« L’anatomie d’abord. »
(Antonin Artaud, Cahiers du retour à Paris, OC XXII)
Ne cherchons pas plus loin. Datée de 1967, cette photographie de Joel Brodsky plie le match de manière incontestable. Elle fait partie de la série dite du « Young Lion », du jeune lion qu’était alors Jim Morrison (il deviendrait, à peine trois ans plus tard, l’incroyable Baleine Blues qui beugle sur L.A. Woman).

Brodsky signe peut-être les photos les plus saisissantes des Doors. On lui doit les clichés qui ornent le premier album du groupe, où figure le visage de Morrison, semblable au David de Michel-Ange. « My stupid mug », déclara l’intéressé — ma stupide gueule de con. En janvier 1967, ces images seront placardées sur un billboard du Sunset Strip, en très grand. Brodsky allait également être mis à contribution pour la pochette la plus réussie de tous les albums des Doors, à savoir, Strange Days.
Le biopic d’Oliver Stone met en scène la fameuse session photographique, à ceci près que Stone prend le parti de représenter Gloria Stavers, qui photographia notamment Morrison en manteau de fourrure. Rassemblant les shootings respectifs de Stavers et de Brodsky, Stone propose une sorte de jeu scopique-érotique entre la photographe et son sujet. C’est assez réussi, mais ne correspond pas à la réalité, puisque les clichés de Morrison torse nu sont de Brodsky, non de Stavers. Le collier que porte Morrison sur les photographies de Brodsky appartient, lui, à Stavers. Tout porte à croire qu’il y eut entre Morrison et Stavers plus qu’un rapport photographique. C’est assez grandiose : je porte le collier de mon amante de la veille, et je pose pour une série de clichés qui feront de moi l’icône rock par excellence. Ce bijou brimborion témoigne, donc, d’une sorte d’athlétisme affectif, pour parler comme Artaud, que Morrison avait lu bien entendu.
Ce collier, on le verra au cou de Morrison sur nombre de photos promotionnelles de la période Strange Days. Sur le cliché iconique de Brodsky, il semble chipé non à une des plus séduisantes photographes de L.A., mais à un Indien.
Patti Smith compare Morrison à un « saint Sébastien de la côte Ouest ». Et c’est très juste. « Il exsudait, écrit-elle, un mélange de beauté et de mépris de soi, et une douleur mystique. » (Just Kids). Morrison est Christ aussi bien sur cette image. Un Christ avec autour du cou une sorte de collier indien.
Voici donc Jim Morrison, immaculément défoncé, sans doute — out here we is stoned immaculate. Il nous toise de toute éternité. Bien sûr qu’il est de l’Autre Côté. Sa chevelure épaisse, idéalement en bataille, lui confère une vigueur animale, qui le rapprocherait davantage d’Alexandre le Grand que du pantelant de Nazareth sur sa croix. On songe à l’homme de Vitruve également. L’harmonie, l’anatomie d’abord.
C’est un corps élancé, presque émacié, résultat d’une métamorphose qui dura le temps d’un été, ce fameux été 1965 où Morrison, jeune diplômé de cinéma à la prestigieuse UCLA, vivait sur le toit de son ami Dennis Jakob, se saturant de Nietzsche et d’acides. Car, en définitive, Morrison incarne ici la Grande Santé. C’est aussi le torse d’Iggy Pop, cet increvable corps glorieux, qui est annoncé par cette image. Du Roi Lézard à l’Iguane, la martyrologie rock est terriblement cohérente.