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Pour une prose libre, 8 (idée de la prose, Denkbilder)

Non, la prose libre n’est pas de l’ordre simplement de la forme. Elle est aussi bien une figure du contenu, de la pensée. Giorgio Agamben pratique la prose libre dans son ouvrage intitulé Idée de la prose [Idea della prosa, 1985]. Dans le texte éponyme de ce recueil, Agamben commence avec cette remarque : « Aucune définition du vers, on n’y réfléchira jamais assez, n’est vraiment satisfaisante, sinon celle qui fait de l’enjambement [en français dans le texte], ou du moins de sa possibilité, le seul gage d’une différence entre le vers et la prose. » C’est très intéressant, et le philosophe continue, un peu plus loin :

Dans l’instant même où le vers, défaisant un lien syntaxique, affirme sa propre identité, il enjambe irrésistiblement, comme l’arche d’un pont, l’espace qui le sépare du vers suivant, pour saisir ce qu’il a rejeté au-devant de soi : il ébauche une figure prosaïque, mais d’un mouvement qui prouve sa propre « versatilité ». En se présentant dans l’abîme du sens, l’unité purement sonore du vers transgresse sa propre identité en même temps que sa propre mesure.

(Quelque chose d’analogue se dit dans Échafaudages dans les bois, vol. 1, de Ch’Vavar : « S’ils coïncidaient, mètre et vers, le poème coincerait. Le vers est le principe de fluidité du poème, ce qui l’empêche de coaguler. […] Le vers est le présent du texte, mais le présent est insaisissable, parce qu’il n’est jamais là : il est le mouvement même, il ne s’actualise pas. » Il faudrait creuser par là, mais cela nous mènerait bien au-delà du propos du présent article.)

Agamben, dans ce court texte intitulé « Idée de la prose » ne parle pas tant de la prose que du vers. Le texte suivant, non moins intéressant, est une « Idée de la césure ». Idée de la prose me donne à penser que la prose ne se pense qu’en regard du vers. Comme si l’idée de la prose était inséparable de celle du vers. La prose ne serait donc jamais à proprement parler libre, ne se penserait jamais qu’en fonction du vers. C’est ce qui se passe avec Jouve transposant Shakespeare : il obtient une prose scandée, qui reste hantée par le vers. Or, peut-être que la prose libre, émancipée du vers, trouve son autonomie dans sa grammaire ou dans sa syntaxe, comme on a pu le voir avec Kafka.

Idée de la prose comprend trente-trois textes courts, conçus comme des « images de pensée ». On doit cette notion d’image de pensée ou de Denkbild à Walter Benjamin (qu’Agamben connaît fort bien). L’image de pensée la plus célèbre de Benjamin, la voici, dans la traduction de Gandillac :

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Le philosophe a ici recours à l’image, à l’allégorie. C’est d’ailleurs cet aspect qui maintient ce bout de prose dans son unicité, qui en fait une prose autonome.

Ce paragraphe résume, ou à mieux dire, condense la pensée de Benjamin. L’image poétique va plus vite et plus loin (mais vers où?) que le discours philosophique. Benjamin aurait pu parler, comme il le fait par ailleurs, de la dialectique de l’histoire. Il a recours ici à une image, à une image d’image : il interprète le tableau de Klee, y voyant l’Ange de l’histoire, l’ange effaré devant les ruines, etc. Ce faisant, il emporte avec lui le tableau de Klee, en fait dériver le contenu selon des lignes aussi poétiques que philosophiques. Nous avons affaire ici à une figure de contenu. L’image dialectique est au carrefour de la pensée et du poème, et elle s’insère aussi bien dans le politique, dans le cauchemar de l’histoire.

Gerhard Richter a tenté de théoriser l’image de pensée, comme elle se trouve non seulement chez Benjamin, mais aussi chez les membres de l’école de Francfort : « L’image de pensée peut se comprendre, en empruntant une formule à Adorno, comme une forme philosophique novatrice, dans laquelle l’esprit, l’image et le langage sont liés ». Richter continue : « fragmentaire, explosive et permettant le décentrage », la force de le Denkbild a également été mise employé par Adorno et ses amis dans leur lutte concrète et conceptuelle contre les modes réactionnaires alors à l’œuvre dans l’Allemagne des années 20 et 30. Cette esquisse de définition, par son côté hésitant même, n’est pas sans évoquer la prose libre. Richter, au sujet des fragments de Minima moralia d’Adorno, qui peuvent être lues comme une succession de proses libres, nous explique : « la vie mutilée, les sens de la perte et du deuil qui la conditionnent, ne devient plus simplement l’objet mais aussi le lieu où se déploie la pensée dialectique. » De même, la prose libre est aussi un fait de la pensée ; elle appartient peut-être autant au théorique qu’au poétique.

Idées à la marge

Plaçant la prose libre sur un tout autre plan, plus ouvertement intime, mais l’esprit, l’image et la pensée y restent non moins liés, Roland Barthes évoque également sa vie « mutilée » dans Journal de deuil. Voici encore une nouvelle piste pour ce qui est de la prose libre, celle du journal intime, de la notation. Plus proche de Benjamin, Günther Anders, avec ses Sténogrammes philosophiques, propose lui aussi une série de notations. Ces proses libres, que ce soit chez Barthes ou chez Anders, sont rédigées sans grand souci du poème. On n’y perçoit néanmoins pas la force synthétique (le foudroiement presque) propre à la Denkbild. La question de savoir dans quelle mesure la prose libre est en mesure de tenir, de manière autonome, en se départant non seulement du vers mais aussi du fait poétique, reste entière. Comment la prose libre d’un Thierry Metz, dans Le Journal d’un manœuvre, ou encore dans L’homme qui penche, accède-t-elle à son autonomie stylistique? La vie mutilée semble la clef, le principe unifiant de ces proses libres.

Bibliographie

Giorgio Agamben, Idée de la prose, Gérard Macé trad., Christian Bourgois, 1988.

Walter Benjamin, Œuvres III, Gallimard, 2000.

Gerhard Richter, Thought-Images. Frakfurt School Writers’ Reflection from Damaged Life, Stanford University Press, 2007.

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