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Roche volcanique

« Je crois en un rythme absolu qui en poésie corresponde exactement à l’émotion ou au degré d’émotion à exprimer. Le rythme d’un homme doit être interprétatif, c’est-à-dire qu’il sera en fin de compte son propre rythme inimitable et qui n’imite rien. » (Ezra Pound, traduit par Denis Roche)

« Désormais il nous faudra travailler sans citations » (Lénine sans doute apocryphe, cité dans le Mécrit, cité par J.-M. Gleize)

Souvent, on a lu Denis Roche sans y prêter attention vraiment, sans le connaître. Sans le lire. C’est qu’on évolue, aujourd’hui encore, dans le sillage de ce grand inventeur de formes. Ainsi, Georges Didi-Huberman dialogue exemplairement avec Roche dans Survivance des lucioles. Pour ma part, je dois à Roche mon premier contact avec Ezra Pound, dont il a notamment traduit les Cantos pisans. Peu après, le même été, ce furent les deux volumes des Œuvres de Dylan Thomas, co-édités par Roche et Monique Nathan. Roche est donc garant, en France, de la poésie de Pound et de Dylan Thomas. Ce n’est pas rien.

Et ce n’est pas tout. En sa qualité de directeur (et créateur) de la collection « Fiction & Cie » au Seuil, Roche a aussi permis que paraisse un livre aussi éblouissant que Rimbaud en Abyssinie d’Alain Borer. Cet ouvrage, il est vrai, aurait sans doute trouvé à intégrer un catalogue concurrent, mais il me plaît de savoir que c’est par Denis Roche qu’il est passé. « Fiction & Cie » a également accueilli l’œuvre de Jacques Roubaud, le journal d’Alix Cléo Roubaud. Dans la même collection, on trouvera aussi bien Pynchon que Burroughs, Catherine Millet que Kurt Vonnegut. Parmi tant d’autres.

Ce qui tient lieu d’œuvre à Roche — quelques livres appartenant qui au genre du poème, qui relevant de la post-poésie, qui du roman, qui du livre de photographie, qui de l’essai, qui un peu de tout cela réuni — participe pleinement et très consciemment d’une avant-garde intimidante, peut-être un peu parisienne. D’où l’heureuse surprise qu’on peut avoir, à Strasbourg, de tomber sur Louve basse et sur La disparition des lucioles. À Strasbourg, et même pas dans la plus grande librairie de la ville (où aucun Denis Roche ne se trouve en rayons). On peut donc ne pas désespérer entièrement de ce monde, ni même de Strasbourg. À condition, donc, de ne pas se restreindre à la plus grande enseigne de la ville, où l’on vous dit, un peu bêtement, qu’on peut toujours commander. Alors que notre besoin de Denis Roche est impossible à satisfaire.

Ce besoin m’est venu à la lecture du livre de Jean-Marie Gleize, Denis Roche. Éloge de la véhémence, tentative biographique dont il y a fort à parier qu’elle ne se trouve plus, en juin 2023, sur aucun rayonnage d’aucune ville de province (mais on pourra toujours commander…). Gleize évoque Denis Roche un peu comme on feuillète un album photographique. Ce pourrait être, en l’occurrence, les Légendes de Denis Roche (on ne peut plus commander ce beau livre d’images : le volume est hélas épuisé depuis longtemps). Éloge de la véhémence eût d’ailleurs gagné à ce qu’on lui adjoigne un solide cahier photographique. On trouvera tout de même quelques photographies au fil des pages. Celle qui figure en couverture est très belle, où l’on voit Roche taper à la machine. Image presque allégorique, qui saisit Roche au travail, en train de taper son texte.

Éloge de la véhémence, dont le titre reprend celui d’une collaboration entre Roche et Bernard Dufour en 1970, n’est pas une biographie en bonne et due forme. Une biographie de Denis Roche étant chose impossible. Il s’agit plutôt d’un essai, lequel viserait idéalement à donner accès à quelque chose comme une drogue dure, de trop foncièrement raide pour que l’organisme parvienne à l’assimiler pleinement. Ce livre ne fait pas office d’excipient au produit, au contraire. Son auteur serait en réalité un chamane à travers l’œuvre de Roche, qui parvient à donner accès à « une mécriture active, défigurante, irrécupérable », à une « poésie défenestrée, défaite, ou, si l’on veut, critique ».

Pareille initiation est sans doute nécessaire. L’œuvre de Roche ne se livre pas d’elle-même. Non qu’elle requière une sorte de médiation, mais elle est le produit d’une pratique à mi-chemin de la critique et de la poésie. Ce d’autant que Roche, après Rimbaud, après Lautréamont, après Bataille vise à en finir avec la poésie (voir sa belle préface à Pound : « Dernier poème de la poésie »). Et son travail critique, sur la poésie d’Artaud par exemple, n’obéit plus à aucune recevabilité, à aucun critère. Son allocution de 1972 « Artaud refait, tous refaits ! »  n’avait alors pas été retenue par Sollers dans l’édition des actes du fameux colloque de Cerisy Artaud/Bataille. On la retrouvera plus tard, au chapitre 3 de Louve basse, livre placé sous l’égide des momies des Cappuccini à Palerme, où l’on croise Pound, Joyce, Burroughs, Roussel et tant d’autres.

On ne sait, à vrai dire, pas trop quoi faire de Louve basse, qui est une sorte de magma que rien n’arrête. Ce sont des laves un peu froides désormais, maintenant qu’on ne lit plus ce type de littérature que l’on qualifiera hâtivement, pour mieux la liquider, d’expérimentale. Il y a bien quelque chose de daté, dans cet expérimentalisme même. Mais une vitalité folle emporte la mécriture de Roche. Ce que Gleize nomme, à raison, sa véhémence. « Abandon pur et simple de l’écriture, soit […] poursuite de l’écriture par d’autres moyens. » Le livre de Gleize ausculte les livres de Roche, pour en opérer une impossible synthèse. Surtout, il donne envie d’aller voir au fond du Volcan, nous rappelant que l’écriture du magma se doit d’inventer sa forme tout en la débordant. « Rien ne saurait s’écrire, ni se crier, dans fouler cette culture ou ce fumier dont à la fois on se nourrit et qu’on vomit à s’étrangler. »

Roche s’intéresse à Gertrude Stein, et c’est par le même travail sur son nom, il me semble, qu’il traverse les Cantos de Pound. Ainsi, la section Rock-Drill de los cantares (LXXXV-XCV), qu’il prend en charge de traduire, sous le titre Forage de Roche. Entendons cela comme le fruit du creusement effectué par Roche dans la langue volcanique de Pound, laquelle crache ses idéogrammes et fait feu de tout bois.

Dans « La littérature… sinon Rien », Roche explique son attrait pour Pound : « Ce qu’il pensait de Mussolini ne m’intéresse pas. Mais qu’il se soit trouvé mêlé à la création de l’Imagisme, à la naissance d’Ulysse, des premiers poèmes d’Eliot, à la redécouverte de Cavalcanti et de Dante, qu’il ait composé les Cantos, traduit en anglais moderne l’un des plus anciens poèmes anglo-saxons, The Seafarer, mis Villon en musique, découvert le sculpteur Gaudier-Brzeska (encore un français inconnu en France), voilà qui m’intéresse. » Le profond éclectisme de Pound, passé ou sassé à travers Roche, voilà qui pourrait peut-être nous intéresser aujourd’hui. Gleize y consacre un important chapitre dans son Éloge de la véhémence.

Le livre de Gleize ne se contente pas de donner à lire une époque; il en trace plutôt les lignes essentielles d’une sensibilité. On redécouvrira, avec cet Éloge de la véhémence certains éléments d’une esthétique, de pratiques en somme de la pensée, de l’écriture et de l’image.

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