
C’est en discutant l’autre soir avec Mathieu, au bistrot, que j’ai eu vent d’une rue cachée dans Strasbourg. Je connais cette ville assez bien, son hypercentre en particulier, et cette affaire m’a rendu curieux.
Mathieu, informaticien de son état, à qui j’ai donné à lire l’article fameux de Bergson, « Le Possible et le réel ». Quelqu’un de sérieux. Qui apprécie néanmoins le pastis. Pas de quoi le flageller ni mettre en doute son jugement.
J’avais évoqué avec lui, quelques jours auparavant, la distinction que Deleuze établit entre le fatigué d’un côté, l’épuisé de l’autre. « L’épuisé, c’est beaucoup plus que le fatigué. … Le fatigué ne peut plus réaliser, mais l’épuisé ne peut plus possibiliser. » Depuis, Mathieu s’est fourni la grande inspiration de Deleuze que fut ce texte de Bergson, qu’il a trouvé dense et lumineux, et qui continue d’alimenter nos discussions, quand nous ne sommes pas happés par la rue cachée.
Je connais l’hypercentre strasbourgeois, pour y avoir vécu, en différents endroits. Pour y avoir eu quelques adresses, en des rues différentes.
J’ai parcouru toutes les rues de ce que l’on nomme ici la Grande-Ile, toutes les rues de la Neustadt, du Quartier-gare, de la Krutenau, le Quartier du Conseil des XV, les alentours de l’Orangerie même, bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler de mon territoire de prédilection. (Je parviens cependant à me perdre dans Neudorf, n’étant jamais arrivé deux fois par le même chemin à la rue du Neufeld où se tiennent quelquefois des réunions de la plus haute importance.)
Mais voici que Mathieu, qui connaît lui aussi très bien Strasbourg, affirme avoir découvert une nouvelle rue à Strasbourg, à laquelle il n’avait jamais fait attention. Il me dit qu’elle est adjacente à la rue de la Grange. En plein centre donc. Je pense, bien sûr, à la rue du Coin Brûlé, étroite comme le chagrin, laquelle pue souvent la pisse, où se trouve un cordonnier et où j’ai le souvenir d’une péripétie avec Jean-Paul qui cherchait alors des lacets pour ses souliers, en marge d’une émeute (sic, ce n’étaient que des gosses) réprimée au gaz. Non, il s’agit d’une autre, me dit-il, plus étroite que la rue du Coin Brûlé. Ah bon ? Oui, et elle ne comprend que fort peu d’immeubles. C’est peut-être même une impasse. La rue semble très courte, mais, comment dire ? également très profonde. C’est une rue cachée.
Plus étroite que la rue du Coin Brûlée ? Il exagérait sans doute. Surtout, qu’entendait-il par la « profondeur » de cette rue qui s’avérait peut-être aussi bien être une impasse ? Je n’ai pas osé le lui demander. Il m’en a su gré. La discussion a bifurqué assez naturellement vers Bergson.