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Le théodolite de voyage (dérive lémurienne, 5)

théodolite portatif ou de voyage

Dimanche, 9 mai 1909, jour des lémuries. Sous la varangue, Jules et les cousins Leblond évoquent Tanibé, la grande île de Madagascar. Le notaire énonce des thèses surprenantes au sujet du parler océanien. Ary et Marius Leblond, cousins et gémeaux de plume qui ont leurs entrées à Paris sont quelque peu perplexes. On le serait à moins. Le Vieux Créole n’a de cesse d’évoquer le parler du Grand Océan, fossilisé dans le créole qu’on entend à Bourbon. Il faut bien écouter les nénènes de notre enfance : la Parole des origines remonte alors à la surface. Les Leblond ne cherchent pas à le contredire. Ils savent que c’est peine perdue. Mes braves ! Maître Hermann, avec l’âge, tend à se visser de plus en plus irrémédiablement dans ses certitudes. Il écrit un vaste traité à ce sujet, qui lui attire des quolibets de toutes parts. « Qu’il est difficile de produire une pensée sur cette île ! » a-t-il coutume de maugréer.

Les Mascareignes sont les sommets émergés, les restes d’un continent englouti. Mieux vaut entendre cela que d’être sourd. Jules Hermann, par sa passion véhémente, par ses multiples engagements en faveur de Bourbon, par ses emportements aussi bien, fascine les cousins. Cet érudit au génie si particulier trouvera une place dans un roman qu’ils feront paraître quelques années plus tard. Ils prendront garde à ne pas évoquer les recherches du Vieux au sujet du Grand Océan, passant à côté de ce qui rend Hermann aussi romanesque, ratant quoi qu’il en soit leur roman au titre d’ailleurs exécrable, Le Miracle de la race.

Hermann aimerait monter prochainement au Volcan. Il attend que ses porteurs cafres habituels soient tous disponibles et bien en forme. Il songe à effectuer quelques relevés relatifs à l’éruption du mois dernier, à l’est, vraisemblablement, du cratère Faujas. On dit que le terrain est praticable désormais. La semaine prochaine, sans doute. Le travail, à l’étude de Saint-Pierre, attendra.

Il faudra, explique-t-il aux cousins, s’intéresser à l’activité sismique du Pays Brûlé. Ils acquiescent. Maître Hermann est très convaincant sur ce point. Pour la peine, il sera bel et bien visionnaire : le premier centre d’étude de l’activité sismique du Piton de la Fournaise sera établi, je crois, en 1977.

Marius Leblond s’empare d’une petite boîte posée sur le bahut, à côté d’un volume de la Géographie d’Élisée Reclus. « Qu’est-ce ? » 

*

Maso Andro, l’œil du monde, ne sera plus long à paraître. La nuit va être courte sur la dunette. Ciel pur que le ciel austral. Tout premier croissant de lune. La Djemnah, blanc paquebot-vapeur, somnole dans la pénombre, à une vitesse de onze nœuds environ. On voit les étoiles trouer le ciel au-dessus du Grand Océan. Tendez l’oreille, pour voir. On percevrait presque leur froufrou. La Croix du Sud est ici maîtresse de l’hémisphère. Tout ce noir, pourtant ― cette poche obscure, là-haut ― est un peu effrayant. Comme un immense seau à charbon, profond comme l’univers, le néant sans appel (pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?) qui se vide dans la mer, mêlée à lui. Au reste, je suis sûr qu’il y a des étoiles qui luisent doucement au fond de l’eau. De quoi perdre la tête. Un truc de fou. Ce gouffre total vous parle, oh ! très confusément ! du Grand Océan, ça parle dans la langue des secrets, une parole des tout débuts (pourquoi faut-il des mots plutôt que rien ?). Le grand fracassement du sol dans la mer des Indes ne cesse pas, tandis que vous dormez sur la dunette et que s’impose à vous, à votre conscience de cyclope endormi, le rêve d’un monde d’avant le monde, peuplé de géants innombrables. Ces immémoriaux, eux-mêmes cyclopéens ― voyez, ils vous regardent, leurs yeux sont dans la nature, dans la Montagne, sertis dans la nuit talismanique du 28 au 29 octobre 1911. Vous êtes, il faut bien le dire, hanté par ces créatures qui gisent au fond du Temps, lesquelles tutoient les astres, apprivoisent le Ptérodactyle, serrent la main d’Orion, de Bételgeuse, prennent la constellation du Taureau par les cornes, chevauchent Pégase, savent l’amour et le feu d’en-haut, l’Œuf cosmique, Pouroucha et le Sanglier. Horoscopes loufoques qui défilent, plus anciens que le bric-à-brac chaldéen, dans la nuit du Vieux Créole. Que la nuit est douce. Mon brave !

*

« Ouvrez, vous verrez ! » fit Maître Hermann. Ary Leblond souleva précautionneusement le capot de la boîte. À l’intérieur, un objet en cuivre, un instrument d’optique. Quelque chose comme un sextant. Le visage d’Hermann s’éclaira : « Il s’agit d’un théodolite de voyage. Je m’en sers pour mes différents relevés géodésiques. C’est bien pratique ― c’est un modèle portatif, bien moins encombrant qu’un modèle traditionnel. Je peux l’emporter avec moi lors de mes différentes escapades par les ravines et les montagnes de notre chère île. Nul besoin, en somme, de mandater un Mozambique pour le porter. Grâce à cet instrument, il m’est permis de lire l’abrupt de Saint-Denis. Le modèle est un peu ancien déjà. Il a sa petite histoire, vous savez. Il m’a été fourni par un ami de la Société de Géographie. Il aurait appartenu, m’a-t-on expliqué, à un négociant dans le Harar. Connaissez-vous, mes braves, le Harar ? l’Ogadine et les Gallas ? Des endroits dignes de Tanibé, c’est à peine si des explorateurs européens s’y sont risqués. On dit que, la nuit, dans ces contrées de vide et d’ennui, des lions rappliquent pour dévorer vos chevaux. Hic sunt leones, comme disaient les cartographes de naguère. » L’œil unique pétilla. Le Vieux Créole n’était pas mécontent de son trait d’esprit.

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