
L’expression « retrospective arrangement » apparaît sept fois dans Ulysses. L’arrangement rétrospectif est une pratique très joycienne : l’action de Ulysses se déroule une bonne dizaine d’années avant le temps de son écriture. La première guerre mondiale, par exemple, peut ainsi se répercuter rétrospectivement sur la matinée du 16 juin 1904. Comment ne pas y penser, lorsqu’on lit « Nestor », le deuxième épisode du roman de Joyce, où il est question du « cauchemar de l’histoire » (formule que Joyce, ou alors son personnage Stephen Dedalus, a glanée chez Jules Laforgue, comme nous l’apprend l’édition désormais courante d’Ulysse — avant, on ne trouvait cela guère que chez Gifford et Seidman), mais aussi de verre brisé et de maçonnerie qui s’effondre ?
« I hear the ruin of all space, shattered glass and toppling masonry, and time one livid final flame. » Dans la traduction de Michel Cusin et Pascal Bataillard : « J’entends s’effondrer l’espace, verre fracassé et maçonnerie roulante, et le temps n’est plus qu’un ultime flamboiement blafard. »
L’histoire se rejoue, comme on a coutume de le dire. Encore qu’il faille peut-être décrasser ce cliché en opérant, avec Michaël Fœssel, la distinction entre répétition et récidive. C’est très parlant, dans le contexte contemporain :
« ’’Récidive’’, écrit Fœssel, c’est évidemment l’hypothèse d’un parallèle entre les périodes. La récidive d’une maladie affecte un corps à deux périodes différentes de sa vie organique, mais l’origine du mal est la même. Dans le domaine juridique, c’est le renouvellement d’un délit ou d’un crime, avec cette circonstance aggravante que l’accusé savait à quoi s’en tenir. » (Michael Fœssel, Récidive. 1938. PUF, 2019, rééd. 2021).
Les récidives ont lieu, et l’on doute de pouvoir jamais se réveiller du cauchemar de l’histoire. On sait à quoi s’en tenir. Sans doute que l’histoire même n’est plus perçue qu’à la manière d’un « ultime flamboiement blafard ».
Le temps comme une « flamme livide » (« livid flame »). La formule est belle, étrange. Où Joyce est-il allé la chiner ? Chez Blake ? Chez Shakespeare ? Il semble l’avoir trouvée tout seul. Il en est capable. Les glossateurs que j’ai consultés ne disent en tout cas rien à son sujet.
Le roman rétrospectif, arrangé rétrospectivement, porte en lui la mémoire de l’avenir. T. S. Eliot ne dit rien d’autre dans les Four Quartets :
Time present and time past
Are both perhaps present in time future,
And time future contained in time past.
Eliot continue, percevant peut-être quelque chose comme une flamme livide dans un temps éternellement présent, soustrait à toute forme de rachat ou de rédemption :
If all time is eternally present
All time is unredeemable.
On peut aussi évoquer, bien sûr, et non moins benoitement sans doute, le topos deleuzien de différence-et-répétition, selon lequel la répétition advient avant (c’est le premier nymphéa qui répète tous les nymphéas… ). Quoi qu’il en soit, au début de l’épisode des Sirènes dans Ulysses, justement, tout le chapitre est joué (métaphore de l’orchestre qui répète son morceau), avant de commencer pour de bon, sur l’impératif « Begin! ». Et Finnegans Wake travaille plus systématiquement encore entre différence et répétition.
Or, Joyce n’a en réalité pas attendu Deleuze, pas davantage qu’il a condescendu à lire Clio de Péguy. La rêverie que lui procure Giambattista Vico avec les corsi et les ricorsi de l’histoire, alors même que l’Europe bascule inexorablement — inévitable récidive — dans un second grand conflit, lui est largement suffisante.
On trouve dans Le Guépard cette incroyable prolepse qui annonce ce jour d’avril 1943 où fut bombardé le palazzo Lampedusa à Palerme. Cela se passe lors du bal, sixième partie du Guépard. Nous sommes en novembre 1862, au palais Ponteleone. Don Fabrizio a une sorte de révélation, une hallucination presque, au spectacle des danseurs. Tout cela lui semble soudain irréel, tissé de la matière dont on fait les rêves.
We’re such stuff as dreams are made on
And our little life is rounded with a sleep
Je n’invente rien. Lampedusa fait alors ouvertement signe, tout le monde l’a remarqué, au fameux monologue de Prospero, dans The Tempest : « La foule des danseurs parmi lesquels il comptait tant de ses proches par la chair sinon par le cœur finit par lui sembler irréelle, composée de cette matière dont son tissés les souvenirs périssables, encore plus éphémères que celle qui nous trouble dans les rêves. » (Le Guépard, J.-P. Manganaro trad.). « Stuff », pour Shakespeare, c’est l’étoffe. N’allons pas chercher ailleurs. Manganaro traduit excellemment, avec le très shakespearien verbe « tisser ». L’original donne en effet : « composta di quella materia della quale son tessuti i ricordi perenti che è più labile ancora che ci turba nei sogni. » Il faut lire les leçons de Lampedusa sur Shakespeare, qui terminent précisément avec Prospero. Il faut lire aussi bien, pour mieux en saisir tout le sel, le Poète tragique d’André Suarès (Lampedusa lui doit beaucoup), dont le sous-titre n’est autre que : Shakespeare ou le portrait de Prospéro.
Juste après ce passage shakespearien, Lampedusa procède, donc, à un incroyable « arrangement rétrospectif », à sa fameuse prolepse. Dans la traduction de Manganaro :
« Au plafond les Dieux, penchés sur leurs sièges dorés, regardaient en bas, souriant et inexorables comme le ciel d’été. Ils se croyaient éternels : une bombe fabriquée à Pittsburgh, Penn., leur prouverait le contraire en 1943. »
(Les Dieu et leur sourire « inexorable comme un ciel d’été » (« gli Dei… sorridenti e inesorabile come il cielo d’estate ») est un possible clin d’œil à Albertine disparue, où il est question d’un « indestructible azur ». Il n’y a pas que Shakespeare dans ce roman plus savant que l’on veut l’admettre qu’est Il Gattopardo.)
Cette bombe « fabriquée à Pittsburgh, Penn. » constitue l’essentiel du roman de Lampedusa. Ou, à mieux dire, elle agit sur Il Gattopardo à la manière d’un trou noir, de ce que les astronomes, quelques générations après Don Fabrizio, nommeront une singularité.
La bombe « fabriquée à Pittsburgh, Penn. » revêt au moins une aussi grande importance que le chien Bendicò, dont on sait l’importance que lui confère Lampedusa. Seulement : Bendicò a une portée symbolique qui relève tantôt de l’ineffable, tantôt de l’indéchiffrable ; la bombe, elle, ruine par essence toute forme symbolique. À commencer par les dieux représentés sur le plafond du palais, dans leur ciel ciel inexorable.

Dans Il Principe fulvo (Sellerio, 2012, rééd. 2024), Salvatore Silvano Nigro découvre un curieux arrangement rétrospectif élaboré par Lampedusa. Je traduis librement (pp. 41-42) :
« Don Fabrizio s’éteint à la fin du mois de juillet 1883, anticipant de deux ans et deux mois la mort du prince astronome, Giulio Tomasi di Lampedusa, arrière-grand-père de l’auteur, qui servit de modèle au personnage de Fabrizio. Au même moment, Benito Mussolini naît à Dovia, un hameau de Predappio. La coïncidence déborde les limites du roman. Cela ne fait pas partie du récit. Elle est un murmure étouffé dans le fracas de la fin. La coïncidence n’est pas de l’ordre de l’histoire, mais de l’allégorie. »
Lampedusa aurait-il sciemment (c’est-à-dire dans la fiction) fait mourir son aïeul de manière prématurée, de sorte à signaler ou à suggérer une sorte de relève pathétique ? On se souvient des mots de Fabrizio à Chevalley : « Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals, les hyènes… » Récidive du cauchemar ? Sans doute. Mais l’arrangement rétrospectif donne néanmoins à voir l’histoire qui se répète. D’abord sous la forme d’un grand roman, ensuite comme une farce atroce.