
Le nom de Dante
Le signifiant « Dante », la simple énonciation de ce nom déclenche une sorte de grand frisson. En français, cette seule syllabe — et, plus encore, on l’a beaucoup souligné, l’adjectif « dantesque » qui en dérive — encombre la réception de la Divine Comédie, de Vita Nova, des Rimes, empêche l’accès serein à l’œuvre. Or, la Commedia constitue un empêchement à elle seule : une sorte d’élucubration théologique proprement imbitable par le lecteur d’aujourd’hui, qui ne serait pas un tant soit peu versé dans saint Thomas d’Aquin, qui n’aurait jamais entendu parler de Bernard de Clairvaux, de Cacciaguida, de Brunetto Latini, de guelfes noirs et blancs et de gibelins, ou encore du Dolce stil nuovo. Ça en fait, des pages Wikipedia à parcourir, et « imbitable » est moins obscène qu’il y paraît.
L’obscénité, c’est d’avoir réduit Dante à son Enfer. Par sensationnalisme romantique et, je veux le croire, paresse morale. Claudel aura beau essayer de redresser la barre (l’ode qu’il consacre au poète Florentin est très belle), mais ce sera avec les modernistes anglo-saxons que quelque chose se passera de vraiment neuf avec Dante. Mais passons.
Le nom de Dante, donc. On se souvient de Hugo, qui a grandement contribué à la réputation dantesque du Dante :
… « J’ai d’abord été, dans les vieux âges,
Une haute montagne emplissant l’horizon ;
Puis, âme encore aveugle et brisant ma prison,
Je montai d’un degré dans l’échelle des êtres,
Je fus un chêne, et j’eus des autels et des prêtres,
Et je jetai des bruits étranges dans les airs ;
Puis je fus un lion rêvant dans les déserts,
Parlant à la nuit sombre avec sa voix grondante ;
Maintenant, je suis homme, et je m’appelle Dante. »
(« Poème écrit sur un exemplaire de Dante » (extrait), Les Contemplations)
Tout se passe comme si on avait lautréamontisé Dante, et il y a gros à parier que sans cette lautréamontisation préalable, Lautréamont ne serait pas Lautréamont. Sous cet apparent sophisme se cache peut-être un véritable sophisme. Attention.
Un qui sent fort
Il m’est arrivé, ici-même, de dire du bien de Cingria, de Paul Léautaud également. Je suis comme ce dernier. Au fond, j’aime la compagnie des chiens blessés, des singes outrés et des oies braillardes. C’est comme ça.
Mon panthéon pue un peu des pieds. Quelque chose entre l’arche de Noé et la nef des fous.
Oui, Sainte-Beuve est daté, dépassé. Dit-on. La pente verbigérative du structuralisme dans ce qu’elle a précisément de plus pentu (dans son versant cruciverbiste le plus impénitent) ne l’est pas moins.
Ah ? plus personne ne lit Ricardou ? Et Kristeva ? Tout de même encore un peu ! En cachette peut-être. Son livre sur l’abjection, celui sur la mélancolie par exemple. (Mais on lit quoi, aujourd’hui, dans le domaine critique ? Question assez gênante.) Ricardou et Kristeva sont peut-être plus irrémédiablement datés que Sainte-Beuve. Ils ont vieilli plus vite et plus mal. Si je cherche à m’informer sur le fait littéraire, je ne vais pas ouvrir La Révolution du langage poétique, Sèmeiotikè ou je-ne-sais quel impossible manuel de textique. Tiens, voici Sainte-Beuve :
Serions-nous devenus moins délicats en devenant plus savants? Je sais que tout a changé; nous n’en sommes plus à Horace en fait de goût, nous en sommes à Dante. Il nous faut du difficile, il nous faut du compliqué. Le critique, et même le lecteur français, ne s’inquiète pas de ce qui lui plaît, de ce qu’il aimerait naturellement, sincèrement; il s’inquiète de paraître aimer ce qui lui fera le plus d’honneur aux yeux du prochain. Oui, en France, dans ce qu’on déprime ou ce qu’on arbore en public, on ne pense guère le plus souvent au fond des choses; on pense à l’effet, à l’honneur qu’on se fera en défendant telle ou telle opinion, en prononçant tel ou tel jugement. (« Parny, poète élégiaque » (1861), repris dans Causeries du lundi, vol. 15).
Barthes prédisait, en pleine vague structuraliste, que ce serait la théorie la plus difficile qui l’emporterait. Il avait raison. Nous avons cherché à faire du Dante.
Et Sainte-Beuve de continuer :
J’insiste sur ce travers de notre goût, sur cette gloriole de notre esprit. Que ceux qui arrivent à conquérir et à admirer ces fortes choses [i.e. Dante dans l’original] à la sueur de leur front, en aient la satisfaction et l’orgueil, je ne trouve rien de mieux; mais que des esprits médiocres et moyens se donnent les airs d’aimer et de préférer par choix ce qu’ils n’eussent jamais eu l’idée de toucher et d’effleurer en d’autres temps, voilà ce qui me fait sourire.
Nous ne pouvons nous empêcher de sourire à notre tour lorsque nous lisons les fresques de Sainte-Beuve, il est vrai historiographiquement pénibles. Proust que tout le monde admire même sans l’avoir lu a ruiné d’avance toute lecture qu’on peut avoir de Sainte-Beuve. Surtout, cette approche un tantinet bavarde n’est résolument plus de notre goût. Puisqu’on s’est obsédé des textes, que l’on a liquidé l’Auteur, etc. On disqualifie donc Sainte-Beuve pour sainte-beuvisme. Sous cet apparent sophisme se cache peut-être une véritable injustice. Attention.