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Un continent refoulé (dérive lémurienne, 6)

Mann kann auch in die Höhe fallen, so wie in die Tiefe.
(Hölderlin)

Les étoiles du ciel sont nécessairement liées aux profondeurs du Grand Océan. Il ne saurait en être autrement. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, et ce qui est en bas est comme ce qui est en haut — c’est le précepte fameux de la Table d’Émeraude.

Jules sur la dunette rêve aux grands fracassements du monde. Onirisme périlleux qui occupe le plus clair de son temps depuis quelques années maintenant. Une vision en haute mer : cela descend profond et peut remonter très haut. Altus. Ce sont les abysses présumés dans lesquels a sombré un continent qui n’existe pas, mais aussi un abîme du haut — celui par lequel arrive la couleur qui n’existe pas davantage, venue de l’espace selon l’ermite de Providence (elle va se terrer au fond d’un puits), ou encore ces comètes qui viennent heurter la Terre, s’enfoncer dans ses entrailles.

Avènements sidéraux. Catastrophe des catastrophes, tout est catastrophe. Arago, Cuvier nous expliquent tout cela.

Rêve en haute mer. Haute mer, c’est une drôle d’expression, qui nous vient du latin (et non du malgache, n’en déplaise à Hermann). Altus : la hauteur, mais aussi la profondeur d’une mer démontée. L’imaginaire du Grand Océan s’expanse dans cet altus, cette altitude profonde où creuser c’est aussi bien gravir, où ce qui monte est également soumis à une descente vertigineuse. On en a des haut-le-cœur.

Lire Les Révélations du Grand Océan à la lumière éblouissante des Illuminations de Rimbaud : « J’ai vu une cathédrale qui descend et un lac qui monte. » Altus, vision insurpassable.

À ce compte-là, lire les Révélations en écoutant Led Zep. Oui mon brave. Pourquoi pas ? Stairway to Heaven. Ou, plus justement, et tout au contraire, un escalier qui part du ciel pour aboutir aux abysses, comme il en est question au livre quatrième des Révélations : « l’escalier gigantesque des montagnes du Dekkan qui mène aux profondeurs de l’Océan ». Altus, précisément.

(Le Dekkan, extrait de la Cosmographia Universalis de Sebastian Münster (Bâle, 1552).)

Le délire en haute mer nous expose à de bien étranges paroxysmes, comme autant de visions cyclopéennes. Hermann était borgne. Cela compte. À en croire Ary et Marius Leblond, c’est lors d’une sortie en forêt effectuée durant sa jeunesse qu’Hermann se « leva » l’œil en tombant dans une ravine. Voici pour l’anecdote.

La grande affaire de Jules Hermann, c’est ce qu’il nomme le « refoulement » d’un continent perdu. Refoulement, terme exact employé dans les Révélations du Grand Océan. Au deuxième paragraphe du chapitre deuxième du livre premier. « Pendant que toute la région du Grand Océan aurait été ainsi refoulée au-dessous du niveau des mers, aux antipodes, la croûte terrestre qui porte des traces d’un long immergement aurait été relevée du même coup. »

Refoulée, je souligne.

À la même époque, un médecin viennois du nom de Freud — On aura compris où je veux en venir. C’est une sorte de psycho-géographie sauvage qui a lieu.

Histoire de l’œil. Celui d’Hermann que vient crever une branche lors d’une sortie en forêt. Nicolas Gérodou y voit une scène primitive. Difficile de lui donner tort. L’histoire est ressassée tout du long des Révélations, au point que ce récit impossible se manifeste sur le mode confus de la vision, de l’hallucination interprétative dans la Montagne.

Vous aussi, mon brave, crevez-vous un œil pour voir. Faites remonter votre continent refoulé. Mettez votre préhistoire en plein jour. Vous verrez qu’elle correspond à celle du monde. Après, on en reparle.

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