These fragments I have shored against my ruins
(The Waste Land)
C’est un caillou jeté loin dans le Grand Océan. Je me demande quelquefois si cet endroit existe vraiment. Les anciennes cartes arabes semblent en attester. Mais cela ne veut rien dire : jusqu’au dix-neuvième siècle encore, certains cartographes faisaient état d’îles fantômes, entrevues par des marins ou des navigateurs, confondues en réalité avec des nuages au-dessus des flots. Ainsi, la fameuse San Juan de Lisboa, pour ne rien dire de la mystérieuse Encoberta, toutes deux situées sur un océan non moins mythique. À savoir, l’océan Indien, océan de tous les naufrages pour les navigateurs portugais. Océan le plus mystérieux, dira un autre Portugais, Fernando Pessoa, un peu plus tard.
Vers 1519, l’île dont je veux parler figure sur un portulan recueilli dans l’Atlas Miller, sous le nom de Santa Apolonya. Elle y a la forme d’une bizarre étoile dorée, non loin d’une constellation insulaire hallucinée que je suppose être l’actuelle île Maurice, avec l’archipel d’Agalega, Rodrigues et Saint-Brandon. Madagascar n’y a pas encore trouvé sa forme définitive, loin de là. Il faudra attendre un peu, au moins jusqu’à Flacourt, pour que les délinéaments de la Grande Île se précisent.
Non, cette île dont j’ai à cœur de parler n’existe pas. Elle est pourtant le lieu d’une grande vision bouleversante. Ce n’est que par commodité que je l’appellerai La Réunion, ou encore Bourbon, selon les dénominations courantes de cette île bien réelle et par ailleurs fascinante. Or, certains détails font non moins dériver cette Bourbon ou cette Réunion selon un espace autre, réalité flottante qui sera ici le propos sinon le prétexte.

*
Et que nous dit Jules Hermann ? On peut résumer comme suit le propos des Révélations du Grand Océan : 1) la langue parlée à Madagascar est très proche du parler des origines, dont le créole de Bourbon est une sorte de dialecte à peine déguisé ; 2) Madagascar et les Mascareignes sont les parties émergées d’un continent englouti nommé la Lémurie ; 3) la Lémurie a sombré sous les eaux du Grand Océan suite à la rencontre d’une comète avec la Terre ; 4) la Chine a été « annexée » à notre planète du fait de cette collision (la Chine est véritablement un « Céleste Empire ») ; 5) il est possible de déchiffrer des traces de la civilisation lémurienne dans le paysage de Bourbon. Voici donc, brossées à grands traits, les principales thèses contenues dans les Révélations du Grand Océan. On comprend qu’Hermann a eu toutes les peines du monde à les imposer. « Il est bien difficile, se plaint-il d’ailleurs en 1919, de produire sa pensée dans les colonies. »
Le lecteur aurait beau jeu de décréter qu’Hermann divague (la science actuelle a largement invalidé l’existence de la Lémurie) et de laisser de côté les Révélations du Grand Océan. Ce serait bien dommage. Car Hermann nous propose une vision inouïe. Peu importe, au fond, que la science homologue ou non ce grand rêve créole. Hermann est un infatigable artisan de l’Invisible, voilà ce qui compte. Cela suffit pour qu’on prenne un peu de temps avec lui.
*
Un beau livre, Proust nous le rappelle, doit être une sorte d’instrument optique. Les Révélations du Grand Océan sont incontestablement un objet magnifiant — loupe, sextant ou théodolite — qui donne le monde à voir, mais selon un angle particulier et des coordonnées singulières. Le génie de Jules Hermann se prolonge dans l’Invisible. Souvent, de fait, il n’y a rien à voir. Cela se joue de l’autre côté.
Un autre moyen d’envisager Les Révélations du Grand Océan consiste à en faire un objet de rêverie, un prétexte à la dérive. Ni plus ni moins qu’un moyen de transport. Le véhicule de nos idées fixes et de nos désirs. Quelque chose d’instable en tout cas. Un tapis volant, mettons. Ou bien, le boulet de canon sur lequel est juché le baron de Münchausen.
Don Quichotte n’est pas loin non plus. Décidément, le grand livre de Jules Hermann est beau et drôle comme une vision de Terry Gilliam. Il n’en subsiste pas moins le risque de s’y brûler les yeux. Cela arrive bel et bien : force est de constater qu’un texte aussi truculent a été récupéré à l’envi par des illuminés de tous bords, successeurs autoproclamés de l’Américain Ignatius L. Donnelly ou autres apprentis théosophes. Le discours scientiste d’Hermann dispose il est vrai d’un pouvoir incontestable — il fascine et il méduse — mais sans doute convient-il de l’appréhender avec une certaine distance, tout en n’oubliant jamais de lire avec les yeux du rêve.
Hermann a su embraser l’imaginaire de la Lémurie. Son approche, toute de poésie involontaire, interdit une lecture par trop littérale de son œuvre. D’ailleurs, Hermann scrutant l’à-pic du Cap Bernard nous enseigne, le premier, un principe de lecture plus littoral que littéral. C’est ce que Jacques Lacan appelle de la litturaterre. Comprenons, une forme de dérive ou de naufrage : « les épaves du signifiant au fleuve du signifié ».
Dérivons avec Hermann, favorisons le latéral, la lecture torve et louche (Hermann était borgne). Langage tangage, disait Michel Leiris. Eh ! bien, mon brave, tanguons la langue, allons-y !
Lisons donc Hermann à flanc de mystère, alors que le soleil se couche sur Bourbon. Quitte à cultiver une méprise féconde, une constante mésinterprétation à l’endroit de ce texte qui se prend, disons-le franchement, un peu trop au sérieux. Ce que je voudrais proposer, le temps de quelques billets sur ce blogue, n’est en rien une explication. Bien plutôt, une exploration sauvage. Et salement périlleuse. Lecture naufrage, absolument. Pas sûr qu’on en sorte indemne, si on en sortira jamais.