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Étant donnés deux ornithorynques (Roussel, Duchamp)

On jubile à la découverte du beau livre de Philippe Lapierre consacré à un cas de gémellité troublante : celui de Raymond Roussel et de Marcel Duchamp. C’est un beau livre, au sens où il s’agit d’un livre agréablement illustré, d’assez grand format, presque un livre d’art. Les 158 illustrations originales réalisées par l’auteur font davantage qu’égayer ce Roussel/Duchamp ; elles approfondissent le rapport de ces deux « ornithorynques intellectuels ». Elles reprennent aussi bien la geste roussellienne à travers le monde (voyages dont ce globe-trotteur neurasthénique ne tira rien pour ses livres…) que les multiples astuces de Duchamp. Lapierre nous donne à voir l’état de la chambre de Roussel, digne d’une scène de crime, au matin du 14 juillet 1933 dans un hôtel de luxe à Palerme, mais aussi l’appartement de Duchamp, au 210 West 14th Street, non loin de Manhattan, qui cache une autre scène de crime, à savoir le dispositif, là encore étrange scène de crime, qui deviendra Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage…

Ce type d’ouvrage fait penser aux livres aussi écrits que dessinés que signe Frédéric Pajak sur Joyce, Nietzsche ou Pavese. Dans le champ roussellien, les études de Jean Ferry bénéficiaient déjà d’illustrations amusantes (voir par exemple L’Afrique des Impressions, ou encore les schémas de Juan Esteban Fasio pour une machine à lire Raymond Roussel dans le numéro 34-35 de la revue Bizarre). Ici, le dessin fait signe au monde un peu ancien, délibérément vieillot de Roussel autant qu’au Catalogue de la Manufacture française des Armes et des Cycles de Saint-Étienne en se mettant au service du but avoué de l’auteur : « rendre à Raymond ce qui appartient à Marcel ».

Et cela fonctionne admirablement. On est happé par cette étude stimulante et très complète, qui brasse, outre la science roussello-duchampienne (la Bibliographie fournie par Lapierre est très complète), des lectures curieuses dont on tire profit pour mieux élucider les quelques mystères induits par Roussel et Duchamp. Ainsi, le livre d’André Guillot, La grande Cuisine bourgeoise (1976), déjà évoqué par François Caradec dans son inestimable biographie de Roussel, nous éclaire sur la soupe au chocolat dont Roussel était friand. Lapierre évoque le repas ininterrompu de Roussel, qui durait de 12 heures 30 à 17 heures 30 : « Malgré son appétit d’oiseau, Roussel maintient aussi la grande tradition culinaire d’Auguste Escoffier (1846-1935) qui avait la faveur de sa mère, mais il la rationalise à sa manière. Il regroupe les quatre repas de la journée en un seul repas ininterrompu d’une vingtaine de plats, un service marathon qui dure, certes, tout l’après-midi, mais qui lui évite le désagrément de quatre interruptions de travail. »

Un lecteur bégueule dira que le propos va quelquefois un peu vite, ne créditant pas systématiquement les trouvailles des rousselliens acharnés (le Conte d’auteur de Jean-Louis Cornille aurait pu étayer telle remarque de la page 78; la littérature « à épissure » s’inspire d’un article de Ghislain Bourque, paru dans les actes du premier Colloque de Cerisy consacré à Roussel, pourtant évoqué dans la Bibliographie), mais qu’importe ? nous sommes, redisons-le, entraînés, emportés par ce livre, qui nous tient duchampiennement en haleine ou en belle haleine.

« Belle Haleine. Eau de Voilette », par Rrose Sélavy. Négatif au gélatino bromure d’argent sur verre (Man Ray)

Il s’agit d’un travail aussi agréable à lire que sérieux dans son approche. Ayant exploré à nouveaux frais les archives de Roussel à la Bnf, Lapierre ne manque pas de s’appuyer sur des études récentes et fouillées, comme le livre de Martine Courtois, Raymond Roussel : histoires de familles (Classiques Garnier, 2024). De nombreux faits du « hasard objectif » sont éclairés entre Roussel et Duchamp, dont on pressentait l’incomparable gémellité au moins depuis les travaux de Michel Carrouges sur les machines célibataires. D’autres liens féconds sont établis, qui vont de l’affaire du Dahlia Noir à Proust. Lapierre nous rappelle en effet que Charlus avait des « ophtalmies » en regardant dans la minuscule boule de verre enchâssée dans un porte-plume, dont Roussel fait le point de départ de La Vue.

La réflexion menée par Lapierre sur Duchamp est rousselliennement pertinente. Il est fascinant de saisir les implications toujours renouvelées de Marcel à Raymond. Et, surtout, Lapierre ne manque pas d’en tisser de nouvelles, qui vont bien au-delà de l’obstétrique liée au Grand Verre.

C’est peut-être à partir d’Étant donnés que la méditation de Lapierre saisit le plus durablement, dessins à l’appui, l’imagination : « Conceptuellement l’œuvre posthume de Duchamp trouve aisément sa place dans la continuité des cages vitrifiées réfrigérées du Pr Canterel. Son personnage revivrait là le sommet de son existence, la chute d’eau et le gaz d’éclairage de Duchamp-Canterel faisant office 1° de la Résurrectine, 2° du Vitalium. Alors que Duchamp a pris soin de masquer toute sa machinerie à l’œil du public, Roussel, lui, s’étend à loisir, par la voix de son double Canterel, sur tous les détails de la sienne. Mais à cela près, l’alignement conceptuel des deux œuvres est évident : même voyeurisme scabreux, morbide; même réification d’un corps cadavérique disposé comme un pantin ; même temporalité d’un acmé ; même enfermement par la reconstruction d’un décor encapsulé (diorama). » Le secret obstinément manifeste de Roussel s’éclaire à travers Duchamp, et réciproquement.

Ce livre paru aux Impressions Nouvelles fait en quelque sorte suite aux Vies de Charlotte Dufrène (Renaud de Putter, Guy Bordin), autre ouvrage d’intérêt hautement roussellien, paru chez le même éditeur en 2016. Une illustration de Lapierre détourne d’ailleurs un de ces très beaux portraits de Roussel et de Charlotte Dufrène, où cette dernière a les traits de Rrose Sélavy. L’illustration est astucieusement intitulée « R. Roussel et Rrose Sel(avy) ». Lapierre éclaire les signes de Roussel et de Duchamp, jumeaux et ornithorynques, mais il ne fait qu’entrouvrir la porte. C’est une très grande faveur. Par là, nous pouvons d’ores et déjà risquer un regard sur l’infini du grand labyrinthe.

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