
Jacques Aubert in memoriam
Ulysse de Joyce a cent ans. Il y a du vertige dans la simple énonciation de cette formule : Ulysse a cent ans. Ce roman hors normes a paru en volume le 2 février 1922, grâce aux bons soins d’une éditrice vaillante sinon téméraire, Sylvia Beach, à l’enseigne Shakespeare and Company, au 12, rue de l’Odéon, à Paris. L’arrivée des premiers exemplaires de Ulysses, ouvrage de langue anglaise (et quel anglais !) à la couverture bleue, au titre en grandes lettres blanches — bleu et blanc pour évoquer les couleurs de la Grèce —, composés, imprimés et façonnés à Dijon par Maurice Darantiere, arrivèrent à Paris en gare de Lyon, par le train-express de 7 heures. Cela fait désormais partie de l’histoire littéraire.
Il faut avoir bien à l’esprit l’impact de ce roman après lequel les choses ne seront plus jamais les mêmes en termes d’écriture sinon de pensée. L’influence de Joyce est constante ; on ne compte plus les écrivains, de Malcolm Lowry à Georges Perec, se réclamant de lui. Comme le disait alors Richard Ellmann, l’excellent biographe de Joyce, nous n’avons pas fini d’apprendre à être les contemporains de Joyce. Même cent ans après Ulysse, nous éprouvons une réelle sympathie pour Leopold et Molly Bloom, et les théories échafaudées par Stephen Dedalus continuent tour à tour d’égarer ou d’envoûter.
Faut-il rappeler la superstition de Joyce quant aux chiffres ? L’auteur avait exigé que son roman paraisse le jour de ses quarante ans. Ulysses, le titre original du roman, comprend sept lettres. « L’esprit mystique aime le sept, » comme il est dit à la bibliothèque, à l’occasion du neuvième épisode de cette épopée grecque, sémite et irlandaise qui se déroule en un jour à Dublin, laquelle comprend en tout et pour tout dix-huit épisodes. Dix-huit étant le chiffre hébraïque de la vie. « Si mon livre n’est pas fait pour être lu, la vie n’est pas faite pour être vécue. » Ainsi Joyce justifiait-il son génie, peut-être incompréhensible, reliant indissociablement le livre et le vivre. Expérience de lecture-vie sans solution possible de continuité — voici Ulysse.
[voir sur le site de la revue Europe]

Il est dix heures du soir, le 16 juin 1904. Nous sommes à la maternité de Holles Street, à Dublin : Léopold Bloom rend visite à Mme Purefoy, qui est sur le point d’accoucher. On retrouve Stephen Dedalus ainsi que Buck Mulligan, entre autres carabins adorateurs de la dive bouteille.
Nous voici dans la plus folle des dix-huit sections d’Ulysse de James Joyce : ce qui se joue dans ce passage relativement autonome (à travers une reprise drolatique de l’épisode des Bœufs d’Hélios de l’Odyssée), n’est rien de moins que l’incarnation sensible de l’anglais en la totalité de ses métamorphoses historiques. Nous assistons en effet à une véritable maturation qui traverse le moyen anglais, passe par le parler fleuri des faubourgs, pour aboutir à l’argot le plus haut en couleurs.
On ne voit pas gageure plus grande, texte plus impossible à rendre en français. En 2004, c’est d’ailleurs le seul chapitre de la nouvelle édition d’Ulysse qui n’ait pas fait l’objet d’une nouvelle traduction, après la version de 1929 qui avait reçu l’aval de Joyce. C’était sans compter sur l’audace et la virtuosité d’Auxeméry (lui-même poète, mais aussi traducteur de Pound, H.D., Catulle ou Reznikoff), qui nous offre ici une version des Bœufs du Soleil aussi puissamment jubilatoire que l’originale.