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Pour une prose libre, 9 (Georges Bataille, le hérisson qui pourrit)

pour Loïc

Je relis la Somme Athéologique de Georges Bataille. Mais c’est comme une première lecture. Je ne veux pas, pas cette fois, me laisser charmer par cette prose salubre et vénéneuse.

Une question me vient : comment surgissent les propositions chez Bataille? Je poursuis ma lecture, en ne pensant qu’à cela, en oubliant l’extase, l’ivresse, l’impossible, la mort, le rire selon Bataille. Non que ma lecture se fasse formaliste, elle est trop distraite pour cela, mais je me mets à rêver à ces nappes de texte, dans L’Expérience intérieure, dans Le Coupable, à partir d’elles, essayant d’en saisir l’organicité.

Très beau passage dans L’Expérience intérieure, où il est question de la poésie et de Proust. Cette formule est plaisante entre toutes : « La poésie n’est qu’un ravage qui répare. » Celle-ci également, tirée du Coupable : « J’ai l’audace d’une épave. » (Épave, terme que Bataille réserve au Molloy de Beckett.) La prose de Bataille fourmille de pareilles trouvailles, lesquelles pourraient tenir toutes seules, fonctionner à la manière d’aphorismes. Ainsi : « Le non-savoir atteint, le savoir absolu n’est plus qu’une connaissance entre autres. » Cette proposition, sans doute un peu capiteuse, tient néanmoins seule dans le texte de Bataille. D’autres fois, les propositions fortes, les formules s’alignent, s’électrisent, s’appellent l’une l’autre, dans un enchaînement inéluctable qui tient aussi bien de l’enchevêtrement incoercible. Ce n’est pas le discours de la raison. Plutôt un Cogito se hasardant aux franges de la folie : « Le ravissement n’est pas une fenêtre sur l’au-dehors, sur l’au-delà, mais un miroir. C’est la première maladie. La seconde est la mise en projet de l’expérience. Personne ne peut avoir lucidement d’expérience sans en avoir eu le projet. Cette maladie moins grave n’est pas évitable : le projet doit être maintenu. Or l’expérience est le contraire du projet : j’atteins l’expérience à l’encontre du projet que j’avais de l’avoir. » Etc. Entendons-nous : l’expérience ne se met pas en projet, et l’écriture a pour charge de dire obstinément et brutalement ce qui se passe, hors projet, c’est-à-dire dans la nécessité vécue comme une crise. Cela séduit drôlement, à la première lecture. Aujourd’hui, vingt ans plus tard, je ne sais pas. Le train du romantisme couillon est passé, et la vache de la pensée est restée à paître dans son champ.

Je pense à tel spécialiste de Bataille, qui lui a dédié l’essentiel de son existence, chez qui nous raboulâmes un jour. L’homme était rassis d’un savoir stérile (sur le petit guéridon de son salon, une édition japonaise de L’Érotisme), oh! un brave type, mais confit dans son Bataille. J’ai dans ma bibliothèque la monographie qu’il a consacrée à son héros. Une chose parue dans les années 70 amphigourique et imbitable, comme on aimait à en faire en ces temps-là. Passablement ratatiné par une carrière perdue dans l’enseignement, ce grand lecteur de Bataille était devenu une vache sacrée, à son obscure manière de spécialiste d’un sujet abscons où il ne saurait à vrai dire jamais y avoir de spécialistes. Je viens d’apprendre son décès.

Procéder par fragments, c’est peut-être avancer par totalités successives. Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe ont admirablement médité sur la poétique du fragment (époque du premier romantisme allemand) dans L’Absolu littéraire. Une esthétique du Bruchstück opère incontestablement dans la prose de Bataille, pour qui il convient d’inachever, de travailler dans l’ouverture et dans la déchirure. À l’« obscure nécessité » (Le Coupable) qui pousse Bataille à écrire, répond ce que Nancy et Lacoue-Labarthe nomment l’exigence fragmentaire. Ils nous expliquent, et l’on dirait qu’ils parlent de Bataille : « En s’affirmant de cette manière comme dramatisation, la fragmentation renverrait ainsi, parodiquement et sérieusement à la fois, à elle-même, à son propre chaos comme genre de l’Œuvre. » Chez Bataille néanmoins, l’œuvre se pratique sans majuscule l’initiale.

Bataille fait signe à Blake, aux Proverbs of Hell par exemple, auquel il rend souvent hommage (il aurait jeté des pages arrachée au Mariage du Ciel et de l’Enfer sur la dépouille de Colette Peignot). À Nietzsche aussi bien. La prose de Bataille œuvre (ou désœuvre ?) à coups de marteau. C’est une banalité de le dire. Surtout, ce sont, dans L’Expérience intérieure, dans Le Coupable, des sentences martelées, mais sans grand ordre. « Il est difficile d’apercevoir, dans le désordre de ces pages, l’incohérence médiocre d’une vie. » (Le Coupable). En évitant le projet en tout cas, pour laisser se déployer l’expérience. Une sorte de staccato obstiné, aussi désespéré que désespérant pour tâcher de ruiner la pensée, de s’inscrire contre la pensée de système, contre notamment le « système fermé » de Hegel.

Relisant Bataille, je cherche les points de force, les noyaux de pensée dans ses paragraphes. Je ne trouve pas toujours l’aphorisme ou la sentence qui résumerait explicitement chacun de ces passages (Hugo fait cela assez systématiquement; ses sentences se trouvent en toute fin de paragraphe). C’est peut-être que ce noyau dont je suspecte la présence, coulé dans la masse de prose, irradie alors pleinement, de manière intense et indistincte. Une prose radioactive en somme, où l’on ne se rend qu’à ses risques et périls.

Nancy et Lacoue-Labarthe font grand cas du hérisson dont il est question dans le fragment 206 de l’Athenaeum : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson. » Je ne sais pas dans quelle mesure cela est juste lorsque l’on considère la prose de Bataille, ou que l’on envisage l’aphorisme qu’elle recèle comme une sorte de talisman (les bluesmen portaient ainsi par-devers eux leur pochette de mojo).

La prose de Bataille est affaire d’ouverture, d’abjection, de pourrissement, de mort et d’ordure. « Je vis comme un porc aux yeux des chrétiens sans m’arrêter à cette idée risible; ce dont je suis en quelque sorte altéré, c’est de brûler : je souffre de ne pas brûler à mon tour au point de m’approcher de la mort si près que je la respire comme le souffle d’un être aimé. »; « Il m’est doux d’entrer dans la nuit sale et de m’y enfermer fièrement. » (Le Coupable).

Bataille fut l’un des premiers à souligner l’importance de la prose de Beckett. Son article intitulé « Le silence de Molloy » (1951) reste très stimulant. Dans Compagnie (1979, trad. française 1980), œuvre plus tardive (c’est un autre régime de prose chez Beckett), il est question de ce hérisson que l’enfant a laissé pourrir dans une boîte à chapeau. « Tu n’as jamais oublié ce que tu trouvas alors. […] Cette bouillie. Cette infection. » La prose de Bataille est elle aussi, à sa manière, fermée sur elle-même, comme le hérisson de l’Athenaeum. Mais elle est non moins faisandée, en décomposition, comme le hérisson de Beckett. Par elle, Bataille clame haut et fort sa haine de la poésie. C’est qu’il faut coucher ses mots dans la nudité brûlante de l’ordure et de la mort. Il y a un devenir-hérisson de la prose chez Bataille.

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