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L’esprit de l’escalier : dislocation, écart (Camille Readman Prud’homme)

L’ensemble de textes que Camille Readman Prud’homme fait paraître sous le titre Quand je ne dis rien je pense encore (2021, L’Oie de Cravan, à Montréal, réédition en 2024), mérite qu’on y prête attention. Ces proses cadencées, ces vers libres quelquefois, veulent témoigner d’instants où la parole ne suffit pas à fournir la pleine expression ; lorsque le propos n’aboutit pas. On pense à l’esprit de l’escalier, évoqué par Diderot dans son Paradoxe du comédien. Il est de ces moments, en effet, où l’on est « déconcerté » et « réduit au silence ». Et, continue Diderot, « l’homme sensible, comme moi, tout entier à ce qu’on lui objecte, perd la tête et ne se retrouve qu’au bas de l’escalier ».

Les phrases de Readman Prud’homme ne commencent jamais. Elles sont des fins de pensées, lesquelles débutent (mais le terme est impropre) sans majuscule. C’est ainsi que s’exprime l’esprit de l’escalier. Un peu comme une bombe à retardement.

j’ai rencontré des gens qui savaient voir le pâle, le tombé, le défait ou le pas encore accompli, et qui par le simple fait d’en parler ébranlaient des cloisons qui chaque jour nous coupent des autres. ce n’était peut-être pas des fous, plutôt des ouvreurs.

Ces stances tâchent d’inventer un corps à partir de disjecta membra ; « le tombé, le défait ou le pas encore accompli » sont ici repris et rédimés. Ce sont des ruines de récit aussi bien, des impressions simples et vives, des méditations qui ne disent pas tout, qui disent que tout n’est pas dit, pas dicible :

tu protèges tes tristesses, car tu sais que si tu en ignores l’origine elles te seront confisquées. souvent ce que tu entends à la radio te bouleverse, il y a les mille détours parcourus par celles et ceux qui ont dû s’exiler, il y a les graves accidents, il y a la souffrance au travail, quand des couples se séparent tu en es toujours trop affligée, chacun porte sa peine et toi aussi, tu vis comme un champignon, ton cœur s’étend comme le mycélium, tu débordes de ton corps comme de ce qui te vise, alors quand on te demande ce qui  t’affecte tu ne peux pas dire la vérité bien longtemps.

Si la rhétorique du caché s’exhibe pleinement, il ne s’agit aucunement d’éluder, de passer sous ellipse. Car quelque chose gronde au fond des phrases. C’est d’écart et de dislocation dont il est question. De dislocution peut-être.

avec certaines personnes tu te disloques, parce qu’avec elles le lieu d’où tu parles apparaît si reculé que pour devenir intelligible il te faut le quitter. entre vous il y a une différence qui cache peut-être la décision d’une distance. tu te dédoubles, tu dis des phrases que tu ne penses pas, mais ceux qui t’accuseraient de manquer de sincérité auraient tort, car ceux qui t’accuseraient de manquer de sincérité auraient tort, car entre mentir et et ne pas pouvoir dire il y a un écart.

Il n’y a ici de sujet que dans le « tu » du discours. Sujet clivé, s’il en est. Quand je ne dis rien je pense encore peut en effet plaire à l’analyste. L’esprit de l’escalier s’exprime quelquefois chez l’analysant, après la séance, au moment où l’on quitte l’analyste, en bas de l’escalier précisément.

Relativité (Maurits Cornelis Escher, 1953)

Mais quant à savoir si les escaliers montent ou descendent… La parole disloquée qui n’a ici pas de commencement ni à vrai dire de fin se déroule sur une surface paradoxale, à la manière précisément des fameux escaliers d’Escher, qui ne commencent ni ne finissent vraiment. Elle se dévide, en quête d’elle-même, comme sous l’effet d’une essentielle intranquillité corporelle (« à certaines heures avoir un corps / est difficile »). La parole vise un Leib, plutôt qu’un Körper. Le moi-chair s’incarne selon la distance, à même la dislocution, cet écart ou cet accroc dans le tissu du langage et de la pensée.  

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