
Je m’obstine à chercher quelque chose chez André Breton qui m’a peut-être déjà trouvé, à la rencontre de quoi je vais en aveugle. Autant dire, à corps perdu, puisqu’aucun autre moyen ne saurait raisonnablement être mis en jeu lorsqu’il est question d’entreprises aussi hardies que celles qui président à des ouvrages comme Nadja, L’Amour fou et Arcane 17, pour n’évoquer que trois des livres de Breton.
Ce qui, chez Breton, m’a sans doute gagné dérive d’un « sens magique » avant l’heure. Tout se passe comme si, rouvrant les trois livres que je viens de poser sur la table, cette intuition belle et facile m’était confirmée, selon laquelle Malcolm de Chazal tient la main de Gérard de Nerval dans une sorte de voyage par l’Impossible.
Malcolm, Breton et Gérard forment un singulier trio, mais les visions les plus absconses de Petrusmok n’en plongent pas moins leurs racines dans la nuit d’Aurélia et sont, littéralement quoique de manière incoercible et peut-être navrante, autant de manifestations du « point sublime dans la montagne ».
Cette forme de pressentiment, qui n’est jamais qu’une confirmation (celle d’une rémanence toujours fuyante), je la tiens de tel passage de L’Amour fou, pioché presque au hasard — le hasard étant une question essentielle pour Breton : « L’insolite est inséparable de l’amour, il préside à sa révélation aussi bien en ce qu’elle a d’individuel que de collectif. Le sexe de l’homme et celui de la femme ne sont aimantés l’un vers l’autre que moyennant l’introduction d’une trame d’incertitudes sans cesse renaissantes, vrai lâcher d’oiseaux-mouches qui seraient allés se faire lisser les ailes en enfer. » Ces phrases, je les ai lues à S., il y a quelque douze ans, laquelle y acquiesça. Mais cette puissante anecdote, elle a valeur documentaire, n’a que peu de poids face au bonheur terrible et toujours renouvelé qui consiste à aller se faire lisser les plumes jusqu’en enfer.
On voit bien de quoi il retourne.
Sur cette question, André Breton n’est pas sans disqualifier l’auteur de L’Amour et l’occident. La liberté qu’il professe est certes exigeante et périlleuse, mais elle seule permet que se déploie le Grand Rêve. Il suffit pour s’en convaincre, à notre lamentable époque sani-sécuritaire, de méditer ce passage d’Arcane 17 : « La liberté n’est pas, comme la libération, la lutte contre la maladie, elle est la santé. La libération peut faire croire à un rétablissement de la santé alors qu’elle ne marque qu’une rémission de la maladie, que la disparition de son symptôme le plus manifeste, le plus alarmant. La liberté, elle, échappe à toute contingence. »
Gérard, Breton et Malcolm permettent chacun, ensemble, tous les trois d’accéder à la vraie vie, réputée absente. Ils ne sont pas seuls à être de pareils intercesseurs (je pourrais en établir une liste très longue), mais ces trois-ci participent d’un sens inné de la dérive, de l’illumination par les angles morts de la conscience. Malcolm le premier, avec ses curieux aphorismes qui saisissent la pensée à son état naissant :
La racine
Cherchait
Sous terre
L’origine
De
L’arbre.
Les couleurs
Ne sont
Jamais
Vieilles.
Les formes
Les vieillissent.
Tous les nuages
Se croient en mer.
Nul poisson
Ne se croit dans l’eau.
etc.
La naïveté feinte de Malcolm, sa posture prophétique aussi bien (les deux faces de la médaille de son génie si particulier), est une autre manière d’accéder à un champ d’expérience et d’intensité privilégié, dont Nadja et Les Filles du feu témoignent avec ferveur. On se souvient des mots de Breton au sujet du Mauricien dans « La Lampe dans l’horloge » (1948). Il met en garde, chez Chazal, contre une « ivresse divinatoire sans lendemain », et sans doute bien à raison. Car l’absence d’œuvre guette sur le sentier périlleux de la vraie vie, dans cette paréidolie généralisée qui fait voir des formes dans la Montagne.
Le sens magique est à ce prix. Ainsi, Gérard suivant l’Étoile jusque dans la nuit blanche et noire. Ainsi, Nadja elle-même, calcinée dans le regard de Breton.