
22 juillet 2024, en route pour Siracusa
Soit cette phrase tirée du chapitre VIII de The Bell Jar : « If neurotic is wanting two mutually exclusive things at one and the same time, then I’m neurotic as hell. I’ll be flying back and forth between one mutually exclusive thing and another for the rest of my days. » Dans l’article qui précède, je l’ai traduite comme suit : « Si être névrosée revient à désirer deux choses mutuellement exclusives au même moment, alors je suis diablement névrosée. Je suis vouée à virevoler entre des choses mutuellement exclusives pour le restant de mes jours. »
Traduction sans doute meilleure que celle que je risquais : « Si c’est être névrosée que de vouloir au même moment deux choses qui s’excluent mutuellement, alors je suis névrosée jusqu’à l’os. » (Quarto, p. 446).
Le « jusqu’à l’os » me plaît. J’étais quant à moi resté sur le lexique de l’enfer, comme dans l’original. Mais il n’y a pas de raison, ici, de s’obstiner sur ce registre. Ç’aurait été une nouvelle de Flannery O’Connor, la donne eût été différente. Chez Sylvia, dans la bouche d’Esther Greenwood, « as hell » est désémantisé; il s’agit d’un intensifieur. (Et ma forme adverbiale était bougrement faible.)
Je suis aussi très mécontent, on s’en doute, de mon « virevolter », qui traduit assez platement « flying back and forth », à la limite du contresens. Bien sûr, ma traduction pèche à d’autres endroits encore. Ce n’est pas une traduction, plutôt une tentative de transposition littérale. Un ordinateur obtient de meilleurs résultats de nos jours.
Ma faible traduction est, pour user du jargon en vigueur, sourciste — je visais à rester proche du texte-source. Or, une traduction intéressante doit pouvoir voler de ses propres ailes (virevolter, mettons), emportant le texte bien ailleurs. Rapt de Ganymède, si l’on veut. Ce n’est pas incompatible avec la justesse. Un texte, surtout s’il est poétique, est plus ample (≠ ouvert) qu’on voudrait le faire croire, nous le faire croire. Les confiscateurs du poème n’ont cessé de nous rappeler que le poème est intraduisible. Aveu de paresse intellectuelle sinon morale de leur part.
The Bell Jar, dans cette édition Quarto (traduction de Michel Persitz, ici revue par Audrey van de Sandt — nouveau titre : La Cloche de verre) me convient très bien. La voix de la narratrice, Esther Greenwood — mais on croit entendre Sylvia herself — me parle. Je ne garde pas un souvenir aussi immarcescible de la traduction française de L’Attrape-cœur en « Pocket » (on compare souvent ce roman de Salinger à celui de Sylvia) — il faudrait que j’y retourne.
Justesse, donc, de cette Esther en français. Cette traduction qui fait idéalement émerger l’os profite d’un véritable élan, celui de la voix, du ton parfois véhément d’Esther. Il est finalement plus aisé de traduire avec justesse tout un roman qu’un passage de celui-ci. La consistance d’un détail, la pertinence d’une tournure ou le déhanché d’une proposition émanent de l’ensemble, qui exige qu’on ne soit ni cibliste (intérêt portant sur la langue‐cible) ni sourciste, mais sourcier. C’est ainsi et pas autrement que l’on fabrique de la voix, que l’on peut faire parler un poème dans une langue qui n’est pas celle de l’original. Et les confiscateurs patentés de se boucher les oreilles.
Il faut avoir foi en la magie autant qu’en la langue. Elle coule de source, mais encore faut-il pouvoir sentir la source. La traduction du sourcier, la traduction sourcière, se tient à la surface du texte, mais reste sensible au fleuve caché du poème. Elle y a accès par des expédients peu avouables, baguette, pendule radiesthésique.
— Mais tu te réfugies dans une croyance, dans une mystique du traduire ! Radiesthésie !
— Le traducteur a toujours un côté professeur Tournesol.
— Le pauvre était dur de la feuille. Il prenait un mot pour un autre, comme toi avec "sourciste" et "sourcier". Il allait "toujours plus à l'ouest"...
— Soyons à l’ouest, oui. Il ne saurait y avoir de discours unifié sur la traduction. C'est convenu. Pas de théorie d'ensemble. Ou bien, si l'on tient à un fin mot sur la question, c'est au docteur Faustroll qu'il faut s'adresser. Car nous avons plus que jamais besoin d'une "science des solutions imaginaires" dans le domaine. Et, sur un malentendu peut-être, je te le concède, Tryphon serait bien de cet avis.