« L’ivrogne véritable n’oublie tout que parce qu’il voit tout. » (Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie.)

Dans la préface à l’édition des Selected Poems de Malcolm Lowry qu’il propose pour City Lights Books, sa remarquable maison d’édition, Lawrence Ferlinghetti réactive une analogie somme toute évidente, mille fois ressassée, entre Dylan Thomas et Lowry : tous deux sont poètes et alcooliques; tous deux font partie de la confrérie des poètes ou écrivains ayant bu et vu l’araignée (« … the company of great poets […] who also drank and saw the spider. »).
Qui ont vu et bu l’araignée — la formule est saisissante. On peut y voir une belle trouvaille de la part de l’auteur du Luna-Park dans la tête. Boire et voir l’araignée, c’est curieux et parlant. Cela touche à l’éthylisme morbide, à l’alcoolisme destroy des Lowry, Thomas, ou autres Fitzgerald — à leur fêlure constitutive.
Un peu de sérieux, voyons. On ne fait plus guère de trouvailles en langue anglaise, depuis la King James Bible et Shakespeare. Et Ferlinghetti connaît son Shakespeare. Il est allé chercher l’araignée dans Le Conte d’hiver (acte I, scène 3), où Léonte, roi de Sicile (tiens, tiens), dit en substance que l’on peut vider un verre avec en son fond une araignée, sans la voir, sans que rien n’arrive. Boire le verre en ayant vu l’araignée, c’est bien différent …
Cela revient en somme à avaler très consciemment une couleuvre. Dans Le Guépard, on se souvient de quelle manière Fabrizio avale sa couleuvre, et il est également treize mouches au fond d’un verre, à Donnafugata. Le Guépard et le Volcan ont plus d’un points communs. Ainsi, par exemple, jette-t-on pareillement au rebut la dépouille d’un chien à la fin de chacun de ces immenses romans (cf. « Espaces et paysages modernistes chez Lampedusa » (Jung, Maruggi) dans le dossier de la revue Europe consacré à Lampedusa, janv.-fév. 2019).

Mais revenons aux Selected Poems de Lowry. Je ne suis pas sûr que l’on lise la poésie de Lowry pour elle-même. Il s’agit surtout des poèmes de l’auteur de l’incroyable Under the Volcano. Même constat pour les poèmes pourtant très beaux que fait paraître l’auteur de Ulysses. De toute manière, il y a une sorte de malédiction liée à ces romans : ils vous dévorent tout cru (Hölderlin disait cela de son Hypérion), vous, moi, mais leurs auteurs également.
Lowry compose un poème ni bon ni mauvais où il compare le succès de son roman à un horrible désastre, au spectacle de sa maison en flammes (cela lui arriva, en 1944), tandis qu’il est voué à rester le « témoin de sa propre damnation ». Il file la métaphore de la maison, y ajoutant la thématique de l’alcool (qui n’est pas simple métaphore) : la gloire consume, à la manière d’un ivrogne, la maison de l’âme.
Success is like some horrible disaster
Worse than your house burning, the sounds of ruination
As the roof tree falls following each other faster
While you stand, the helpless witness of your damnation.
Fame like a drunkard consumes the house of the soul
Exposing that you have worked for only this Ah, that I had never suffered this treacherous kiss
And had been left in darkness forever to founder and fail.
Les poèmes de Lowry se lisent comme des documents qui viennent renseigner l’œuvre. À mieux dire, ils sont les comburants nécessaires au roman. Mallarmé, dans une lettre célèbre à Verlaine (16 nov. 1885), ne disait pas autre chose : « j’ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre. » Seulement, quand on a vu l’araignée au fond du verre, l’œuvre est appelée à nous consumer inéluctablement. Mais le petit professeur d’anglais fort chahuté savait cela par cœur. Témoin, Igitur ou la folie d’Elbehnon. Il est question dans ce récit aussi foudroyant qu’impossible d’une fiole, anagramme bien sûr de « folie ». L’araignée au fond du verre, mais aussi au plafond.
Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer. (La fiole vide, folie, tout ce qui reste du château ?) Le Néant parti, reste le château de la pureté.
Les poèmes de Lowry semblent tous issus de ce paragraphe de Mallarmé. Il y est essentiellement question de boisson, de fiole, ainsi que de l’élaboration d’un néant qui soit à la mesure de Lowry en personne, et de l’océan. Quelque chose se joue entre l’araignée au fond du verre et la goutte de néant que l’on a bue, celle qui manque à la mer. Ce quelque chose, c’est le Volcan.