution Derrida commentant la Géométrie de Husserl, faisant de ce dernier un héritier de Bruno. Et c’est aussi bien la formule « Jewgreek is greekjew. » qui brille au fond du propos de Rabaté : « Derrida tirera argument de cette coïncidence des contraires pour faire de Joyce un hégélien dont l’écriture fournirait une relève à la philosophie de l’Autre de Levinas et à la philosophie du Même de Husserl. Il s’agirait de se faufiler entre Husserl et Levinas pour réécrire une phénoménologie de l’esprit post-hégélienne. »
Rabaté s’intéresse au Joyce italien, non seulement à travers Bruno, mais aussi en relisant Guglielmo Ferrero, percevant en Joyce et en Ferrero les « fils prodigues de l’histoire ». Dans ce chapitre réapparaissent les « épuisés », lorsque Rabaté relit le passage de la boîte de biscuits à la fin de l’épisode du Cyclope dans Ulysse. Les biscuits seront digérés une fois encore dans le Wake : « I gave a box of biscums to the jacobeaters and pottage bakes to the esausted [cf. theexhausted, les épuisés] » (FW 549. 29-30).
Une myriade de détails s’anime sous nos yeux à la lecture de Joyce, hérétique et prodigue. Ainsi, Rabaté signale que, par un fait du hasard objectif que nul, je crois, n’avait encore relevé, Joyce a publié ses premiers textes dans Dana, revue où Édouard Dujardin avait fait paraître un texte où il « condamne une Église incapable d’accepter le mouvement moderniste ». Modernisme, quand tu nous tiens…
Toujours dans la période italienne de Joyce, Rabaté exhume une source possible à la citation de Mallarmé au neuvième épisode d’Ulysse (« Il se promène, pas plus, lisant au livre de lui-même. ») ; celle-ci aurait été dénichée dans le Amleto è Giordano Bruno ? de Paolo Orano (paru à Lanciano en 1916). L’importance pour Joyce de l’Italie, et de Rome en particulier, a été soulignée dans le récent ouvrage d’Enrico Terrinoni, paru chez Feltrinelli, Su tutti i vivi e i morti (janvier 2022). Le livre de Rabaté attise grandement la curiosité quant à ce livre consacré à la période romaine de l’écrivain irlandais.
Le chapitre 6 de Joyce, hérétique et prodigue est lui non plus non dépourvu d’originalité et d’inventivité. Il s’agit d’une sorte d’excursus biblique, une lecture de Joyce à travers saint Augustin (avait-on jamais remarqué que l’évêque d’Hippone était contemporain de saint Patrick ?), avant de retourner à Lacan et à l’hérésie (chapitre 7).
Le chapitre 7 n’offre rien de bien nouveau pour qui a déjà lu Rabaté — c’est le Joyce/Lacan que l’on commence à bien connaître — sauf à partir de la page 183, où l’on découvre que « la clinique montre que la phobie offre une barrière contre la psychose ». C’est l’occasion pour Rabaté de revenir sur la brontophobie de Joyce, et de noter que Lucia n’avait, elle, pas peur de l’orage. « Était-elle elle-même la foudre entrée dans la langue ? » La question a quelque chose de sublime : Lucia, la fille-lumière, n’étant pas sans électriser le sinthome.
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[1] « Qui jouit de la joie de Joyce ? », dans le volume collectif Lacan et la littérature, Éric Marty dir., Manucius, coll. « Le marteau sans maître, 2005, pp. 157-179).
[2] Celle-ci se lit parallèlement à la préface de Rabaté à Exils dans la traduction de Jean-Michel Déprats parue chez Gallimard en 2012.
[3] Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan deux tomes parus en 1985 et 1992, repris en un en un seul volume en 2002.
[4] Ce document paru en 1987 chez Navarin a une valeur historique dans les études lacano-joyciennes. Outre des textes importants de Lacan (longtemps disponibles uniquement dans cet ouvrage), Joyce avec Lacan comprend l’excellent article d’Annie Tardits « L’appensée, le renard et l’hérésie » et le très beau texte de Catherine Millot consacré aux épiphanies (il sera repris plus tard dans LaVocation de l’écrivain) — ce dernier garde une fraîcheur certaine, alors même qu’on a publié des centaines de thèses autour de la notion d’épiphanie.
[5] Le caractère fractal de l’écriture de Joyce a été étudié par des scientifiques polonais, on peut en avoir un aperçu ici.
[6] Cf. « Modernismes — Mosaïques (Joyce, Freud, Duchamp) », L’Œuvre en morceaux. Esthétiques de la mosaïque (Les Impressions Nouvelles, Livio Belloï, Michel Delville éd., 2006), pp. 9-11.
[7] Rabaté s’est également intéressé à la genèse du Wake. Il a notamment contribué à How Joyce Wrote Finnegans Wake. A Chapter-by-Chapter Genetic Guide, Sam Slote & Luca Crispi éd., Université du Wisconsin, 2007.
[8] « The Irish writer acts as Lacan’s double, turns into a literary Doppelgänger thanks to whom he can justify his own baroque style, while permitting the return of the repressed ‘‘ego” » (James Joyce and the Politics of Egoism, op. cit., p. 8).
[9] Gilles Deleuze, « L’épuisé », in Samuel Beckett, Quad suivi d’autres pièces pour la télévision [1992], Minuit, 2002, pp. 57-106.
Diffusé essentiellement sur Netflix, Don’t Look Up a, comme on dit, créé l’événement de la fin de l’année 2021. C’est néanmoins dans une sorte d’atonie covidiée qu’on a reçu ce film de consommation courante, dont il est vraisemblable qu’on oubliera très vite à peu près tout.
Il faudrait s’en tenir à la littéralité de ces produits postmodernes, en les prenant pour ce qu’ils sont. Sans doute est-ce aussi le meilleur moyen de ne pas en saisir la nature véritable, de fermer les yeux sur l’ambivalence propre à ces formes sans fond (ces pures surfaces, infatigables et lassants rubans de Möbius que nous offre uniment l’increvable capitalisme tardif). Qu’est-ce que ce Don’t Look Up au juste ? Je ne prétends pas répondre expressément à cette question ici, mais on peut estimer que, bien que ce film constitue une allégorie sans grande envergure, la manière massive et brutale dont il déplace le sens — et dont il finit par nous en divertir — n’est pas dénuée d’intérêt.
Tout se passe comme si, de film en film, de catastrophe en comédie, Adam McKay visait à multiplier les angles d’attaque de sorte à produire une fable polyphonique, formulant ainsi une critique selon différents modes. Ainsi, lorsque Ron Burgundy perd la vue (Anchorman 2: The Legend Continues (2013)), c’est déjà une image culminante de l’aveuglement mass-médiatique à l’œuvre dans Don’t Look Up. The Big Short (2016) raconte quant à lui l’annonce d’un Armageddon financier. La finance, les médias et la politique sont tour à tour interrogés par McKay, l’inquiéteur drôle et lucide à qui l’on doit aussi Vice (2018) ou encore l’improbable geste de l’homme blanc médiocre, Ron Burgundy. Les films de McKay qui précèdent Don’t Look Up mettent ce dernier en perspective, tout en assurant les soubassements d’une comédie qui passerait sans cela pour simplement divertissante.
Don’t Look Up serait une expérience jubilatoire si ce film n’était pas branché de manière aussi univoque et directe sur notre fade et accablante réalité. Planet Stupid (Idiocracy) (2008) de Mike Judge était, finalement, plus drôle. Plus déjanté, pathétique et mordant. Ces films se font signe tout de même, en cela que la satire porte, de manière il est vrai très lourde, sur l’essence même de notre monde — Planet Stupid s’il en est. C’est d’autant plus grotesque que dans une sorte d’aplatissement sémantique, « divertir » et « avertir » semblent devenus synonymes avec Don’t Look Up.
Chronique d’une catastrophe annoncée : on a tous compris et rien ne change. La fin du monde étant une fin trop grande, trop résolument collective pour des sujets chaque jour plus isolés à mesure que le dèmos se « défait » [1].
L’Armageddon est inéluctable. C’est l’affaire de quelques mois. Mais ce coup-ci, il n’y aura pas Bruce Willis pour nous sauver, ni même la musique d’Aerosmith en guise de finale.
I don’t want to close my eyes I don’t want to fall asleep ’Cause I’d miss you baby And I don’t want to miss a thing
Les paroles de cette chanson un brin niaise — sans doute pas le meilleur morceau d’Aerosmith — sont apparemment l’antithèse de Don’t Look Up, film où l’on refuse obstinément d’ouvrir les yeux, ou plutôt de les lever vers la comète qui va nous anéantir.
Le film de McKay dispose lui aussi de sa chanson niaise. Ariana Grande se rabiboche avec son copain, et cela donne lieu au morceau sur lequel culmine Don’t Look Up. Ariana nous prévient, ou à mieux dire nous le rappelle : « we really fucked this up, fucked this up this time. » On a tout foutu en l’air. C’est plus profond qu’Aerosmith. Du Greta Thunberg dans le texte.
On a tout foutu en l’air et il n’y a pas de remède. Ariana Grande nous parle, nous fait la morale en ce réveillon 2021, dans une effroyable métalepse qui pointe sur notre mesquine réalité. Sur notre déni même. Qu’il soit climatique, politique, ou même cosmique. Dans le monde réellement renversé qui est le nôtre, la vérité est affaire de contorsion : sortons-nous la tête du cul, chante Ariana.
Déplaçons la métaphore de l’anus vers le puits. Selon la sentence de Démocrite, la vérité est au fond du puits. Ariana Grande est venue chercher cette ahurissante vérité, pour nous la chanter. Pleine de ses ruisselantes certitudes, Ariana chante la fin des temps. Dieu que c’est bébête. Mais après tout, l’annonce de la catastrophe est inaudible. Le puits de Démocrite est sans fond. On ne peut rien savoir. Il n’est de certitude que celle de la catastrophe, à mesure même que l’on nie son avènement prochain. Pas sûr qu’une quelconque vérité finisse par sortir du puits.
Ariana Grande n’incarne finalement rien, n’est le support d’aucune vérité. Pas davantage que les scientifiques. Une épaisseur tour à tour médiatique et politique barre l’accès au réel, obstrue la révélation (qui veut dire apocalypse).
Il conviendrait de déchirer le voile de la Maya. McKay, par un jeu d’inserts d’images, s’y emploie sans grand succès, un peu paresseusement, dans Don’t Look Up. Ce sont quelquefois des plans sur les mains des protagonistes, sur une tasse de thé qui infuse (premier plan du film), ou encore des fragments de documents animaliers glissés dans le récit. Ces images presque subliminales, qui flottent à vrai dire à la surface de cette sinistre comédie, fonctionnent selon un autre régime. Elles visent idéalement à casser le rythme de l’image, à heurter la diégèse, œuvrant ainsi non à des fins de distanciation, mais de sorte à effranger la représentation. Cela ne suffit pas. Et c’est précisément ce que McKay semble vouloir nous dire : le réel n’a plus prise sur la réalité. De même que la pénurie guette notre monde pléthorique, où l’on préfère la gestion hystérique des flux à la saine économie du stock ; où la communication l’emporte sur l’expression ; où la vaine agitation politique remplace l’action efficace et radicale.
Don’t Look Up laisse résolument le réel en souffrance, et c’est sans doute une de ses plus grandes qualités. Il met en scène le déni de réel, tout en nous rappelant que l’abjection médiatique est bordée de bêtise. Ainsi, le voile de l’illusion est-il toujours maintenu par McKay, de manière presque obscène. C’est une forme d’érotisme, mais elle fonctionne à rebours.
La fable tient bon, en toute indécence. Invité à une émission pour enfants, DiCaprio s’emporte à la télévision, et le propos est soudain politique. Bien sûr tout cela n’était pas prévu, de même que la colère de Dibiaski la doctorante de DiCaprio, quelques jours plus tôt, toujours sur un plateau. Ces scientifiques détiennent l’inaudible vérité. Ces Cassandres ont beau s’encolérer dans les médias, cela revient à hurler dans le désert.
Au fond, ce qui se joue avec Don’t Look Up, c’est la fable de la servante de Thrace, dont Hans Blumenberg a éclairé les enjeux [2]. Platon a su figer la fable dans le Théétète, à travers les mots de Socrate à Théodore [3]. Le rire de la servante de Thrace se traduit chez McKay par le « déni cosmique ». En cela qu’une idiocratie médiatique contrôle les conditions mêmes de l’énonciation de toute vérité. Autant dire que les Cassandres scientifiques sont sciemment maintenues au fond du puits.
« Voilà donc, ami, comme je le disais en commençant, ce qu’est notre philosophe dans les rapports privés et publics qu’il a avec ses semblables. Quand il est forcé de discuter dans un tribunal ou quelque part ailleurs sur ce qui est à ses pieds et devant ses yeux, il prête à rire non seulement aux servantes de Thrace, mais encore au reste de la foule, son inexpérience le faisant tomber dans les puits et dans toute sorte de perplexités. Sa terrible gaucherie le fait passer pour un imbécile. » [4]
La vérité sur la fin du monde est non seulement inaudible ou inconcevable, mais elle est méthodiquement étouffée par la logique médiatique, ou plutôt enfouie au fond du puits, du trou du cul de tout un chacun, pour reprendre la chanson d’Ariana Grande.
Ce que Don’t Look Up nous rappelle cruellement, mais on ne le sait que trop bien, c’est que la représentation médiatique, la distorsion sinon l’occultation de la vérité, est désormais indiscutable, hégémonique. Elle œuvre au forage permanent du puits, mais aussi à l’immuable fabrique des trous du cul. On peut cependant rêver à une Ariana Grande dont les affects seraient moins nubiles et plus profondément politiques, à la manière de la Vérité de Jean-Léon Gérôme.
(Vérité sortant du puits armée de son martinet pour châtier l’humanité (1896))
Il y a dans ce tableau, dans son irrationnelle puissance d’arrachement, une velléité d’émancipation qui manque à Don’t Look Up. C’est que la critique de McKay porte, quand bien même largement étouffée, depuis l’intérieur de la représentation. Gérôme construit une allégorie vociférante bien en mesure de déchirer le voile de la Maya, là où McKay ne peut qu’établir, non sans une certaine habileté, un diagnostic sur notre monde lisse et unifié, sous la forme d’une sorte de rire nerveux qui n’est pas tout-à-fait celui de la servante de Thrace.
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[1] Wendy Brown, Défaire le Dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive [2015], Jérôme Vidal trad., Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
[2] Hans Blumenberg, Le Rire de la servante de Thrace [1987], Laurent Cassagnau trad., Paris, L’Arche, 2000.
[3] « [Thalès] observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. Il est certain, en effet, qu’un tel homme ne connaît ni proche, ni voisin ; il ne sait pas ce qu’ils font, sait à peine si ce sont des hommes ou des créatures d’une autre espèce ; mais qu’est-ce que peut être l’homme et qu’est-ce qu’une telle nature doit faire ou supporter qui la distingue des autres êtres, voilà ce qu’il cherche et prend peine à découvrir. Tu comprends, je pense, Théodore ; ne comprends-tu pas ? » (Platon, Théétète, Parménide, GF-Flammarion, Émile Chambry trad., Paris, 1967, p. 111.)
Je pense souvent à Lambert Schlechter, mais sans doute ne le sait-il pas. J’ai déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de dire mon admiration pour lui. Il s’est engagé dans une vaste aventure lyrique. D’un côté les neuvains, de l’autre : la prose du Murmure du monde. Voici qu’il fait paraître Wendelin et les autres (éditions L’Herbe qui tremble, maison au catalogue fort riche déjà), un opuscule qui vient se glisser entre ces deux domaines, qui fait en quelque sorte le lien entre prose et poésie. Mais c’est aussi une petite Légende dorée que nous procure ici Lambert, où se succèdent des vies de Saints : Wendelin, Pietro d’Azaro, Carl Niggeler, Tsung Chih, Ric Chavero, Léon Khamé, Japi Rosenboom, Sachka Svetnikov, Szczepan Lesnik, Qaanoshinqaaha, Ropanapor, Reto Spingwa, Nonnato, Herménéglide Duputois, Paul-Emile Lotremont et Pogarski.
J’aime à rêver des ponts entre les neuvains de Lambert et sa prose. Au fond, Lambert travaille le même matériau, que ce soit prose ou poème. C’est une langue mâchée, ruminée. Du Murmeln qui rayonne. Un marmonnement qui buissonne au hasard de la vie et donne lieu à une sorte d’hagiographie intime et subtile.
Voici seize portraits, accompagnés de dessins effectués par Lysiane, la sœur de Lambert. Ce sont seize phrases, lesquelles avancent à la manière de celles des « proseries » d’Une mite sous la semelle du Titien(Tinbad, 2018). Seize fables aussi bien. Des fois on se croirait chez Vasari. Les citrons de Pietro d’Asaro, Masaccio a pu les contempler : « pour la nuit, il a étendu son paillasson dans un coin estrême de l’atelier, le plus loin possible de Lazare, et à côté de son oreiller, il a placé la coupelle en faïence avec les quatre citrons, dont un coupé ». Ou bien c’est dans le sillage de Li Po que nous entraîne Lambert, et bien sûr que le « demi-cube de bouillon Maggi » fait davantage qu’agrémenter le repas de Ric Chavero — cela embaume le soliloque ou le singulier conciliabule que Lambert tient avec Lambert.
Il arrive à Lambert d’avoir des mots avec un de ses personnages : « mes rudes altercations avec Pogarski n’étaient pas vraiment de rudes altercations, c’était juste des débats violents et passionnés qui pouvaient avoir l’air de rudes altercations, le vent tournait souvent, la rose des vents perdait quelques-uns de ses pétales, on n’a jamais vraiment su combien la rose des vents avait de pétales ». De pareils engueulements de soi contre soi sont nécessaires pour ajointer (dichten) le lyrisme de Lambert à Lambert.
C’est entendu : un poète est fils de ses œuvres. Les créatures ou personae qui en émanent sont les rejetons du moi, et de toutes les identités possibles et impossibles. Et Wendelin de grimper dans un tram qui pourrait être celui qu’empruntait Robert Walser, et pourquoi pas ? C’est aussi bien la ligne 28 de l’antique electrico, dans laquelle somnolent Bernardo Soares et Ricardo Reis.
« Il est difficile aux hommes de ma génération d’apprécier en toute liberté critique l’œuvre de Mallarmé. » Ainsi s’exprime Joë Bousquet dans des notes jusqu’ici inédites qui accompagnent « Mallarmé le sorcier », article paru en 1948 dans la revue Les Lettres. Rare et précieux, cet ensemble vient de remonter à la surface chez Fata Morgana, avec un avant-propos de Jean Frémon. Ce dernier avait longtemps gardé secrètes les notes de Bousquet relatives à Mallarmé, conservées — oubliées, presque — dans une enveloppe de papier brun. Mallarmé le sorcier est agrémenté de gravures effectuées par cet ami proche de Bousquet que fut Pierre Cabanne, à qui l’on doit La chambre de Joë Bousquet (André Dimanche, 2005) — ouvrage irremplaçable pour ce qui est de découvrir Bousquet in situ, dans la chambre où il vivait en reclus, mais aussi dans le voisinage des grands peintres de son temps. [lire en entier sur Sitaudis]
Dirigée par Carole Aurouet, la collection « Le cinéma des poètes » (Nouvelles Éditions Place) réunit des études brèves et stimulantes consacrées à de nombreux auteurs et à leurs rapports au cinéma. Desnos, Picabia, Duchamp, Roussel, Duras ou encore Michaux ou Aragon (liste largement non exhaustive) figurent au catalogue du « Cinéma des poètes ». Christelle Reggiani, à laquelle on doit de nombreuses études sur Perec et la direction de ses Œuvres en Pléiade, signe un Perec et le cinéma dans cette foisonnante collection.
Érik Bullot signait déjà un article fort stimulant consacré à Raymond Roussel et à Raúl Ruiz dans le dossier Roussel de la revue Europe paru en avril 2021. Il est également l’auteur d’un Roussel et le cinéma (2020) dans « Le cinéma des poètes », la belle collection dirigée par Carole Aurouet aux Nouvelles Éditions Place (là même où Christelle Reggiani vient de faire paraître une importante étude sur Georges Perec et le cinéma). Voici que Bullot récidive avec un Cinéma Roussel chez un éditeur basé en Belgique, Yellow Now. Que Bullot peut-il encore trouver à énoncer quant à Roussel et le cinéma ? La question, au reste, est presque saugrenue : Roussel n’a sans doute jamais mis les pieds au cinéma. Bullot le remarque à juste titre, les rapports de Roussel au cinéma sont, au mieux, « très distendus ». C’est que Bullot fait une affaire personnelle de Raymond Roussel. Son ouvrage se présente comme un manifeste : Pour un cinéma roussellien.
Bullot est à l’évidence très roussellien, puisqu’il sait, d’emblée, envisager le problème à l’envers en ouvrant son livre sur un post-scriptum, sur une parenthèse personnelle, laquelle fait retour sur la pratique cinématographique de l’auteur, revient sur ses débuts au cinéma avec les quarante minutes de son film d’étudiant, Les enfants de Raymond Roussel (1985).
Pour faire un cinéma idéalement roussellien, il faut imaginer un cinéma sans Roussel. Est-ce un hasard si Guy Bordin et Renaud de Putter prennent le parti de ne jamais montrer Roussel dans L’Effacée (2017) ? On pense aussi à La Mort de Raymond Roussel (1975), où l’intéressé est filmé de dos. Ou alors aux Impressions de Haute-Mongolie (1975) de Dalí, qui sont un autre moyen d’adapter Roussel au cinéma.
« Roussel es-tu là ? » Bullot pose la question — elle nous hante — de la présence de cet écrivain excentrique, inquiétant même, qui n’a de cesse de faire s’affoler les radars de tous nos désirs (perversion classique ou invention moderne ? Cette autre question, superbement posée lors du premier colloque de Cerisy consacré à Roussel ne saurait trouver de réponse tranchée). Un fantasme pleinement assumé, abouché comme toute grande chose à l’impossible, préside à Raymond Roussel, qui plus est à l’hypothèse d’un cinéma roussellien.
La parenthèse chez Roussel, dans les Nouvelles impressions d’Afrique, a un statut particulier, elle embrasse et calfeutre le poème depuis l’intérieur, comme pour atténuer les effets du soleil que Roussel disait porter en lui. Admettons-le, le cœur du réacteur éternellement en fusion de la centrale RR est difficilement accessible — on n’en revient pas, ou alors terriblement transfiguré. Ainsi, Bullot avance-t-il par parenthèses. Ce mode d’énonciation lui permet une sorte d’excavation prudente et méthodique à même le grand rêve échevelé procuré par l’œuvre de Roussel.
L’approche adoptée par Bullot colle scrupuleusement au mécanisme du Procédé de Roussel. Que l’on se rassure néanmoins : le cinéma roussellien ne se réduit pas, pour autant, à une cruciverbie de l’image. Bullot voit, en toute simplicité, et bien à raison, « un filon merveilleux chez Roussel ».
Bullot s’appuie assez largement sur le livre de Michel Foucault consacré à Roussel. Il rappelle aussi que Roussel était contemporain de Saussure, et ne manque pas de faire signe à Michel Arrivé sur ce point. Bullot, qui est un être prudent, se cramponne au paratonnerre foucaldo-linguistique. Mais la boussole du cinéma roussellien aurait pu être autrement magnétisée par la foudre que propose Annie Le Brun. Il se trouve que cette dernière, autant que Bullot, fait de Roussel une affaire personnelle. Son Vingt mille lieues sous les mots (1994) en particulier a su enflammer l’imaginaire, le portant à des températures peut-être plus élevées que le Raymond Roussel (1963) de Foucault.
La prudence de Bullot ne lui interdit pas une certaine audace. Bien au contraire. Elle lui permet de mieux perforer l’image roussellienne de sorte à aboutir à une conception autre du cinéma. Peut-être que se cramponner à un paratonnerre permet d’emporter la foudre interprétative par les terres inconnues d’un véritable désir de cinéma.
Le chapitre (la parenthèse) intitulé « Géométrie des procédés » rapproche Buster Keaton de Roussel. Bullot ne propose alors pas une simple analyse comparatiste, il crée ses objets d’analyse, de sorte à en dégager « les principes d’un cinéma roussellien quasi idéal, presque archétypal ».
Les propositions pour un cinéma roussellien passent ensuite par cinq grands ensembles que sont la Permutation, le Rébus, le Double et la Métamorphose. Et ce, exemples et images à l’appui. Dans Roussel et le cinéma, Bullot posait en somme les prolégomènes à cet ouvrage qui expose avec une clarté toute roussellienne les termes d’un cinéma roussellien. Pour ne rien gâcher, de nombreuses reproductions parsèment le livre, en en faisant un objet agréable qui se donne presque autant à voir qu’à lire.
Et que voit-on ? À travers Buster Keaton, Luis Buñuel, Raúl Ruiz, Peter Greenaway, Hollis Frampton, John Smith, Michael Snow, Morgan Fischer, Pierre Kast, Jacques Rivette, Yves Chaudouët, Jean-Charles Fitoussi, Stephen et Timothy Quay et Guy Maddin — dont on a superbement reproduit des images tirées de leurs films — c’est la profonde cohérence du cinéma roussellien dont rêve Bullot qui est placée sous nos yeux. Le jeu de mots est partout (Roussel oblige) et ce sont finalement des images héritées du structuralisme qui sont ainsi passées en revue. « Au diapason de l’essor rencontré par la linguistique dans les années 1960 et 1970, certains cinéastes structurels, d’inspiration moderniste, explorent l’écart entre les mots et les choses. » La grande linguisterie a sans doute fait date (elle est, au reste, devenue un peu datée) mais l’on sait finalement gré à Bullot d’avoir su lâcher le paratonnerre de temps à autre et d’avoir fait, donc, de Roussel une affaire toute personnelle.
La méditation que propose Bullot au sujet de l’animation et de la réanimation, de la question du genre et de ses potentiels travestissements est pour le moins réjouissante et apporte du neuf et même du très grisant en matière roussellienne. Cinema Roussel est succinct et fort élégant. Je ne vais pas davantage m’y appesantir — qu’on le lise, ce sera mieux.
Alors, « Roussel es-tu là ? » Je n’en sais à vrai dire rien, mais je l’ai vu incontestablement à travers le cinéma dont rêve Érik Bullot.
Par où qu’on l’aborde, Leonardo Sciascia séduit et stimule. Mais, quand il est question d’œuvres aussi significatives — et, pour tout dire, intimidantes et urgentes — que celle de Sciascia, on ne sait trop par quel bout commencer. On aimerait qu’il y ait chez Sciascia des catégories, comme dans la théorie de la connaissance chez Kant. Or, rien de tel ne permet a priori qu’on se repère dans la pensée foisonnante du grand Sicilien.
Trois forts volumes d’œuvres de Sciascia ont paru chez Fayard. Quelque chose comme 3 800 pages en tout. Auquel massif viennent de s’ajouter, tout dernièrement, les textes recueillis dans Portrait sur mesure (Nous, 2021). Jusqu’alors introuvables en français, les articles ici proposés offrent une sorte de coupe longitudinale, qui s’avère un panorama réduit mais représentatif de l’éclectisme de Sciascia. Peut-être une voie praticable dans cette œuvre qui se présente comme un abrupt.
On découvre des évocations de l’enfance, mais aussi des images belles et tenaces du Mezzogiorno qui ne manquent pas de s’imprimer en nous : « des collines rocheuses parsemées d’amandiers et d’oliviers, de vignes, de sumacs ; quelques pins ou cyprès au sommet, à côté de maisons blanches en plâtre, ou jaunes en tuf gréseux ; beaucoup de haies de figuiers de Barbarie de tous les côtés. Ici et là, à l’endroit où on a réussi à faire affleurer une source (l’été, il vient souvent un moine sourcier, et c’est un événement), la végétation se resserre, le vert se fait plus intense : et on trouve ces grands arbres que les paysans appellent di bellu vidiri, avec mépris ; c’est-à-dire beaux à voir mais inutiles : l’arbousier, le micocoulier, les variétés de ficus. Et il y a les jardins. Et ce sont des oasis, dans la grande chaleur du jour ; il n’y manque pas le palmier, pour en donner l’illusion. »
Frédéric Lefebvre, qui a traduit ces vingt-six textes, signe une postface fort utile pour situer l’écrivain sicilien. Elle est dédiée, bien sûr, à ces grands lecteurs et amis de Sciascia que furent Claude Ambroise et Mario Fusco. Portrait sur mesure est organisé en six grandes parties thématiques, dont la plus intéressante est peut-être « Guépards et chacals », qui témoigne d’une longue fréquentation, entre confrontation et admiration, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa — Lefebvre donne quelques clefs quant à cela dans sa postface. Mais on peut aussi entrer dans l’univers de Sciascia par, je l’ai dit, ses évocations des paysages siciliens, ou encore par un texte aussi beau et surprenant que « Les Siciliens et la mafia ». Ce texte est particulièrement riche et dense. Il évoque notamment Salvatore Giuliano, dont Francesco Rosi a fait un film par ailleurs admiré par Sciascia. « Si celui qui représente l’État va manger des panettone avec Salvatore Giuliano, le Sicilien le sent, le sait avant même que l’épisode ne soit révélé. Il le sait par expérience séculaire. Il l’a toujours su. L’État n’existe pas, n’a jamais existé : c’est une forme de mafia qui finit naturellement, par affinité élective, par trouver un compromis avec l’autre mafia. Il faut trouver le moyen de se débrouiller, entre deux mafias : ne pas parler, ne pas faire confiance. Ainsi veut l’expérience. Telle est la pratique. »
La méditation de Sciascia sur la mafia parcourt l’ensemble de son œuvre. Dans un entretien avec Marcelle Padovani, Sciascia lui-même dit, alors même qu’il dénonce la Mafia, pâtir des « résidus du sentire mafioso ». Rassemblés dans La Sicile comme métaphore (Stock, 1979), les entretiens avec Padovani sont instructifs et constituent une bonne initiation à Sciascia. L’auteur s’y livre à l’exercice de la confession : il y est question de la sicilianité, du pouvoir, du communisme, de la mafia bien sûr, mais aussi du métier d’écrire envisagé comme un art de vivre.
Ayant lu Portrait sur mesure et La Sicile comme métaphore, on abordera le massif un peu plus sereinement. Peu importe par quel versant on entamera l’ascension du Volcan. Il serait bon, cependant, de lire assez vite Le Jour de la chouette, roman policier et métaphysique où se concentrent à la fois les talents de conteur et de documentariste de Sciascia. On comprendra rapidement que cet écrivain excelle dans l’art d’énoncer les énigmes propres à la Sicile.
Ce moraliste d’un genre particulier « catonise », comme il le concède lui-même ; sa pensée toujours tendue s’écrit noir sur noir. Son écriture économe et subtile, quand bien même nero su nero, se veut une « riposte parodique à l’accusation de pessimisme qu’on [lui] adresse d’ordinaire : l’écriture, en noir, sur la page noire de la réalité ». Il arrive souvent que le noir de Sciascia scintille et se mette à chatoyer à même les ombres qu’il invoque dans ses différents ouvrages. À commencer, donc, par Noir sur noir (1979).
(Copie de la Nativité du Caravage, parmi les stucs de Serpotta (oratoire de San Lorenzo, Palerme))
Noir sur noir se présente comme une série de notes tenues durant dix ans, de l’été 1969 au 12 juin 1979, qui toutes ont paru dans des journaux italiens. (On peu penser aux Sténogrammesphilosophiques de Günther Anders.) Là encore, les multiples thématiques chères à Sciascia se mêlent et se croisent. Il évoque les monceaux d’ordures qui s’entassent à Palerme, le vol attribué à la mafia d’un tableau célèbre dans l’oratoire de saint Laurent (« cette histoire de la Nativité du Caravage soustraite si aisément, sans avoir à employer la moindre ingéniosité ou complication »), telle jeune fille gramscienne qui devient assistante d’un professeur « très fasciste », il fait jouer Voltaire contre Rousseau (« Rousseau haïssait Voltaire dans la mesure où il aurait souhaiter l’aimer. »), et s’il travaille inlassablement les ambiguïtés et les paradoxes siciliens, ce génial extrapolateur élève le petit fait du quotidien en véritable image dialectique. Ainsi, pour mieux comprendre où nous mène Sciascia, il suffit sans doute de prendre le train avec lui : « Le paysan qui, à Roccapalumba, monte dans le train d’Agrigente, demande à trois reprises et à trois personnes différentes si le train va bien à Agrigente : trois fois de suite, la même réponse : ‘‘Probablement… ’’ La troisième fois, la réponse est fournie carrément par le contrôleur : tant et si bien que le paysan se résigne à rester dans le doute. Personne n’est certain que le train va à Agrigente : on le présume, c’est ce qui était marqué, et c’est ce que supposent les voyageurs et ceux qui conduisent la locomotive ; mais il peut aussi bien aboutir à Trapani, à Messine ou en enfer. »
Les Collected Works de Jim Morrison ont été édités dans un élégant volume de près de 600 pages chez Harper aux États-Unis. Dernièrement, une traduction française de ce volumineux ouvrage a paru chez Massot (Carole Delporte traductrice). Si l’édition française suit de près l’américaine, ma préférence va à Harper, qui évite le papier glaçant qu’on nous sert généralement dans les grands livres d’images de ce type. Une élégante jaquette recouvre ce hardcover de belle facture. On passera cependant sur les choix typographiques.
On ouvre les Collected Works, on a envie de les lire. L’œil ne glisse pas uniment à la surface iconique. Et c’était, bien sûr, le risque. Parce que cette anthologie des œuvres de Morrison est enrichie de nombreux documents iconographiques : photographies assez rares, pages de carnets, etc. Le volume n’est pas envahi pour autant par les images. Profilé comme un idéal cadeau de Noël pour les nostalgiques d’une époque à jamais révolue, cet objet reste assez sobre.
Nul doute que ce livre trouvera sa place à côté de la platine de disques, en attendant la nouvelle édition collector (encore une) de LA Woman. Ces Collected Works appartiennent au genre du livre pour les fans. Ils sont rangés, en librairie, au rayon musique. Pas au rayon poésie.
Un livre pour les fans. Mieux : un objet à l’usage des collectionneurs (« this remarkable collector’s item, » est-il écrit sur le rabat de la jaquette). Mais collectionner ainsi des livres, ce type de livres combien remarquables, n’est-ce pas un peu comme s’occuper de pogs à la récré ? Passion quelque peu honteuse, passé douze ans. (L’abâtardissement de l’objet culturel en stricte marchandise, qui pis est en collector, est d’autant plus redoutable que le néolibéralisme plonge méthodiquement le monde dans une enfance douillette et éblouie.)
And we laugh like soft,mad children Smug in the woolly cotton brains of infancy
Lorsque Jean Teulé romance Verlaine ou Baudelaire, il tend à en faire de petites créatures décadentes dont la poésie a été sagement désamorcée. Sous couvert de vulgarisation, il a à cœur de précipiter ces auteurs dans l’abomination fade de la culture de masse. (Le Villon de Teulé me semble néanmoins fonctionner selon un autre régime ; son adaptation en bande dessiné par Luigi Critone est honorable.)
Le professeur Wallace Fowlie (Duke University) s’est fendu d’un Rimbaud and Jim Morrison, qui est devenu une sorte de classique, dont il n’y a que peu à dire, sinon qu’il témoigne de ce racolage peu inspiré auquel le discours académique à bout de course est désormais réduit. On peut y voir une ouverture à la culture populaire, un décloisonnement des discours. Or, si l’entreprise peut sembler louable (elle est sans doute très bien intentionnée), elle résulte en la liquéfaction pure et simple de la pensée critique. Ni Morrison ni Rimbaud ne sortent grandis de l’entreprise du Professeur Fowlie. L’un mouille le pétard de l’autre à l’occasion d’un « mémoire » de peu de valeur, lequel fait lamentablement pschit.
Teulé vise à rendre accessibles les grands poètes français. Fowlie essaie de faire entrer Morrison dans le canon littéraire. Dans les deux cas, on dénature l’objet culturel à force d’en émousser les angles. Il s’agit au fond d’une approche plus zoologique que critique : il faut placer les animaux rock ou poétiques dans des cages ; on leur rogne les griffes, ressassant les mêmes fadaises au sujet de leurs œuvres magistrales, de leur existence hors du commun. Il est rarissime que de la poésie ou du rock, pour ne rien dire de la pensée, naisse ainsi en captivité. Voyez comment cela se passe, à La Grande Librairie par exemple : accouplements poussifs et aberrants de pandas médiatiques, obscénité de bon aloi. Ainsi, on a fait de Morrison une sorte de rastaquouère domestique. Si la rébellion a tourné court (les textes de Morrison l’annoncent incontestablement), la poésie, à commencer par celle de Morrison, ne s’est pas entièrement évaporée : elle s’est intégrée, ronronnante et inoffensive, à la prose passablement lamentable de notre monde.
Malgré tous les efforts, on peine à faire de la diva rock un poète. Est-ce seulement souhaitable ? Ce serait accéder un peu béatement au souhait de l’artiste, qui se considérait non sans justesse comme un chamane affublé de l’âme d’un clown.
Ce n’est qu’à la toute dernière page du livre que nous est présenté l’auteur, dans un texte de moins de dix lignes : « About the Author ». Dans sa maigrelette préface à ces Collected Works, Tom Robbins parle « des bateaux ivres » (au pluriel, sic) de Rimbaud — preuve s’il en est du caractère laborieux de cette tentative de transformer la vedette en poète. Ces Collected Works sont une sorte de chasse au fantôme. Non qu’on y cherche celui de la rock star au Père-Lachaise (d’autres ouvrages s’en chargent avec ferveur), mais qu’on essaie de retrouver le spectre d’un auteur à travers l’épaisseur insondable du mythe.
Ôtant les oripeaux du chamane déglingué, on aimerait raccommoder une tenue présentable au poète. Ainsi, selon une astuce au fond bien timide, le nom-du-poète, James Douglas Morrison, apparaît en grandes lettres sous la jaquette des Collected Works, avant celui de Jim Morrison.
Le dos du livre présente quant à lui « Jim Morrison » en lettres capitales. C’est ce nom que l’on avise, de loin, au rayon musique du libraire. En tout petit, presque illisibles, de part et d’autre du nom-de-la-star : « The Collected Works of » et « James Douglas Morrison ». Sur la couverture, c’est bien Jim Morrison, avec son visage à la David de Michel-Ange, comme sur la pochette du premier album des Doors. Il ne s’agit pas d’une de ces photos où Morrison apparaît en shaman « stoned immaculate ». Ce n’est pas non plus l’espèce de satyre barbu whitmanesque de la fin. Non, on a droit à une sorte de poète assagi, un vrai portrait de l’artiste en jeune homme fréquentable. C’est d’un écrivain dont on parle. Quelqu’un de bien. Qui ne porte pas à conséquence. Du genre à parler de la pluie et du beau temps avec Modiano, sur le plateau de La Grande Librairie.
Michael McClure se souvient d’un Morrison en larmes, tenant les premiers exemplaires de ses livres alors parus à compte d’auteur : « C’est la première fois que je ne me suis pas fait baiser. » Il conviendrait peut-être de se pencher sur ces textes, de les envisager hors star system, mais on en est loin. En quête d’objets collectors, semblables à des doudous enfantins, succédanés parégoriques au désir, c’est bien de posséder Morrison dont on a envie. Jim, pas cette invention douteuse nommée James Douglas. On ne lit James Douglas Morrison que parce que Jim Morrison était un chanteur charismatique. Les deux corps du roi ne sauraient coïncider : la disjonction ou le déséquilibre de Jim à James Douglas est sans remède. C’est ainsi.
Que dire d’un texte de Boris Wolowiec ? Beaucoup. Mais la vraie terrible question la voici : comment dire ce beaucoup-là ? Il faudrait le dire, pouvoir le dire, et comment ! mais comment ? Et combien comment. Et comment comment. Que dire d’un texte de BW ? Il faut bien entendre le d’. Il veut dire depuis. Que dire depuis un texte de BW. Et combien comment depuis. Et comment dedans. Et comment qu’on est dedans. On y est, et comment. Depuis, à la fois marqueur de temps et de lieu. Depuis BW, et comment. On en est là, et comment. BW, comme un comment, intensifieur naturel des choses bêtes. Chaise, table, papier. Ce genre de choses. Ce genre de chose. Chose masculin. Comme Quelque chose noir de Roubaud. Mais c’est un autre combat, je crois. Un combat quand même. Depuis BW. Et comment.
Les petits ouvrages admirablement maquettés et façonnés que propose la collection « Discogonie », aux Éditions Densité, sont des objets agréables. Je dirais même, des objets à collectionner. (J’en fais, pour ma part, la collection. J’en offre régulièrement.) C’est à chaque fois la même histoire, à la caisse, en librairie. Où diable est le code barre de ce petit livre ? Eh ! bien, sur la couverture. Gros yeux derrière le comptoir. Car les sillons qui ornent la couverture desdits bouquins, s’ils renvoient à la galette de vinyle, peuvent aussi bien être scannés en caisse. En faisant du gencod la couverture même du livre, le discogonie en tant que marchandise a intégré le sceau de la consommation de masse, pour tâcher d’en atténuer la terrible damnation. Et ces précieux petits livres en format de poche restent abordables. (Alors même que d’autres éditeurs, plus en vue, font des livres incommensurablement plus moches et chers…).
L’esprit de la collection dont le nom est une contraction de « disque » et de « cosmogonie », le voici : « Il s’agit de considérer qu’un vinyle, ce trou noir qui opère trente-trois révolutions par minutes sur une platine, est le récit sonore du commencement d’un monde propre au groupe de musiciens qui l’a gravé, dont le big-bang serait l’impact du tout premier son, et dont les sept jours de la Création seraient ramassés sur quarante-cinq minutes environ. » OK Computer de Radiohead, In Utero de Nirvana, Horses de Patti Smith, mais aussi L’Histoire de Melody Nelson (Gainsbourg) ou encore Fantaisie militaire de Baschung donnent lieu — entre autres albums — à des études réunies dans une collection éclectique, à la ligne claire et précise, dont le premier volume (The Cure : Pornography) date de 2014. Le vingtième volume de la collection Discogonie est consacré au Double Blanc éponyme des Beatles.
L’homme en bout de table n’était pas celui de la marge. Il jouait un rôle au sein de son époque. Ses nombreux engagements démocratiques le montrent très largement. Nous sommes bien seuls désormais, autant en démocratie qu’en pensée. Il faudra apprendre à mesurer l’étendue de cette solitude. [à lire en entier sur Poezibao]
Publication dans La Revue* (Julien Nègre éditeur) d’une version remaniée d’un texte initialement paru sur Poezibao.
J’aime les fleurs chez Jude Stéfan, car elles ne sont pas seulement de rhétorique. J’aime les oiseaux chez Jude Stéfan, tsi-tsi-u u u u fait la mésange. J’aime à m’user les prunelles sur les vers de Jude Stéfan, autant d’images brisées, et pourtant très nettes. J’aime le cahin-caha du désespoir chez Jude Stéfan, il me fait penser à un cabri en flanc de falaise.
On plonge avec délices dans ce volume de 400 pages, qui est une sorte de coupe transversale du paysage poétique sinon contemporain, tout du moins moderne. Une aventure, une expérimentation. Aux commandes : Emmanuel Hocquard et Raquel.
Hocquard, on connaît, bien sûr. Le cours de Pise (POL) ou ses Élégies parues dernièrement chez Gallimard. Raquel ? Inconnue ou presque. Peintre surtout. Il faut aller voir son site [Raquel], on y trouve de belles photos, comme celle-ci, qui date des années 70, où elle est en conversation avec Hocquard.
Orange Export Ltd fut une toute petite maison d’édition, basée à Malakoff. Les petits livres d’Orange Export sont fameux, de véritables raretés désormais. C’était l’époque où l’on faisait des livres, avec une presse. Très faibles tirages. Pas de la littérature d’éprouvette pour autant. Quelque chose d’autre, qui n’a pas encore fini de chercher. Aujourd’hui même, alors qu’on ne trouve plus grand-chose à dire où à faire, en ces temps de disette pour le moins pléthorique. Ce volume qui regroupe l’ensemble de la collection Orange Export avait paru tout d’abord en 1986, et le voici réédité, avec une préface de Stéphane Baquey, qui situe habilement le projet d’Emmanuel Hocquard et de Raquel.
On découvrira des textes très rares. Des choses il est vrai un peu décrochées, placées qu’elles sont dans un fort volume Flammarion. Les plaquettes originales sont toutes petites, et cette nouvelle présentation ne leur rend pas justice, pour ce qui est de leur matérialité, de leur vérité de petit objet. Soit. Mais on rêve en lisant L’Éternité de Georges Perec, tel autre texte de Jacques Roubaud, de Jacques Dupin, d’André du Bouchet, de Roger Laporte, un peu de Quignard, de Denis Roche, ou encore un Mors très court de Jacqueline Risset. Ces noms évoqués ici, de manière disparate et non-exhaustive, pour bien susciter la variété à l’œuvre dans Orange Export. Il faut aller y voir. Cela fourmille et, redisons-le, cela continue de chercher, obstinément, jusqu’à nous.
Une petite bibliothèque rimbaldienne, petite mais solide, est en train de se constituer aux éditions Lurlure qui avaient déjà fait paraître en 2019 les Vers nouveaux de Rimbaud dans une édition d’Ivar Ch’Vavar, ouvrage qui circulait jusqu’alors de manière un peu officieuse parmi les camarades. Lurlure a également fait paraître les non moins indispensables écrits de Jean-Michel Cornu de Lenclos consacrés à Rimbaud l’Africain (L’Abyssinienne de Rimbaud, 2019).
« J’aurai de l’or… » Décidément, cette prophétie de Rimbaud dans Une Saison en enfer s’est réalisée tout dernièrement. Avec le Dictionnaire à lui consacré, 888 pages parues aux Classiques Garnier, sous couverture jaune éclatante, et voici un nouvel Arthur Rimbaud, plus court mais non moins puissamment d’or.
Et il est mort, au petit matin, à l’orée d’une impossible nuit.
(Suppôts et Suppliciations)
Artaud par Man Ray (1926-27?)
pour Arthur
Méthode : bâcler, traverser. Parcourir, sans avoir la naïveté de vouloir arrêter le sens. On finirait, soi-même, coupé en deux par le bolide Artaud, que rien n’arrête. Lacan seul aurait « fixé » Artaud, en 1938, lors d’une visite à Sainte-Anne. Et pourtant, quelques grands livres ― Le Théâtre et son Double, Messages révolutionnaires, Les Tarahumaras, Suppôts et Suppliciations, le Van Gogh, etc. ― viendront montrer que le corps d’Artaud, en rien fixé, est lancé comme une bombe hurlante dans le siècle (la formule est d’André S. Labarthe), et je veux croire qu’il n’a pas cessé de vrombir.
Il est une certaine forme de poésie ― la seule valable ― qui, par essence, désactive l’ordre et désavoue la coercition. Elle est insurrection constante. Témoin, Héliogabale. « Héliogabale n’a pas attendu d’être arrivé à Rome pour déclarer l’anarchie ouverte, pour prêter la main à l’anarchie qu’il rencontre quand cette dernière se pare de théâtre et qu’elle amène vers la poésie. »
Il est devenu banal de le signaler, Artaud aurait la révolte chevillée au corps. Le cœur de cet insurgé éternel et, partant, celui de son lecteur (mais c’est peut-être aller un peu vite en besogne …), serait perpétuellement appelé à se soulever. Cœur supplicié, disait Rimbaud. « Mon triste cœur bave à la poupe … » En réalité, Artaud-le-supplicié va plus loin.
Écœurement, abjection, chair excoriée purulente, écorchée ou tout simplement à vif, caca. Or, à l’ère aseptisée, calme et sans espoir du spectacle intégré, Artaud a trouvé une place de choix au règne des contre-révolutions. Ignominie tristement prévisible. On l’a domestiqué, on lui a fait remonter par voie rectale la canne dûment lubrifiée de saint Patrick. Il est devenu lui-même une institution. Un guignol. On le lit aujourd’hui pour le plaisir. C’est dire. Il est publié massivement. À quand la Pléiade, avec d’Ormesson ? On le traduit. Le philosophe tend à nous le confisquer. Il est à l’origine de multiples discours ou pratiques artistiques, on passe des diplômes à partir de son œuvre. On lui consacre des numéros de revues. Cochonnerie, fieffée. « Il ne faut pas trop laisser passer la littérature, » est-il dit dans Le Pèse-nerfs. En effet, ne vaudrait-il pas mieux marcher dans Artaud, le piétiner comme il faut, le cabotiner à cloche-pied, mais éperdument et du pied gauche, pour se persuader, en ce siècle de toutes les haines possibles et impossibles de la poésie, qu’il existe encore des poètes ? Du pied gauche, comme je me lève, certains matins, pour une belle journée ensoleillée parmi les morts.
Sans doute que la voix d’Artaud ne nous est plus audible, si elle l’a jamais été. Une bonne raison à cela : ses messages, ses révélations qui émanent de la vie même, sont devenus plus grands que la vie ― à mieux dire : Artaud déborde le chien-et-loup de nos existences affamées autant que collierisées. Mais, écrit Artaud dans Héliogabale, la réalité du Souffle primordial (celui du Chaos), n’est autre, justement, que « cette faim vitale, changeante, opaque, qui parcourt les nerfs de ses décharges, et entre en lutte avec les principes intelligents de la tête ». C’est affaire, en somme, de golosités dans un monde résolument fade. Oui, golosités, terme cher à l’Antonin et combien goulûment ; choses gouleyantes ; à pleine bouche, en pleine gueule. Mais pas seulement. Car les mots d’Artaud nous viennent de loin, de l’autre rive. « Il y a de terribles violences de termes mais j’ai mis toutes mes forces à les soutenir par la rigueur du ton poétique où elles sont coulées et qui les suit. Au Moyen Âge on écrivait comme cela mais depuis la langue a pris peur. » (lettre à Colette Thomas, 10 avril 1946). Artaud, pour mieux conjurer la peur dans les mots, nous parle de choses lointaines, énormes, occultes, proprement invisibles. Circulez, rien à voir. Mais au contraire, allons-y, puisque tout est question non de crainte, mais de vision. Hardi, petit !
On connaît ces lecteurs « hystériques » d’Artaud qui ne sauraient s’en remettre, dont la risible fonction consiste à nous rappeler, bien à leur dépens, que le commentaire n’a rien à dire au sujet de l’œuvre-jouissance, qui est toujours au-delà, pour toujours hors-plaisir, à jamais hors-critique, absolument de l’autre côté. C’est vrai, le commentateur ― je ne fais pas exception ― écrit pour ne rien dire, ou si peu. Lecture-suicide, traversée au long cours.
Pour ce qui est de Lautréamont, exemplairement, Artaud fait preuve de la plus salubre effraction qui soit en nous dispensant une vigoureuse leçon de lecture (un How to Read, à la Pound). Il nous explique, ce faisant, pourquoi l’inoffensive, la très lénifiante lecture-plaisir est et sera toujours favorisée, encouragée sinon largement imposée par les tenants forcément châtrés de la culture, lesquels n’ont à vrai dire que foutre de la jouissance totale et inenvisageable du poète vivant. Sans oublier que, comme il nous est rappelé dans Pour en finir avec le jugement de Dieu : « L’Homme, quand on ne le tient pas, est un animal érotique. » Malbaise dans la culture, donc.
Cela précisément ne tient à rien, sinon à la crainte calculée, à l’effroi savamment distillé ― façon gouttes de Tercian ― qui a pris place non seulement dans le flapi des consciences, mais qui, comme le signale Artaud, a commencé par s’installer dans les mots mêmes. Pour le dire autrement, on assiste au gel méthodique des moyens de production poétique, qui va de pair avec la confiscation de tout ce qui peut s’apparenter à, ou servir une via negativa. Fin des affolements. Rentrez chez vous. Retournez aux cavernes de l’Être. À l’heure pérenne du couvre-feu de nos désirs les plus simples, risques et fragilités sont diagnostiqués, cauteleusement mesurés, rendus vivement impraticables, grâce à un quadrillage toujours plus fin, toujours plus serré. « La Grille est un moment terrible pour la sensibilité, la matière. » (Le Pèse-Nerfs). Au point que la création ― la simple production ― confine quelquefois à l’impouvoir dont il est question, toujours dans Le Pèse-Nerfs. Cet impouvoir, encore localisé chez Artaud, s’est généralisé ; il est devenu la norme que nous ont infligée les impuissants de ce monde, par contagion bromurée semble-t-il.
Et pourtant, je bande, murmure le dernier lecteur, face à l’Inquisition des Malbaisants. Car, en définitive, la lecture-jouissance est dangereuse, bordée de mort, profondément subversive. Artaud n’avait de cesse de se désigner comme un « insurgé du corps » et seule une lecture-jouissance ― avec ce qu’elle comprend d’empêchement, de souffle, de faim, d’incoercible désir, de râles fortifiants et peut-être de souffrance véritable ― permettra l’appréhension à vif de son texte, ou de celui de Lautréamont, de sorte à penser le grand renversement ; mieux encore, à le vivre :
… si l’attitude de Maldoror est recevable dans un livre, elle ne l’est qu’après la mort du poète, et cent ans après, lorsque les explosifs astreignants du cœur viride du poète ont eu le temps de se calmer. Car, de son vivant, ils sont trop forts. C’est ainsi qu’on a fermé la bouche à Baudelaire, à Edgar Poe, à Gérard de Nerval et au comte impensable de Lautréamont. Parce qu’on a eu peur que leur poésie ne sorte des livres et ne renverse la réalité … Et on a fermé la bouche à Lautréamont tout jeune afin d’en finir tout de suite avec cette agressivité montante d’un cœur que la vie de chaque jour catastrophiquement indispose, et qui aurait fini par transporter partout, à la longue, la cynique et insolite cautèle de ses inlassables écorchements. (« Lettre sur Lautréamont » (1947))
La littérature ― je veux dire, la vivante et l’irrecevable parce que vivante, celle dont la chair tremble, pue et suinte ― est conçue et se pratique de plain-pied, à l’échelle un. C’est ainsi qu’il m’arrive de me perdre dans le jardin des supplices (ô ! jouissance, lame froide) de Martial Canterel, où danse Faustine et vole la demoiselle. Lisant Dante, je caresse la panthère, je traverse la forêt obscure, je me sature de versi strani, et je vais vers les étoiles. À pas de somnambule, je marche dans ceux de Nerval, qui lui aussi suit une étoile. Nous sommes quelques-uns à avoir embarqué sur l’Impossible, navire affrété par un alpiniste fou ; nous sommes en quête du Mont Analogue. Et tout se passe comme si on avait veillé à nous faire oublier qu’il est une continuité essentielle entre le livre et le monde. Parce qu’on a peur que la poésie ne sorte des livres et ne renverse la réalité.
L’Impossible du Père Sogol s’est échoué sur de bien décevants récifs. Nous ne serons jamais que des nageurs morts sur la croisette. Per aspera ad astra. Mais, en ce siècle éblouissant d’horreur, il n’y a plus d’étoiles, mon enfant. Il faudrait être bien naïf. Jamais, c’est vrai, Nerval ne viendra sonner en bas de chez moi, pas davantage qu’on ne verra le vieil Artaud battre de la canne, vociférer sous mon balcon. On leur a, d’ailleurs, à tous deux, fermé la bouche et châtré le rêve. Eux aussi, je n’en doute pas, souffriraient atrocement de la pression mass-médiatique de la sacro-sainte communication-pour-ne-rien-dire, qui s’exerce sur le visage, sur tout l’être. « … écrasement vaste, inouï du sommet du crâne, de l’arrière de la nuque, écrasement d’une force, et on dirait un volume d’une dimension telle qu’il donne l’impression du poids d’un monde sur les épaules … » (lettre du 29 février 1932).
C’est d’autant plus triste que le grand livre du monde nous est, aujourd’hui ― Artaud, Nerval et Lautréamont le pressentaient ― systématiquement occulté. Et l’inimitié entre le livre et le monde n’a jamais été aussi profonde. De toutes parts, on est sommé d’agir, de consommer, de lutter (mais au nom de quoi ?), au prétexte d’une utilité toujours plus fallacieuse ; c’est la marche à la mort et à sa marchandise, non à l’étoile. Et, glanée dans l’importante lettre du 23 avril 1936 à Jean Paulhan, il est une remarque d’Artaud qui vibre aujourd’hui de toute son immuable actualité :
Au moment où le monde cherche des bases ce n’est pas le moment d’écarter les livres, les œuvres qui suggèrent des bases pour publier à la place dieu sait quoi qui fera de l’argent tout de suite mais n’aura pas de lendemain.
Hors-critique, hors-plaisir, de l’autre côté. Sans doute faut-il traverser l’œuvre impossible, tout comme le fit Le Lièvre de Mars avec les Chants de Maldoror justement. La transgression, sous la forme d’un bâclage magistral, devient alors mode opératoire. Le Lièvre s’explique de sa démarche :
Je m’attache à l’idée de produire un livre aussi terrible et pervers que l’original en dévoyant la forme du livre d’enfant, pour un livre dont rien n’est plus éloigné de lui que l’innocence ; mais c’est l’amoralité de l’enfance qui est censée se dépouiller dans l’apprentissage, entre autres choses, par les livres. Eh bien avec cette affreuse chose que je voudrais publier, j’aimerais que nous mettions un adulte dans une situation troublante de désapprentissage (au moins de l’ « évidence », de la clarté). Rien n’y sera moins bien rangé que dans ce livre, rien ne viendra rendre plus « lisible » le texte, il n’y aura aucune couleur chatoyante, les dessins ne rendront pas la lecture plus simple, ils l’envenimeront. (Le Lièvre de Mars, M. Une traversée des Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse comte de Lautréamont (6 Pieds sous terre éditions, Frontignan, 2006, p. 221). D’une exécution remarquable, cette œuvre est également disponible sous copyleft, sur le site www.le-terrier.net.)
(M, une traversée des Chants de Maldoror)
Envenimer la lecture, favoriser le désordre, le désapprentissage du lisible. Bousiller le livre. Susciter l’expérience essentielle et presque démente de la lecture-jouissance, qui s’applique génialement au « type du livre emmerdant absolument impossible à lire, que personne n’a jamais lu de bout en bout, même pas son auteur, parce qu’il n’existe pas, » comme le dit Artaud quelque part. Le commentaire vide de jouissance (la parole sans effraction), ne saurait toucher ce type d’ouvrages. Allez faire de la lecture-plaisir avec les glossolalies d’Artaud :
ya menxi
ten
ku la bera
ku la bera
ka texi
ya ke menkur luri
Communication morte, communiquez. Volupté morte, copulez. Incapable d’entamer avec elles un commerce sensuel et charnel, de caresses, d’étreintes, de syncopes et de touchers aussi pénétrants que possible (pénétrant se dit aussi de l’esprit), ce discours inoffensif, tout en fadeurs, anodin, sans lame ni marteau, n’est décidément pas fait pour entrer en résonance ou en véritable sympathie avec des œuvres qui se dressent aux confins forcenés du littéraire.
En quoi les Messages révolutionnaires d’Artaud nous parlent-ils ? Nous regardent-ils seulement ? Je ne suis pas bien sûr d’être en mesure de répondre à ces questions, dont je sens cependant l’urgence brûler au cœur de nos décombres, sous cet amas d’images brisées qui nous tient lieu désormais de culture. Ce mot de culture, sur lequel je reviens, est omniprésent dans l’expérience mexicaine d’Artaud. « S’il y a une culture, elle est à vif et elle brûle les organismes. Car pas de culture sans foyer. » ; « Être cultivé c’est manger son destin, se l’assimiler par la connaissance » ; ou encore :
… cette idée que je veux développer je l’appelle la réconciliation de la Culture et du Destin. Dans la conscience désespérée de la jeunesse une nouvelle idée de la culture est née. Et cette culture qui veut connaître l’homme se fait une haute idée de l’homme. Elle n’accepte pas qu’on sépare la vie de l’homme de celle des événements. Elle veut qu’on entre dans la sensibilité intérieure de l’Homme qui joue, aussi, avec les Événements.
Etc., etc.
Bâcler, on sait faire, disent-ils à raison. Mais, se demanderont ces Malbaisants, comment traverser, en particulier l’œuvre d’un auteur positivement foutraque qui disait non seulement avoir raté ses mots, mais écrire pour les analphabètes ?
Rater ses mots, c’est au fond ce qu’un poète a de mieux à faire ; ce ratage consiste en une sorte d’attentat sciemment perpétré contre les mots de la tribu. Pour les analphabètes, cela n’implique pas que l’on s’identifie à l’auteur ― comment diable possible ? ― jusqu’à jouer à l’analphabète (une seconde nature, pour certains) et se réclamer d’un Artaud « pour les nuls », démocratisé à ras d’imbécilité, au point qu’on soit tenté de lire « La recherche de la fécalité » avec le cu, de subir la Passion de l’Antonin bien religieusement par le cu. Au contraire. Deleuze nous le rappelle, « Pour les analphabètes » veut dire, pour eux, à leur place. On ne sortira jamais de l’hystérie du commentaire. À moins de prendre la critique littéraire, a fortiori au sujet d’Artaud, pour ce qu’elle est : une tentative éperdue d’humour noir (cela foire souvent) ; dans le pire des cas, et c’est le plus souvent, une vaste blague.
Alors, quoi ?
Quel était l’arcane majeur d’Artaud ? Arcane XVIII Le Soleil, peut-être. Héliogabale, Tutugri obligent. Sans doute n’est-ce pas aussi simple. Les kabbalistes parlent du Soleil derrière le Soleil. Artaud, précisément, est toujours ailleurs, occulté, derrière le Soleil.
Je vois tout aussi bien ce grand acteur ― cet « athlète du cœur », selon sa propre formule ― sous les traits de l’Arcane VI, L’Amoureux tiraillé entre deux dames. Au mois d’août 1926, en revenant de Madame Sacco, la voyante dont il est question dans L’Art et la Mort (et qui apparaît dans la Nadja de Breton), Artaud écrit à Janine Kahn :
Vous auriez aussi à un moment donné une passion, de la passion, a-t-elle dit, mais d’un caractère assez spécial, mais vous ne serez jamais ma femme. Mais ce que vous éprouvez pour moi est surtout de l’ordre de l’amitié. Il y a en moi quelque chose d’insaisissable, qui vous attire et vous repousse aussi un peu.
Et à Génica Athanasiou, non moins belle, le lendemain : « Vraiment avec toi c’est comme si l’on clamait dans le vent, si l’on désespérait dans le désert. » Amoureux que deux passions déchirent, qui sera doublement éconduit. L’histoire impossible d’Antonin et de Génica durera quelque temps. Les trois « Lettres de ménage » du Pèse-Nerfs en témoignent.
Mais, à y bien réfléchir, Artaud est l’Arcane I, Le Bateleur, principe dont toute création dépend. Encore qu’il revisite ce personnage dans Les Nouvelles révélations de l’Être. Il en fait une entité neuve, un avatar tout personnel, sous la forme bancroche du Bateleur Malotru :
PAR LUI LES SEXES ONT ÉTÉ SÉPARÉS AVEC LA FLAMME, CAR IL CONNAISSAIT PAR NATURE LA FLAMME DE L’AMOUR TROUVÉ ET PERDU.
ET POUR FAIRE ACCEPTER CETTE SÉPARATION PAR LA FLAMME, IL A D’ABORD JOUÉ AVEC SA PROPRE FLAMME.
IL S’EST DONNÉ D’ABORD POUR EXTRAVAGANT MALOTRU.
ET LE DESTIN DE L’HOMME ET DU MONDE EST SUSPENDU À CE BATELEUR MALOTRU.
Le malotru, explique Littré, est une « personne maussade et mal bâtie ». Le maussade Artaud parle notamment à la belle Janine de sa profonde tristesse, cette « mélancolie intense qui recouvre toutes [s]es actions, d’un défaut absolu de satisfaction en ce monde »(lettre à Janine, vers le 15 août 1926), et cette mélancolie traverse l’œuvre d’Artaud. Mais le Malotru, la créature « mal bâtie », n’aura de cesse de vociférer :
L’homme est malade parce qu’il est mal construit.
Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement,
dieu,
et avec dieu
ses organes.
(Pour en finir …)
L’Extravagant Malotru d’il y a un instant, on pourrait le confondre avec ces « ombres d’hommes bâclés à la six-quatre-deux » dont parle le Président Schreber. Bâclés, oui. Car il est au fond une croyance selon laquelle « le visage humain est une force vide, un champ de mort. » (texte écrit en 1947).
Visages, images d’Artaud, pour finir. Que se passe-t-il au juste entre le cliché fameux de Man Ray datant de 1926 ou 1927 et les photographies de la fin, celles de Denise Colomb ou de Georges Pastier ? C’est la traversée de l’Impossible. Est-ce le travail de l’œuvre ? Beaucoup plus, et bien autre chose.
Beau comme Artaud dans Le Juif errant. Beau et fou comme Savonarole dans le film d’Abel Gance.
Artaud parmi les étoiles chez Fritz Lang. Mais il n’y a plus d’étoiles.
Ou bien, sans doute plus définitive, l’image d’Artaud-Marat, dans sa baignoire, plume au poing. Et c’est alors surtout une voix dure et cassante comme un jet de pierres : « Ferme ce rideau, nom de Dieu ! »