
Soit le paragraphe suivant, tiré du deuxième chapitre du Volcan.
Outside, in the sunlight, in the backwash of tabid music from the still-continuing ball, Yvonne waited again, casting nervous glances over her shoulder at the main entrance of the hotel from which belated revellers like half-dazed wasps out of a hidden nest issued every few moments while, on the instant, correct, abrupt, army and navy, consular, the Consul, with scarce a tremor now, found a pair of dark glasses and put them on.
Dehors au soleil, dans le remous de musique évanescente du bal toujours en train, Yvonne attendit encore, jetant par-dessus l’épaule des coups d’œil énervés vers la grande entrée de l’hôtel d’où les traînards de la fête, comme d’un nid caché des guêpes mi-engourdies, débouchaient à brefs intervalles tandis qu’à l’instant, correct, abrupt, service-service, consulaire, le Consul, maintenant à peine frissonnant, dénichait une paire de lunettes noires et les mettait. (Stephen Spriel, Clarisse Francillon trad.)
Il y aurait beaucoup à dire sur cette phrase qui consiste en réalité en un paragraphe (Lowry emploie fréquemment la phrase-paragraphe dans le Volcan). Elle vise à cerner, en un seul mouvement, sur l’instant, le personnage de Geoffrey Firmin, le Consul alcoolique dont c’est aujourd’hui le dernier jour.
Correct, abrupt, army and navy, consular, the Consul : les adjectifs se succèdent mais aucun ne tient vraiment, aucun ne suffit à décrire Firmin, à le comprendre. Face à l’incompréhensible énormité du Consul, à son immensité shakespearienne, tragique et grotesque, il faut démultiplier les adjectifs, les circonstants. Et, à travers un langage qui s’épuise à décrire l’immense, acculé en somme à l’impossible, cela culmine sur une sorte de tautologie : « consulaire, le Consul ». Ce personnage conceptuel dont Clément Rosset fait grand cas dans son Traité de l’idiotie, est un concept à part entière. Tout un poème, disons.
Cela déborde. Le Consul, personnage éminemment excessif, excède les circonstants. Cet être bigger than life résiste à la caractérisation. Ce d’autant que le Consul n’est pas seulement plus grand que la vie, mais aussi bien en avance sur la mort.
« He said consularly in a deep false voice » ; « Oh Jesus … The Consul slowly assumed an expression intended to be slightly bantering and at the same time assured, indicative of a final consular sanity. »; « a hint of consular majesty »; « impressive consular authority ». La consularité du Consul, ou à mieux dire de l’ex-Consul, est propre à Firmin. Elle ne renvoie pas à cette fonction diplomatique. Au mieux s’irrigue-t-elle de rhum Diplomatico (encore que la prédilection consulaire aille au mezcal).
We’ll have time for a few drinks, he added consularly.
La consularité est la quiddité du Consul. Mais elle ne se définit qu’en fonction des frasques de Firmin. Consulaire, le Consul invente sa consularité, dans une sorte de bégaiement éperdu, celui bien sûr de l’ivrogne. Mais c’est aussi l’expression d’une identité scindée, redoublée en ou sur elle-même.
Consulaire, le Consul. La tautologie est une manière de prolonger la métaphore. C’est l’image menée selon d’autres moyens : les mots s’infléchissent, ce faisant, comme arqués par le poids du Consul en chute libre qui les tire à lui.
Aux yeux de son ami Laruelle, « le pauvre Consul avait alors déjà perdu presque toute faculté de dire la vérité, et sa vie était devenue une extraordinaire fiction parlée. » L’original est tout autre, puisqu’il est question d’une « quixotic oral fiction », d’une fiction orale et donquichottesque. Et ce personnage digne du Quichotte (ou encore de Lord Jim), ivrogne insensé qui, bon an mal an, détient les significations, ne manque pas de formuler, Laruelle s’en souvient, dès le premier chapitre, la morale profonde et toute simple du Volcan :
‘No se puede vivir sin amar,’ M. Laruelle said… ‘As that estúpido inscribed on my house.’
On ne peut vivre sans aimer. No se puede vivir sin amar. La formule hante le roman de Lowry. Yvonne est revenue, un beau matin. C’est le jour des morts. Geoffrey est raide déjà ou encore, et elle aimerait guérir les pierres fendues. « She longed to heal the cleft rocks. » C’est bien sûr impossible. Il y a une grande, irrémédiable cassure dans le Volcan. Et oui, pourquoi pas s’enquiller quelques verres avec le Consul alors? « Geoffrey, I’m so thirsty, why don’t we stop and have a drink. » Oui, allons-y Geoff. Pourquoi pas se la coller, de suite, avant le petit-déjeuner? « Geoffrey, let’s be reckless this once and get tight together before breakfast. » To get tight together — l’expression est sublime. Littéralement, remettons-nous ensemble, collons l’un à l’autre, étanchément, au plus près l’un de l’autre. Mais cela renvoie aussi à l’état d’ivresse, bien sûr. C’est aussi le tight que l’on trouve dans sleep tight (dors bien). Le Volcan est le roman de la cassure, de la Despedita, et d’une volonté de tightness (consulairement, dans tous les sens) plus encore que de réparation.
Consulaire, le Consul est toujours tight, étanché par sa propre soif.