
Je ne sais à vrai dire pas de quoi je parle, ni de quoi il retourne. Cette prose libre, je la vois partout, sans pour autant être en mesure de la saisir, de la situer pleinement. Il est encore trop tôt pour historiciser la question. Je me réclame, faute de mieux, d’un empirisme farouche. Il faudra s’en contenter.
À trop observer un objet, on peut y découvrir des formes qui n’y sont pas. Leibniz voyait le marbre trembler. Saussure décelait des anagrammes dans les vers antiques. Jules Hermann scrutait des motifs dans la Montagne. Veinures dans la pierre, signatures dans les textes anciens, visages cyclopéens dans le paysage — autant de supports à la rêverie pré-conceptuelle.
Comme je l’ai dit précédemment, mes schèmes de pensée sont de l’ordre de la passerelle de singe, du puzzle sans bords. Et il n’est pas impossible que mon intuition relève de l’hallucination, du pseudo-concept.
Je propose d’exposer le problème du vers et de la prose chez Raymond Roussel sous forme synthétique, à partir de ma fréquentation de l’œuvre de Roussel, étayée de quelques références que l’on trouvera dans la Bibliographie, jetée ci-infra. On pourra consulter ces articles de sorte à mieux saisir les données du problème tel qu’il se présente, dans le détail, chez Roussel. Mon souci n’étant ici que de méditer sur ce que je nomme prose libre, non de me perdre en terres rousselliennes.
Roussel est un écrivain déroutant, un génie par inadvertance. Difficile de trouver un auteur ruinant aussi méthodiquement l’horizon de nos attentes. Si nous apprécions Roussel, c’est peut-être pour de mauvaises raisons. Or, sa manière d’écrire, et bien inconsciemment, à contre-littérature ou à contre-poésie (il se déclarait l’égal d’un Hugo ou d’un Dante) nous éclaire sur le matériau même du poème et, je veux le croire, sur la prose libre.
Quelque chose de crucial se joue, entre vers et prose, à l’endroit de l’œuvre de Roussel. Crucial, oui. Du latin crux, crucis, « croix ». Il y a en effet chez Roussel un croisement, un échange, un chiasme entre vers et prose. C’est ce qu’on va voir ici.
Un roman en vers (explosé-fixe)
« … vraiment, c’est fort ennuyeux. »
(Gustave Kahn, au sujet de La Doublure)
« La beauté convulsive sera érotique-voilée,
explosante-fixe, magique-circonstancielle
ou ne sera pas. »
(André Breton, L’Amour fou)
La Doublure, le roman en vers de Roussel paru en 1897, m’intéressera ici dans un premier temps. 1897 est aussi l’année de la parution des Divagations de Mallarmé, où figure « Crise de vers ». Sans doute fortuite, la contemporanéité de ces deux publications est marquante. À la crise de vers selon Mallarmé correspond dans le temps la crise de nerfs de Roussel. Pierre Bazantay discerne à fort juste titre une esthétique de la crise chez Roussel.
La composition de La Doublure a été un moment essentiel pour Roussel. Il s’en souviendra dans Comment j’ai écrit certains de mes livres (posthume, 1935) :
« Je voudrais signaler ici une curieuse crise que j’eus à l’âge de dix-neuf ans, alors que j’écrivais la Doublure. Pendant quelques mois j’éprouvai une sensation de gloire universelle d’une intensité extraordinaire. Le docteur Pierre Janet, qui m’a soigné pendant de longues années, a fait une description de cette crise dans le premier volume de son ouvrage De l’Angoisse à l’Extase (pages 132 et suivantes) ; il m’y désigne sous le nom de Martial, choisi à cause du Martial Canterel de Locus Solus. »
On peut lire quelques passages de Janet consacrés à Roussel dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, puisque Roussel a mis un point d’honneur à faire paraître le récit de sa cure dans cet ouvrage posthume, entre autres documents hétéroclites. À dix-sept ans, précise Roussel, une « fièvre de travail » s’empara de lui. « Je travaillais, pour ainsi dire, nuit et jour pendant de longs mois, au bout desquels j’écrivis La Doublure, dont la composition a coïncidé avec la crise décrite par Pierre Janet. » Tout cela fait partie de la vulgate, instaurée par Roussel à travers son livre posthume, lequel donne l’impression d’un testament truqué, d’une révélation à double fond. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Contentons-nous de croire ce que nous dit Roussel : adepte quand bien même d’une vérité sans doute singulière et parente du secret, Roussel ne sait pas mentir.
La Doublure fut un échec pour Roussel, qui s’attendait, à parution, que ce livre illumine le monde : comme il l’expliqua à Janet, il avait composé ce très long poème — 5 586 alexandrins — tous volets tirés, de crainte que les rayons qui s’échappaient de son porte plume éclairent jusqu’à la Chine…
Roussel semble ne s’être jamais remis de l’insuccès de La Doublure. Plus de trente ans plus tard, il en parlera dans Comment j’ai écrit certains de mes livres :
« Quand la Doublure parut, le 10 juin 1897, son insuccès me causa un choc d’une violence terrible. J’eus l’impression d’être précipité jusqu’à terre du haut d’un prodigieux sommet de gloire. La secousse alla jusqu’à provoquer chez moi une sorte de maladie de peau qui se traduisit par une rougeur de tout le corps et ma mère me fit examiner par notre médecin, croyant que j’avais la rougeole. De ce choc résulta surtout une effroyable maladie nerveuse dont je souffris pendant bien longtemps. »
Beaucoup des bizarretés de Roussel nous viennent de ce que nous ne saisissons pas de quoi Roussel faisait son miel. La forme du roman en vers de La Doublure, par exemple, pour curieuse qu’elle puisse nous paraître, était assez populaire à l’époque de Roussel. Les Parnassiens en étaient friands. Olivier (1876) de François Coppée, Édel (1878) de Paul Bourget, tous deux publiés chez Alphonse Lemerre, l’éditeur de Roussel, en mirent le genre au goût du jour. Roussel n’en semble pas moins vivre à côté de son temps. Un critique de lʼépoque va jusquʼà le tancer, un peu rudement il est vrai, sur sa méconnaissance du fait littéraire : « M. Roussel ignore-t-il donc que dʼautres poètes avant lui ont écrit des romans en vers, dont les œuvres doivent aussi se lire de la même façon et sans quʼils aient eu besoin pour cela dʼemprunter le style poétique du Jardin des racines grecques ou de la Géométrie en quatrains ? » (LʼIllustration, 17 juillet 1897).
L’avis que Roussel fait figurer en tête de La Doublure est pour le moins troublant : « Ce livre étant un roman, il doit se commencer à la première page et se finir à la dernière. » On y découvre une définition pour le moins désarmante de ce que peut être un roman : il s’agit de quelque chose qui se lit d’un bout à l’autre. Roussel semble nous parler alors d’une prose romanesque, laquelle filerait droit — prorsus.
Corrélation entre lecture linéaire et forme romanesque, ce mode d’emploi minimal, truisme déroutant, est aussi une sorte d’injonction à la lecture : lisez ce livre. Curieusement, Roussel préconisera un autre mode de lecture pour Impressions d’Afrique, suggérant au lecteur de lire d’abord la deuxième partie de ce roman, la stratégie de lecture serait plus proche alors du versus, du retour…
« Ce livre étant un roman, il doit se commencer à la première page et se finir à la dernière. » Roussel, avec ce tolle lege, pressentait-il l’insuccès à venir ? La Doublure relate, au reste, les difficultés tant au théâtre qu’en amour de Gaspard Lenoir, un comédien de seconde zone — une doublure. Voici :
Le décor renaissance est une grande salle
Au château du vieux comte. Une portière sale
Sert d’entrée. Un vieillard, en beaux habits de deuil
Et l’air grave, est assis sur le bord d’un fauteuil
À dossier haut. Il met sa main sur une table
Auprès de lui, disant :
« C’est là le véritable
Moyen ; quoi qu’il en soit, je ferai jusqu’au bout
Mon devoir ; vous pouvez vous retirer. »
Debout,
À trois pas de la rampe, en écuyer, l’épée
Nue en main, de profil, la poitrine drapée
Dans un grand manteau brun, une jambe en dehors,
Gaspard est immobile. Il réplique :
« Pour lors,
Monseigneur, si tels sont vos vœux, il ne me reste
Qu’à remettre l’épée au fourreau. »
D’un grand geste
Exagéré, levant sa main gantée en l’air,
Il abaisse la lame en lançant un éclair,
Puis cherche à la rentrer ; mais il remue et tremble,
Ses mains ne peuvent pas faire toucher ensemble,
La pointe, avec le haut du fourreau noir en cuir,
Qui tournent tous les deux en paraissant se fuir.
Gaspard, très rouge avec sa fraise qui l’engonce,
Rage et devient nerveux. Une fois il enfonce
La pointe à faux, voulant quand même aller trop fort,
Et la pique à côté de l’ouverture, au bord
En cuivre du fourreau. Le moment semble immense ;
Dans la salle, partout attentive, on commence
À chuchoter et puis à rire ; plusieurs fois
Gaspard repique au bord. Tout en haut une voix
Crie :
« Il est donc bouché ton fourreau ? »
Ça redouble,
Et devant ce gros rire augmentant qui le trouble,
Gaspard exaspéré, sans forces, se retient
De tout abandonner pour sortir. Il parvient
Juste, à trouver enfin l’orifice ; bien vite
Il enfonce le fer entier. Mais on profite
De la chose, au public, pour faire de nouveau
Du bruit. On applaudit ; les cris « bis » et « bravo »
Se mêlent aux coups sourds des cannes. L’avanie
Énorme qu’on lui fait, et toute l’ironie
Qu’il sent dans ce succès, atterrent Gaspard. Tant
Que le tumulte dure, impassible il attend,
Les bras croisés. L’épée à son flanc se balance,
Miroitant par endroits.
Ce roman-qu’il-s’agit-de-lire-d’un-bout-à-l’autre est entièrement composé en alexandrins. Le schéma des rimes en est simple : de la rime plate, qui sert la platitude générale du propos. Le passage ci-dessus est peut-être un des morceaux les plus spectaculaires de La Doublure.
Ce qui fascine, chez Roussel, c’est l’attention au détail. La minutie dans les petites choses : le bord en cuivre du fourreau, l’épée qui miroite… Mais ce n’est rien comparé à La Vue, où Roussel s’adonne à la description d’objets minuscules, à des vétilles même (une vue enchâsée dans un porte-plume, l’en-tête d’un papier à lettres, l’étiquette d’une bouteille d’eau minérale). Un battement de paupière peut alors venir troubler l’ensemble de la vision :
Quelquefois un reflet momentané s’allume
Dans la vue enchâssée au fond du porte-plume
Contre lequel mon œil bien ouvert est collé
À très peu de distance, à peine reculé ;
La vue est mise dans une boule de verre
Petite et cependant visible qui s’enserre
Dans le haut, presque au bout du porte-plume blanc
Où l’encre rouge a fait des taches, comme en sang.
La vue est une très fine photographie
Imperceptible, sans doute, si l’on se fie
À la grosseur de son verre dont le morceau
Est dépoli sur un des côtés, au verso ;
Mais tout enfle quand l’œil plus curieux s’approche
Suffisamment pour qu’un cil par moments s’accroche.
Je tiens le porte-plume assez horizontal
Avec trois doigts par son armature en métal
Qui me donne au contact une impression fraîche ;
Mon œil gauche fermé complètement m’empêche
De me préoccuper ailleurs, d’être distrait
Par un autre spectacle ou par un autre attrait
Survenant au dehors et vus par la fenêtre
Entr’ouverte devant moi.
Les trois poèmes de La Vue, eux, ne sont pas considérés comme du roman par Roussel. Ce sont des ekphrasis de scènes figées. L’action y est minimale. Mais l’effet dilatant du regard roussellien est déjà à l’œuvre dans La Doublure. Le passage du fourreau est « immense », et ce roman en vers est lui-même fort long.
Le vers roussellien a un effet grossissant (de la loupe au loupé, il n’est qu’un pas…). Mais la minutie dans la description roussellienne est aussi à l’œuvre dans les deux romans en prose que sont Impressions d’Afrique et Locus Solus. Je pense par exemple au saynètes sculptées dans des grains de raisin dans Impressions d’Afrique. À mieux dire : ces évocations sont contenues in nuce dans lesdits grains. Ces visions sont en effet là pour éclore :
« Le sculpteur Fuxier, qui, au moyen d’un modelage interne miraculeusement subtil, déposait en germe dans certaines pastilles rouges de sa façon maintes images séduisantes, prêtes à éclore en fumée au contact immédiat d’un brasier quelconque. D’autres pastilles, d’un bleu vif et uni, fondaient subitement dans l’eau en produisant à la surface de véritables bas-reliefs dus à la même préparation intérieure. Poursuivant la diffusion de sa découverte, Fuxier emportait à Buenos-Ayres une provision intacte et abondante des deux substances composées par lui, afin d’exécuter, sur place et d’après commande, tel groupe léger enfermé dans une pastille rouge ou tel bas-relief liquide contenu en puissance dans une pastille bleue. Cette méthode de sculpture à éclosion soudaine, recevant une troisième application, servait à créer de délicats sujets dans des grains de raisin capables de mûrir en quelques minutes. Fuxier s’était muni, pour ses expériences, de plusieurs ceps de vigne cultivés dans des pots de terre volumineux dont il surveillait soigneusement l’arrosage et l’aération. » (Impressions d’Afrique, chap. X)
Le passage ci-dessus est long, mais il permet d’apprécier le souci roussellien d’explicitation : non pas simple description, mais déroulement ou, mieux encore, dépliage d’une histoire. Robert de Montesquiou remarquait justement que l’art de Roussel peut faire penser aux papiers pliés chez Proust. Roussel procède précisément par « éclosions soudaines » au sein de son récit, qui est une sorte de machine à raconter des histoires, à démultiplier la fable (il annonce en cela La Vie mode d’emploi de Perec, qui prendra effectivement acte de Roussel).
L’éclosion soudaine peut faire penser à l’explosion, posthume, et non encore effective peut-être, du génie roussellien. Roussel à Janet : « Il y a en moi une gloire immense en puissance comme dans un obus formidable qui n’a pas encore éclaté… […] que voulez-vous, il y a des obus qui éclatent difficilement, mais quand ils éclatent ! » Or, dans La Doublure, roman en vers, la représentation nous arrive avec une acuité bien moindre que dans Impressions d’Afrique ou Locus Solus. Explosée-fixe, et non pas explosante-fixe. De manière plus triviale, on peut dire que la poétique de Roussel est éclatée au sol. Avec La Doublure, on arrive bien après la déflagration. Les feux d’artifice du carnaval de Nice, eux-mêmes, ont l’air de pétards mouillés (cinquième partie).
Ils ne doivent plus rien avoir que de la cendre,
Comme feu d’artifice.
(La Doublure, vers 4 806-4 807)
Tout rate, tout foire dans cette Doublure où Roussel a mis tout son cœur. Peu importe que le roman en vers soit alors à la mode ou non, l’appellation de roman, dans le cas de La Doublure, évide ou tout du moins nuance par avance toute velléité poétique. Elle jette un trouble certain sur le vers de Roussel.
Roussel parvient néanmoins à cette prouesse qui consiste à nous donner à lire, sous la forme d’un roman, le vers le plus prosaïque qui soit. Roussel pratique avec assiduité le degré zéro de la poésie. Il peaufinera cette technique ahurissante avec les trois explosées-fixe de La Vue. C’est précisément l’acuité nulle du poème de Roussel qui présenterait tout l’intérêt de la chose, dans ses rapports au roman, au roman roussellien en prose qui, lui, est éminemment poétique.
Bibliographie
- Anonyme, LʼIllustration, 17 juillet 1897, repris dans « Quatre critiques retrouvées », Europe n° 714, p. 94.
- Pierre Bazantay, « Roussel : une esthétique de la crise ? », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 56, 2004, pp. 114-115). [en ligne]
- Michel Décaudin, « Raymond Roussel et le roman en vers », Mélusine n° 6, L’Âge d’Homme, 1984, Actes du Colloque de Nice « Raymond Roussel en gloire », pp. 61-68.
- Jean-François Jeandillou, « Contredire le vers. L’alexandrin de Roussel en Seine », L’Information grammaticale n° 121, 2009, pp. 53-58 [en ligne].
- Gustave Kahn, « Raymond Roussel : La Doublure, roman en vers » [Revue Blanche, 15 nov. 1897] in Raymond Roussel, Œuvres 1, Pauvert, 1994, pp. 378-379.
- Annie Le Brun, « Une étrange usine », in Raymond Roussel, Œuvres I, Pauvert, 1994, pp. 8-32.
- Annie Le Brun, « Le grand transbordement poétique », in Raymond Roussel, Œuvres V (volume 1), Pauvert, 1998, pp. 7-33.
- Jean Wirtz, « Roue cèle aile à seize hures », Semen, 19 | 2005 [en ligne].