
DIVO EXPEDITO MARTYRI inscrit en grandes lettres sur le fronton d’une église aux franges du centre historique de Palerme, en Sicile. Je prends le parti de préciser, car il existe un quartier de Buenos Aires qui se nomme Palermo, tout comme la ville de Sicile.
Je ne sais pas si le nominalisme se soigne; je ne fais rien pour, en tout cas. Il permet de mieux scinder ou ouvrir le monde, comme si, de Palermo à Palermo, on pouvait voyager du pareil au même.
Laisser flotter le signifiant, pour capitonner à un endroit qui non seulement convient, mais ménage une sorte de brèche, quand bien même infime. Voilà l’astuce. Ce n’est pas tous les jours que ça marche.
Philippe G. Kerbellec parle avec justesse d’un « nominalisme errant » chez Raymond Roussel — Roussel qui depuis tout ce temps magnétise la boussole de mes errances. C’est en effet à cause de lui que, ma vie partant alors joyeusement en capilotade, j’ai effectué ce curieux pèlerinage à Palerme en août 2013, ville où l’écrivain trouva la mort dans la nuit du 13 au 14 juillet 1933. Je suis retourné très souvent dans cette ville où j’ai désormais un gros chat à fouetter. Mais Roussel, bien sûr, est toujours très présent à mon esprit.
Lorsqu’il arriva à Tahiti au début des années 20, Roussel s’amusa de constater qu’il logeait rue de Rivoli. Son adresse, là-bas, faisait en somme signe à Paris, son ici de toujours. Son voyage à l’autre bout du monde n’était qu’une quête du Même. Beaucoup de choses s’expliquent (le mot est fort) à travers cet étrange pli qui était le sien, qui favorisait aussi bien ce qu’il nommait sa « réglomanie » que le misonéisme que Michel Leiris descellait en lui. Pierre Janet, qui le soigna (là encore, le mot est fort), affirmait que Roussel agençait son existence à la manière d’un livre.
Je dirais que je cultive quant à moi le nominalisme au fil de mes errances. Il m’est nécessaire à la lisibilité du monde. Il en motive la signification.
Le nominalisme aiguise le hasard objectif. Aussi bien que le quatrième café de la matinée, il affûte les impressions. Il favorise les visions, plus encore que les images à proprement parler. Les vertus essentielles du nominalisme se nichent en somme dans la double articulation du langage (cf. André Martinet). Travaillant au fond des identités, repliant le pareil sur le même, rabattant Palermo en Sicile sur Palermo à Buenos Aires (croiser Borges sur la via Mariano Stabile qui longe le Grande Albergo Palmes est possible), il ne manque pas de donner à voir quelque accroc dans le tissu du monde. C’est alors qu’une cinquième tasse de café peut s’avérer salutaire, ou catastrophique.

DIVO EXPEDITO MARTYRI — l’inscription m’a frappé : indéniablement une serrure sur la porte de l’invisible. Je me trouvais face à une église où l’on voue un culte à saint Expédit, figure à peine reconnue par la religion catholique officielle, mais dont les oratoires sauvages se trouvent partout sur l’île de La Réunion où ce saint à l’origine mystérieuse jouit d’une intense ferveur populaire (j’en reparlerai au détour d’un épisode de Kioskenwerk). Et, donc, une grande statue de saint Expédit se trouve sur la droite, dans la nef de cette église qui porte son nom à Palerme.
Saint Expédit ici à Palerme est pour moi un intercesseur inattendu, un singulier psychopompe non vers la mort, mais vers La Réunion (encore que saint Expédit, dans sa retorse ambivalence…). Il me permet d’ailleurs de ne pas perdre le lien, tout nominaliste, avec Jules Hermann, l’arpenteur des mille plateaux de la Lémurie.
Julio Cortázar parle volontiers de « passages » d’un monde à l’autre. Entre onirisme et réalisme magique, ce sont en effet des sortes de warp zones (comme sur la NES de mon enfance) qui se présentent à la conscience de qui parvient à se mettre dans l’état particulier de rêverie que requiert le déchiffrement du monde selon un processus où patience et fortuité se le disputent.

Dans Super Mario, la warp zone est un raccourci d’un monde à un autre. De manière similaire, on peut se rendre de manière instantanée de Palermo à Palermo, du Pareil au Même, de Paris à Tahiti, ou encore de la Sicile à La Réunion, moyennant de trouver l’accroc qui va redoubler le monde. On a alors accès à la zone de transformation, qui permet de shunter, par voie de nominalisme ou selon des rapprochements issus d’un surcodage tout personnel, les coordonnées de ce que l’on appelle communément le réel. Gare cependant à l’hypersémiose qui, brouillant les warp zones, fait immanquablement s’effondrer les mondes les uns sur les autres.