Enrique Vila-Matas

Celui qui arrête d’écrire

Ce n’est pas courant, un écrivain qui arrête d’écrire. Je veux dire, un écrivain qui, ayant rencontré le succès, décrète après son seul et unique roman qu’il arrête. C’est assez, es ist genug. Il a tout dit. En admettant, bien sûr, qu’il soit possible de tout dire. Dans le cas tout théorique de mon écrivain, les bords intérieurs de la possibilité même du tout ont été atteints. Au-delà n’a pas de sens pour lui. Son livre ne peut connaître de suite, et n’en connaîtra pas.

Très vite, mon écrivain s’en est détourné de la chose littéraire. On ne l’y reprendra plus, a-t-il communiqué du fin fond de son village du Poitou via son éditeur, lors de la réception du prix Goncourt. Ce qui eut pour effet de piquer la curiosité du public, augmentant ainsi les ventes de l’unique roman.

Retiré dans son anonymat poitevin, l’auteur de l’unius libri nous procure des désirs vertigineux. Une aura de mystère l’enveloppe. On imagine cet auteur dans le ciel étrange des écrivains cachés. Il est de l’étoffe d’un Thomas Pynchon, estime Augustin Traquenard. À ceci près que, contrairement à l’exigeant auteur de Mason & Dixon, l’écrivain auquel je songe n’a commis qu’un seul livre, qui très vite s’est avéré être un best seller.

Je n’ai rien contre le Poitou. Mais il me semble approprié que cet écrivain idéal ne vive pas à Paris, ni ne publie son roman à succès dans une maison appartenant à un grand groupe. Cela lui accorde un surcroît de pureté, et ce changement de paradigme n’est évidemment pas sans en faire bisquer certains. C’en est d’autant plus romanesque.

La communauté Babelio a lu le roman, et l’on en dit, même, sur cette curieuse plateforme, le plus grand bien. Des influenceuses en parlent, un peu à la manière de poules ayant trouvé un couteau, mais elles sont conquises. La couverture du livre, encore que fort laide, n’est pas ratée, selon les standards actuels. Un côté kawaï plutôt rédhibitoire dans le graphisme, mais il s’agit aussi un peu d’un roman animalier après tout.

Le livre a reçu d’excellents articles dans Esprit, dans Critique, dans Europe bien entendu (où un chapitre inédit de l’opus avait paru en avant-première). Quelque chose de « novateur » a-t-on décrété, dans Le Point. Le terrible Juan Asensio, sur son Stalker, risque un parallèle il est vrai assez juste, avec l’auteur des Hauts-Quartiers. Télérama est passé à côté, mais Valeurs Actuelles a néanmoins produit un papier dithyrambique (s’ils savaient d’où parle le Poitevin…), ainsi que les critiques littéraires de Libération, du Monde et du Figaro.

Quelques critiques universitaires, toujours soucieux de se mettre à la page, se penchent déjà sur le sujet. Sur Fabula, on salue un « sens aigu de l’écocritique », appuyé notamment sur des lectures de Félix Guattari, alors que ce roman extraordinaire est avant tout, et paradoxalement sans doute, un roman de terroir. Exemple amusant de misreading idéologique, qui aurait fait sourire l’auteur du roman en question (s’il prenait la peine de lire ce qui s’écrit de son livre), le genre sinon l’intention des œuvres étant il est vrai susceptible de changer en fonction de l’air du temps. Laélia Véron ne fait pas exception : elle a été immédiatement bluffée par la généreuse virtuosité de ce roman, duquel elle pioche quelques prouesses linguistiques pour illustrer sa chronique sur France Inter. Pacôme Thiellement a consacré une vidéo très instructive à l’influence de Philip K. Dick sur le fabuleux romancier de l’unique. Elle a généré plus de 300 000 vues, en une seule matinée sur Youtube. Guillaume Contré, dans Le Matricule des anges, consacre une double page au roman, qu’il ne manque pas de comparer aux Détectives sauvages de Bolaño, parallèle porteur que reprendra un critique peu inspiré de La Croix. Mathieu Jung, dans un article élogieux intitulé « Celui qui arrête d’écrire », râle dans son coin : l’éditeur ne lui a pas fait parvenir d’exemplaire en service de presse du fameux roman, mais le lecteur compulsif s’est empressé de combler son retard, ne serait-ce, dans un premier temps, que pour contredire Thiellement dont le jugement lui semblait par trop enthousiaste. Jung n’aura pas été long à abonder dans le sens du barbu sympathique (en émettant tout de même quelques réserves quant au gnosticisme prétendu du roman en question), estimant que nous tenions là, enfin, un roman que même la plus mélancolique des gauches pourrait se mettre à lire sans bouder son plaisir, rebondissant ainsi sur une question que se posait Nathalie Quintane dans Les Années 10. L’engouement est unanime.

Le Corps du Roi, c’est lui. Ce qu’il souhaite maintenant, c’est qu’on lui fiche une paix royale. C’est bien la moindre des choses. Ataraxie. Le succès foudroyant de son roman l’a durablement mis à l’abri du besoin, et même du travail. Heureux homme. Mais quant à renouveler l’exploit, c’est niet. Cet écrivain a écrit à la seule fin d’arrêter d’écrire. Qu’on en prenne de la graine.

Le « bon qu’à ça » de Beckett, il n’y a jamais cru. Dangereuse fadaise. Le grand Sam passait son temps à finir, à ahaner dans une interminable fin. Ce n’est pas sérieux.

Non, simplement, mon écrivain idéal, l’idéal auteur d’un seul roman, a décidé, et ce, avant même de commencer, d’arrêter. C’est ainsi qu’il mit le mot « fin » à la fin de son roman, en apposant le vrai fin mot au bout d’une œuvre livrée telle quelle, sans bavures ni fioritures. Le « bon qu’à ça » se traduit chez lui par un « plus jamais ça ». Je n’ai été bon qu’à ça. Ce roman-ci, et c’est tout.

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