« Je me suis senti un idiot complet quand je me suis rendu compte que c’était moi-même qui venais de jeter cette liasse sur mon siège… » Dans Paris ne finit jamais, ouvrage dont j’ai pris le parti de ne pas finir, ou d’in-finir la lecture, le narrateur, lequel partage davantage qu’un air de ressemblance avec Enrique Vila-Matas, tombe en arrêt sur des notes qu’il a rédigées, qui donneront lieu à « Paris ne finit jamais », conférence qu’il aura l’honneur de prononcer. J’aime beaucoup la formule « idiot complet », dans ce qu’elle a de pléonastique, de foncièrement idiot. Il y a chez Vila-Matas une idiotie qui consiste à faire que le narrateur ainsi se reconnaisse, lui, ses écrits, au début d’un livre portant le titre justement de ses écrits retrouvés ou momentanément oubliés (tiens, tiens) sur le siège d’un avion : comme si, pendant le laps que dure cet oubli, le narrateur s’était absenté, n’avait pas vraiment été lui-même.
L’omniprésent caméo de l’auteur jouant son propre rôle au sein de la fiction au fond pas si fictive est servi par une façon d’enrouler le récit sur lui-même, qui fait penser, bien sûr, aux Paludes de Gide. La sotie serait le genre littéraire propre à l’idiotie, et l’on convient aisément qu’un caméo ne supporte pas d’être placé trop longtemps sous les feux de la narration. Cela risque fort de tourner court, ou carrément à vide, de virer au truc, au procédé aussi lourdement prévisible et lassant que, disons, le personnage de Woody Allen dans ses propres films.
Un récit focalisé, donc, du point de vue de ce que l’on nomme, au cinéma, un caméo ? Et pourquoi pas ? Mais imaginons cela de manière vraiment radicale : Le Guépard conté du point de vue de Bendicò, le grand chien empaillé de Don Fabrizio; le Quichotte depuis celui de Rossinante; ou, plus drôle : le Murphy de Beckett raconté par son rocking-chair; la geste pathétique et sublime du Consul exposée par la bouteille de mescal; Ulysse narré par l’homme au macintoch (et cette possibilité est encouragée par le roman de Joyce selon Nabokov). Ou alors, superbement, une histoire de famille et de petite culotte souillée dont un idiot que l’on a châtré se souvient confusément un jour de Pâques (Faulkner, Le Bruit et la fureur, premier chapitre).
N’est-on jamais que complètement idiot? Peut-on l’être partiellement? à temps partiel? autrement qu’à temps plein? Je pense en vérité que l’idiotie engage la totalité de l’être, tout le temps, peu importent les circonstances. L’idiot est comme une chose. Il est l’inconditionné, dirait Heidegger. L’idiot, selon Clément Rosset, c’est le non dédoublable, l’unique (et sa propriété?). L’idiot c’est le replié, le pléonasme en personne.
Idiotie, pour moi, je crois, à m’obstiner dans la lecture de Vila-Matas. Je disais que je craignais de perdre mon temps à lire cet auteur — et c’était rudement présomptueux, peut-être [voir ici]. L’idiotie, la fort idiote façon dont, lisant Vila-Matas, je me plie en moi-même, réside ici dans la manière dont désir de lecture et désir d’écriture en viennent à coïncider (très belle remarque de Proust, dans Sur la lecture : « Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. »), comme si Vila-Matas s’ingéniait à emprunter par écrit des sentiers que je n’avais jusqu’ici frayés qu’en rêve, et il me plaisait beaucoup à rêver ainsi dans la galaxie du possible et de l’impossible. Nébuleuse, aussi bien, des livres ni faits ni à faire, à commencer par ce livre que j’évoquais l’autre jour avec mon ami Benjamin : un roman mettant en scène un écrivain arrêtant définitivement d’écrire.