
Nous sommes le 28 octobre 1911. Jules Hermann, licencié en droit, ancien avocat, notaire de son état, archiviste méticuleux, ancien maire de la ville de Saint-Pierre, président du Conseil général, savant réputé, historien de l’île Bourbon, orateur sublime, botaniste passionné, fondateur sur son île du premier syndicat des planteurs de café ainsi que de celui des planteurs de géranium — Jules Hermann observe, que dis-je ? scrute la Montagne depuis la dunette de la Djemnah. Il est un peu plus de dix-sept heures et, dans le crépuscule tropical qui n’en est pas un, la nuit sera prompte à tomber.
C’est le moment d’en tirer profit, le Vieux le sait bien, tandis que le soleil descend au loin derrière Bourbon. Croit-il au Rayon Vert ? ce point sublime que l’on peut voir à l’horizon au couchant ? Pas sûr. En tout cas, dans la « lumière blafarde du jour qui s’éteint », comme il l’écrira plus tard, Maître Hermann entrevoit une grande tête de singe, puis d’homme au sommet de la falaise du cap Bernard. Plus bas, au fond d’un ravin, c’est un visage de face, « avec nez et yeux très distincts » dirigé vers le Grand Océan.
En tirer, oui, profit : ce n’est pas tous les jours qu’il nous est donné de contempler, depuis la mer, l’île où l’on vit, l’île qui depuis quatre générations nous a fait, l’île dont on est le mémorialiste et le grand magicien, l’omphalos de tous nos rêves. C’est bête et pompeux, dit comme ça.
Nuit close sur le Grand Océan. Les phares de la Pointe et de Bélair trouent l’obscurité. La mer est calme. On pousse tranquillement à presque dix nœuds en direction de Maurice. « Et je me refaisais cette réflexion : si des sculptures se retrouvent aujourd’hui sur tout le flanc décharné de la montagne, qui fait face à la mer, elles n’ont pu être faites pour être vues, qu’à l’époque où la mer n’y arrivait pas, où, en d’autres mots, à la place de cette mer, surnageait encore la plate-forme continentale des terres disparues. »
La Djemnah est à quatre milles à peine des côtes de Bourbon. Le front de mer s’éloigne, s’enfonce dans la nuit. Hermann tourne les talons et sourit à compère Marius Leblond qui l’accompagne. « Voilà, mon brave, j’ai vu ce que j’avais à voir. »
Leblond est écrivain. Il a publié avec son cousin, il y a quelques années de cela, un ouvrage consacré à Madagascar, couronné du prix de l’Académie française. Bien sûr qu’il songe déjà à faire de Jules Hermann un personnage de roman. Ce dernier est un des hommes les plus respectés de Bourbon. Son érudition est fabuleuse. Sa stature intimide.
Hermann est un véhément bestiau à mâchoire massive. Il a une vraie gueule de boxeur et la carrure qui va avec. Quelque chose aussi de Jean Gabin. C’est un homme de ce Sud sauvage, région qui constituerait presque une île dans l’Île. Il donne du « mon brave » à Marius Leblond qui a, tout de même, décroché un prix Goncourt deux ans auparavant.
Son visage se ferme soudain. Voici qu’il arpente la dunette à grands pas, en proie à une nervosité de colosse. Il repart dans sa rogne coutumière au sujet du Sud de Bourbon, du Canton de Saint-Pierre en particulier, qui a été floué depuis l’établissement du port de la pointe des Galets.
L’incorrigible Hermann vient de voir des visages antédiluviens sur l’abrupt de la Montagne, mais il ne peut s’empêcher de s’encolérer au sujet de son Sud natal. « Figurez-vous, mon brave, que la partie sud de notre île n’est plus visible désormais depuis la mer, en raison de l’itinéraire des grands paquebots qui passe désormais pointe des Galets. Le Sud de Bourbon, comme l’arrière de la Lune, reste désormais invisible aux humains. » Et l’incroyable notaire de repartir sur un exposé curieux au sujet du buste monumental d’Indra, ce dieu porteur de la guerre et de l’orage, sur lequel la végétation luxuriante de Bourbon a poussé. Marius Leblond a bien du mal à suivre les raisonnements de Maître Hermann. C’est que le colossal Créole cogite à flanc de falaise.
Mon brave !