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Vers uniques (pour une prose libre, 12)

La méditation que je poursuis sur ce que je nomme prose libre portera ici sur l’Anthologie du vers unique de Georges Schehadé, soit un objet ouvertement lié au vers. Ce n’est un paradoxe ni un détour, tant je pressens que cette forme particulière de prose à laquelle je songe est indissociable du vers, quand bien même d’un vers in absentia.

Je mène cette réflexion en pointillés, sans trop me soucier de sa régularité ni même de sa fréquence. Elle ira où elle voudra, comme elle le voudra, quand elle le pourra. J’aurais par exemple, beaucoup de gens me la réclament (non), à poursuivre ma lecture de La Doublure de Roussel, dont je peux d’ores et déjà avancer que la rime est au cœur de ce roman en prose et, en un sens, de l’ensemble de l’œuvre de Roussel. Ce sera pour une autre fois.

L’unique alexandrin qui constitue le poème « Chantre » d’Apollinaire est très connu :

Et l’unique cordeau des trompettes marines

Il ne figure pas, pour autant, dans L’anthologie du vers unique de Georges Schehadé (première édition, 1977). Schehadé préfère tailler cinq autres vers dans Alcools :

En admirant la neige semblable aux femmes nues
Chaque rayon de lune est un rayon de miel
Automne malade et adoré
Dame de mes pensées au cul de perle fine
Lia aux yeux de brebis et dont le ventre avance un peu

Ces vers sont en réalité éparpillés dans l’Anthologie du vers unique. Ils voisinent avec, entre autres, Rimbaud, Jehan Rictus, Agrippa d’Aubigné, Claudel, Henry Bataille, Robert Garnier, Joachim du Bellay, Arp, Germain Nouveau et Cocteau, dans un ensemble constitué de 219 vers uniques. Ceux-ci tiennent leur unicité du choix opéré par Schehadé. Le premier de la série (tiré d’un poème de Supervielle) n’est pas sans annoncer le jeu entre l’un et le multiple, où l’un, son impossibilité, se disperse dans le multiple :

Mille oiseaux qui s’enfuient n’en font un qui se pose

L’alexandrin de « Chantre », lui aussi, jouait sur l’un et le multiple : l’unique corde des trompettes marines. (Pour la trompette marine : voir ici.) Mais, je l’ai dit, il ne constitue pas un vers unique pour Schéhadé, qui préfère tailler dans le poème des autres ses vers uniques de prédilection.

Non retenu par Schéhadé, il y aurait un vers unique très beau, très curieux également, dans La Fin de Satan :

On entendait suinter le néant goutte à goutte.

Schehadé fait néanmoins figurer cinq autres vers d’Hugo. L’Anthologie du vers unique est une forme que tout un chacun peut s’approprier, un peu à la manière d’un recueil de bons mots. Ce n’est pas un simple florilège de citations pour autant. Schehadé a soin de gommer toute référence aux auteurs, ou aux titres des ouvrages dont il tire ses vers uniques.

Et le lien avec la prose alors ? Chaque vers unique rêve in absentia, dans l’absence du poème dont il est tiré. De même que la prose libre me semble rêver dans l’absence du poème. La question du vers, de ses rapports à la prose, se pose ici, puisque certaines de ces pièces sont prises à de la prose, tel cet extrait de la deuxième série des Poésies de Lautréamont, un détournement de Vauvenargues en l’occurrence :

Le désespoir est la plus petite de nos erreurs

Ou encore, toujours dans Poésies II :

Nous sommes libres de faire le bien

Autre vers unique, très long, très beau, pris aux Chants de Maldoror cette fois-ci :

Et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines de cristal

On trouve aussi ce vers unique, plus long encore, tout collant de prose, pris là aussi aux Chants de Maldoror :

Ô lampe au bec d’argent, mes yeux t’aperçoivent dans les airs, compagnes des voûtes des cathédrales

Le fait que Lautréamont ait intitulé ses propos Poésies (I et II) est en soi, évocateur de cette manière dont le sens est appelé à trembler entre prose et poésie. C’est ainsi que la qualité aphoristique des vers uniques de Schéhadé fait d’eux des fragments de prose libre. Ils me semblent illustrer de manière originale une formule de Walter Benjamin : « Die Idee der Poesie ist die Prosa » (« L’Idée de la poésie est la prose »), dont Agamben prend le contre-pied avec Idée de la prose. Il était déjà question de ce texte ici, toujours dans ma réflexion aléatoire mais pas absolument incohérente sur la prose libre.

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