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Choses lues sur la ligne A

La ligne A du tramway de Strasbourg s’étend sur un peu plus de 14 kilomètres et comprend 27 stations. Je l’ai beaucoup pratiquée ces derniers jours, depuis un petit mois maintenant, depuis le 13 avril (nous sommes le 23 mai). Dans le sens d’Illkirch-Graffenstaden, jusqu’au terminus; dans le sens également de Parc des Sports, mais seulement jusqu’à Étoile-Bourse, les rames sont alors moins bondées (du fait de l’heure de mes voyages). Liste plutôt exhaustive des choses lues sur ces trajets :

  • Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, plus précisément : l’article sur le réel et le possible.
  • Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, que j’ai parcouru pour tâcher d’un peu mieux saisir la méditation sur le réel et le possible, tout en ayant à l’esprit l’article, à mes yeux fondamental, que Deleuze consacrera à Beckett, où l’épuisement joue contre la fatigue.
  • Oswald Spengler, L’Homme et la technique (le début ainsi que la fin, le reste ayant été lu au lit, dans deux lits différents, c’est sans doute au lit qu’on lit le mieux). Ouvrage chiné chez un libraire de la Krutenau, de même que L’Invisible de Clément Rosset et que Nietzsche et la philosophie de Deleuze. Spengler m’a toujours rebuté sinon effrayé, mais sa lecture me paraît importante, pour saisir certains phénomènes actuels. L’Homme et la technique a le mérite d’être court, contrairement au Déclin de l’Occident. On lit ceci en se bouchant le nez, mais on en ressort peut-être un peu moins bête, ou en tout cas nanti d’un surcroît de lucidité, quand bien même la position de Spengler est intenable.
  • Clément Rosset, L’Invisible, et plus particulièrement le dernier chapitre, consacré à Raymond Roussel (voir ici). Passage assez hilarant également sur l’illusion qu’il peut y avoir à croire que l’on pense : « Cette faculté de voir ce qu’on ne voit pas (ou de penser ce qu’on ne pense pas, faculté qui n’est qu’une généralisation de la première) défie certes le bon sens et peut paraître une faculté illusoire elle-même. La simple lecture de copies d’étudiants, notamment si ceux-ci étudient la philosophie, témoigne par exemple surabondamment de l’existence de cette faculté étonnante de ne rien penser alors qu’on croit de bonne foi penser quelque chose ; en quoi ces étudiants n’ont d’ailleurs pas entièrement tort : car, si la pensée n’existe pas, la copie est là qui en témoigne, ou prétend en témoigner. Performance notable, et en définitive plus surprenante encore que la vacuité du propos, que de réussir à parler (ou à écrire) d’aucune chose. Il est vrai que certains philosophes professionnels réussissent parfois à tenir eux aussi la gageure. » On peut étendre, il va sans dire, ce constat à une grande partie de l’activité critique d’aujourd’hui, peut-être même à certains passages du présent blogue.
  • Enrique Vila-Matas, Dublinesca, ouvrage dont j’ai fait l’acquisition il y a quelque 3 ans maintenant, le ticket de caisse glissé entre les pages 164 et 165 en témoigne, l’ouvrage m’était alors tombé des mains. Aujourd’hui, j’y entre plus facilement, bien que ce qui me fascine dans ce livre me dépite du même coup. Vila-Matas propose un constat assez désabusé sur l’état actuel de la littérature, qui rejoint bien souvent le mien. Comme je le disais à Benjamin l’autre jour, la littérature est une sorte de pipi au lit (pourtant c’est au lit qu’on lit le mieux, vide supra). L’énurésie, il faut que ça cesse à un moment. Sinon ce n’est jamais que de la perversion, de la démence, de la sénescence, du marketing. Peut-être que c’est le cas de Vila-Matas, je ne sais pas. Je continue néanmoins de le lire, persuadé que, post-modernité des post-modernités tout est post-modernité. J’ai trouvé une formule curieuse de Brendan Behan dans Dublinesca; l’Irlandais se disait être un « alcoolique qui avait des problèmes d’écriture ». Vila-Matas parle également de Dylan Thomas, dont je m’occupe beaucoup en ce moment, Dylan Thomas dont je me suis toujours beaucoup occupé, mais dont je m’occupe davantage en ce moment, notamment sur la ligne A du tramway de Strasbourg, comme on va le voir. Vila-Matas rappelle, bien sûr, l’événement des 18 whiskies que s’était enfilé DT au Chelsea, mais il rapporte également que le même colossal poivrot à l’idéal acronyme DT, delirium tremens, manqua de rencontrer Behan dans cet hôtel qui deviendra mythique, partiellement à cause de lui, Dylan, qui y eut ses dernières murges magistrales, voir un peu plus bas dans la présente liste des choses lues sur la ligne A ces derniers jours. C’est d’ailleurs sur la première page d’icelui bouquin, Dublinesca, que je consigne les lectures effectuées sur la ligne A.
  • François Jacqmin, Traité de la poussière, lu en un aller et en un retour, mais j’y reviendrai. Il y a tant d’autres choses à dire de Jacqmin, vers lequel me conduisit notamment Serge et sa poésie [voir ici]. Il y a une cohérence secrète dans le choix de mes lectures, et la ligne A me semble quelquefois la révéler, mais il ne s’agit-là que d’une cohérence de surface. C’est tout sauf de lecture méthodique dont il s’agit. Une lecture, disons, au petit bonheur, dans le grand malheur du monde.
  • Giuseppe Tomasi di Lampedusa, I Racconti, et, plus particulièrement, « I Ricordi », qui me touchent particulièrement, du fait de l’état de dénuement dans lequel Lampedusa les a laissés, de cette mélancolie terrible qu’on y trouve, « No ‘mirth’ niente; in Sicilia non ve era, non ve ne è ancora mai quando lavora ». Mirth est un drôle de mot, en anglais, Lampedusa l’amalgame tel quel à sa prose, chipé qu’il l’a de Keats. Le tram file quelque part en direction d’Illkirch, mais ça pourrait tout aussi bien être Dresde, Istanbul ou Lisbonne et, lisant les souvenirs d’enfance de Lampedusa en italien, je songe à la tombe de John Keats à Rome, au cimetière des Anglais où j’aime à me rendre (il était fermé, l’été dernier, du fait de la langueur de la fête de Ferragosto).
  • Roger Judrin, Saint-Simon, dans la belle collection de monographies de chez Seghers. Je lis ceci du fait de Lampedusa, qui en était très friand. Il lisait Saint-Simon, quant à lui, dans la collection de la Pléiade, en bâfrant des pâtisseries au Caflisch ou ailleurs. Il disposait également d’autres éditions du grand mémorialiste. Saint-Simon est pour moi indissociable de Proust, et je me dis qu’il convient que je relise Proust ces prochains temps. Il y a toujours une urgence à lire Proust. Il nous met dans l’urgence de lui, inlassablement. Je n’ai pas la recette de sa ruse. J’ai tout bonnement l’impression que c’est pire à chaque relecture. Je lis donc un petit livre sur Saint-Simon sur la ligne A entre Étoile-Bourse et Illkirch-Graffenstaden en songeant surtout à deux de ses plus grands lecteurs. L’intertextualité est souveraine dans la lecture, et je pense que ce concept, que l’on attribue à Julia Kristeva, est en quelque sorte surestimé. Ce n’est qu’un mot commode après tout, un sésame académique qui recouvre une pratique ancienne, aussi vieille que la littérature, et qui a encore de beaux jours devant elle. La manière un peu triomphale, pseudo-scientifique dont ce terme d’intertextualité met en valeur les phénomènes tout naturels d’échos, d’emprunts, de correspondances entre les œuvres (que serait le Quichotte sans les romans de chevalerie, sans tout le reste de la littérature, dont ce roman est l’inexorable trou noir ?), cette manière aussi glaçante que pontifiante de chercher à inventer l’eau chaude m’a toujours semblé suspecte, comme grosso modo tout ce qui émane de cette période où l’on avait de réels espoir en la sainte Théorie.
  • Jean-Pierre Le Goff, Le Cachet de la poste, lecture éberluante dont je fais notamment état ici. Oui, éberluante. La berlue, mot ancien, me fait penser à Tintin et à ses formules puissamment désuètes, saperlipopette, mon pauvre Milou ! Et il y a quelque chose de cela, de cette désuétude justement, chez Le Goff, sa politesse raffinée, un peu duchampienne, qui respire jusqu’à l’onyx de ses ongles, et si je dis « onyx » c’est que je songe au ptyx mallarméen qui se trouve chez Rosset, mais aussi dans Les Chemins de l’image. Cet objet qui signifie le rien, l’aboli bibelot, qui me fait songer que le mot rien, justement, selon l’étymologie, renvoie à la chose, du latin rem (j’apprends ceci dans un documentaire sur Roger Munier, dont je lis justement La Voix de l’érable dans le tram en ce moment, ainsi que Contre l’image, que j’ai lu en un aller-retour sur la ligne A).
  • L’entretien de Renaud de Putter et de Guy Bordin avec Annie Le Brun dans le huitième cahier Raymond Roussel (Raymond Roussel en son temps) de la Revue des lettres modernes : « Roussel pourrait être un personnage qui n’existe pas. On ne le voit pas, beaucoup de gens ne le voient pas. Il n’intéresse pas grand monde, dans le fond… »
  • Robert Musil, L’Homme sans qualités, pour retrouver le beau passage suivant, où il est question d’une bibliothèque, passage célèbre cité dans le livre de Pascal, comme me l’a rappelé Maxence l’autre matin : « J’avais l’impression, je t’assure, d’être entré à l’intérieur d’un crâne. Il n’y avait rien autour de moi que des rayons avec leurs cellules de livres, partout des échelles pour monter, et sur les tables et le spupitres rien que des catalogues et des bibliographies, toute la quintessence du savoir, nille part un libre sensé, lisible, rien que des livres sur des livres : ça sentait diablement la matière grise… … Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, ques les titres et la table des matières. »
  • L’avant-dernier chapitre du Dylan Thomas de Paul Ferris, intitulé « Alcohol and Morphia » où se pose la question de la taille exacte des whiskies que DT s’est enfilé ce jour de 1953 à NY, s’agissait-il de mesures américaines? équivalentes au moins au double des singles britanniques. C’est, mine de rien, une vraie question.
  • J’ai repris ma lecture de Dublinesca plusieurs fois, entrecoupée qu’elle était d’autres choses dont je tâche ici de dresser l’inventaire. Je me dis qu’il y a une porosité naturelle entre les livres, Dublinesca en est une sorte de démonstration, il est vrai un peu fatigante. Un hyperroman comme Ulysses, le roman intertextuel par excellence, et l’intertextualité est une notion résolument commode, y est une sorte de toile de fond, tout comme ce roman se trouve, par exemple, à l’arrière-plan de La Vie mode d’emploi, d’Under the Volcano, de Rayuela, ou encore dans l’hilarant Dalkey Archive de Flann O’Brien, romans que Vila-Matas ne manque évidemment pas de recycler, et voici une très belle remarque, non seulement sur Joyce, mais sur ses compatriotes : « les écrivains irlandais sont les plus intelligents pour rendre leur vie monotone et trouver des merveilles dans l’ennui quotidien. … Comme si les Dublinois avaient le don de la littérature. » Et ma lecture de Dublinesca m’a fait ouvrir Paris ne finit jamais de Vila-Matas, roman commandé en ligne, qui se trouvait initialement sur les rayonnages de la Médiathèque Départementale du Var, mais dont la fiche verte glissée à la fin de l’ouvrage montre que celui-ci n’a jamais été emprunté, il y a toujours une sorte de pincement au cœur à imaginer un livre ainsi désherbé, mis sur le marché de l’occasion pour une hypothétique seconde vie ou première lecture, et je ne suis même pas sûr, au fond, de vouloir me plonger dans ce Vila-Matas-ci qui me semble encore plus autoréférencé que Dublinesca, ouvrage que j’avais acheté, je m’en souviens, alors même que j’envisageais de retourner à Dublin de sorte à effectuer une sorte de nostos joycien, chose que je n’ai pas faite, craignant que je ne reconnaisse pas cette ville, et qu’elle me reconnaisse, moi, encore moins (c’était dans une autre vie, mettons).
  • Andrew Lycett, Dylan Thomas. A New Life, toujours au sujet des 18 whiskies. Lycett ne dit rien à ce sujet, mais il signale que DT a rencontré Mario Praz à Rome en 1947.
  • Laurent Albarracin, Le Message réisophique. Je suis très heureux d’assister et de participer au travail de désoccultation, même partielle, de cette pensée : parue dans le n° LXVII du Bulletin du Collège de Réisophie, ma tentative de bibliographie réisophique, aussi complète que possible, est d’ailleurs signalée dans cette élégante plaquette. D’autres écrits pseudo-réisophiques pourraient émerger, suite à la divulgation de ma bibliographie, pour la contredire, l’invalider ou prétendument la compléter. Il faut l’accepter. Nous ne serons jamais maîtres de rien en matière réisophique. Ce d’autant que le remarquable travail d’exhumation de Laurent ne touche finalement, mes craintes étaient fondées dès le début, qu’au versant exotérique de la chose. Au-delà, c’est silence et coquecigrues. Là encore, il convient de l’accepter humblement.
  • Quelques nouvelles horrifiques de Dylan Thomas dont « The Horse’s Ha », « The Lemon », ou encore « The School for Witches ».
  • John Reed, Broadway la nuit, réédition toute récente chez Nada d’un ouvrage initialement paru chez cet excellent éditeur. Reed est un personnage qui mérite d’être mieux connu, et Nada s’emploie assez méthodiquement à cela depuis quelques années maintenant.
  • Mario Praz, La Chair, la mort et le diable, en quête de références à Dylan Thomas. Mais je pense qu’il convient plutôt de chercher dans La letteratura inglese dai romantici al novecento, chose qui sera faite sous peu.

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