
Je garde un souvenir très vif de Gaston Jung (1932-2018), que je croisais quelquefois à la terrasse de La Nouvelle Poste, à celle du café du TNS ou encore à la Taverne française. Je n’ai hélas jamais osé l’aborder pour lui adresser la parole. Je me souviens d’un monsieur voûté, dont la seule présence inspirait une sorte de respect. Il m’impressionnait. On disait qu’il était poète. Rien de plus vrai. Encore qu’on ne sache pas bien ce que ça veut dire, être poète. C’était également un homme de théâtre. Il avait traduit depuis l’allemand : Franz Xaver Kroetz, August Stramm, Christian Morgenstern et encore quelques autres ; depuis l’alsacien : les poèmes des frères Matthis.
Plus tard, à l’occasion d’une grande braderie, une fameuse librairie strasbourgeoise faisant du déstockage, j’ai mis la main sur les livres que Gaston Jung publiait dans sa maison d’édition, le Drapier. Il y avait notamment ce poème de Jung en alsacien, très beau, « Aanfiirholz », dont je risque ci-après l’original une traduction.
Charles Fichter a relu de près ma traduction, et a proposé quelques amendements à mon travail, que j’ai intégrés pour la plupart. Je l’en remercie vivement.
Aanfiirholz
S’get decki stämm
S’get stämmele
S’get aldi äscht unn weldi hecke
S’get doodi wurzle, greeni stäcke
S’get gletz unn schittle
S’get ladde, läddle, balicke
S’get pfoschte, storze
Bolze, stange
S’get harti knebbel
S’get ächtle wo zum hemmel lange
S’get aiche, bueche
Keschtebaam
S’get trüürwiide unn pladaane
S’get berike unn seesholz
D’haam en de stubb get’s gummibaam
S’get danne med de zapfe draan
En afrik feje unn dattle
S’get bois des Indes unn Ebenholz
S’get epffel, pferschi, pflümmenbaam
S’get harti nusse
S’get mirabälle, kersche, mellele
D’akazie gän geeli bellele
Meer, med emme crayon unn emme heftel
Wo manichmool e leedel schriiwe
Senn numme aanfachs annfiirholz
S’get holz fur meewel
Fur hiisser böje
S’get holzwoll, holzlim unn holzfees
S’get holzkepf unn s’get spääne
S’get produits chimiques à partir du bois
S’get produits chimiques imitant parfaitement le bois
S’get winaachtsbaam, s’get doodebaam
S’get kärrich, med räder, laidere,
Dischel, alles üss holz
Uff em karrich leje gawel unn räche
Alles üss holz
Unn s’babiir wo mer drowe rumkritzle? Unn s’crayon?
Awer meer, die wo schriiwe manichmool am oowed
Was nutzt’s, was mer mache?
Meer senn jo numme rüdichs aanfiirholz
Wänn er welle, hie unn daa
Kenne mer a fiirel mache
***
Petit bois
Il y a les grosses souches
Il y a les petites souches
Il y a les vieilles branches et les buissons sauvages
Il y a les racines mortes, les bâtons encore verts
Il y a les lattes et les bûchettes
Il y a les planches, les planchettes, les poutres
Il y a les poteaux, les linteaux
Les goujons, les tiges
Il y a les nœuds très durs
Il y a les petites branches qui grimpent au ciel
Il y a le bois de chêne, le hêtre
Le marronnier
Il y a les saules pleureurs et les platanes
Il y a le bouleau et le bois de réglisse
À la maison au salon il y a des caoutchoucs
Il y a les sapins où pendent des pommes de pin
En Afrique les très grands ficus et les dattiers
Il y a le bois des Indes et l’ébène
Il y a les pommes, les poires, les prunes
Il y a les noix très dures à craquer
Il y a les mirabelles, les cerises, le miel
D’acacia en jolies pastilles jaunes
Et nous, avec un crayon dans un cahier de rien,
Qui composons quelquefois une chansonnette
Nous ne sommes jamais que du petit bois
Il y a le bois dont on fait des meubles
Dont on bâtit des maisons
Il y a de la laine de bois, de la colle à bois et des pieds en bois
Il y a des têtes de bois et des copeaux de bois
Il y a des produits chimiques à partir du bois
Il y a des produits chimiques imitant parfaitement le bois
Il y a les arbres de Noël, qui font les cercueils
Il y a les charriots, avec leurs roues, leurs échelles,
Leurs barres de remorque, tout en bois
Et sur ces charrettes des fourches et des râteaux
Tout en bois
Et le papier sur lequel on griffonne ? Et le crayon ?
Mais nous, qui écrivons quelquefois le soir
À quoi cela sert-il, ce que nous faisons ?
Nous ne sommes jamais que du piètre petit bois
Quand vous voudrez, de temps en temps
Allumons, oui, un petit feu
Ce poème parle de lui-même. L’apparition brutale de la langue française, à même l’alsacien, constitue une sorte d’effraction. Si, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la langue alsacienne permet beaucoup (on constate avec « Aanfiirholz » sa richesse lexicale), ces « produits chimiques à partir du bois « , « produits chimiques imitant parfaitement le bois » signifient un caractère artificiel et toxique. Dans une moindre mesure, le « bois des Indes » travaille non sur un quelconque exotisme de pacotille, mais bien plutôt sur une défiance plus profonde : la langue française est ici perçue comme un corps étranger greffé sur une langue vernaculaire, qui n’a pas besoin de cela pour s’embraser.