
Les Cinq cents millions de la Bégum (Jules Verne)
Lire une photographie, lire une image ou un paysage, à la fois métaphore et abus de langage. Abus de langage en cela qu’on a sans doute trop misé sur l’explication linguistique du monde. Métaphore en cela que le processus de déchiffrement peut nous sembler analogue à celui du regard (cf. Hans Blumenberg, La Lisibilité du monde).
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Jarry : « LISEZ avec persévérance de tous vos yeux, voire du plus secret. »
Saussure : « C’est le point de vue qui crée l’objet. »
Duchamp : « Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux. »
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La lecture, au sens de compréhension, compréhension comprise comme « prendre ensemble », revient à rassembler du sens, reconstruire une image du monde épars. Ce d’autant que, comme le précise Susan Sontag, « l’appareil photo atomise la réalité, permet de la manipuler et l’opacifie. »
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Étudiants qui, pendant le cours sur Perec et Joyce, prennent en photo du texte, une citation assez longue de Penser/Classer vidéo-projetée au-dessus de ta tête. Tu leur demandes, Allez-vous lire ou regarder cette photographie? C’est une vraie question de ta part. Une de celle qui n’accepte pas une réponse, qui est tout entière maintenue dans le « ou ».
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Lire l’image et regarder le texte. Images de lecture, comme il est des images de pensée.
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Blanchot : « Telle est l’essence de la lecture, du Oui léger qui, bien plus que la sombre lutte du créateur avec le chaos où il cherche à disparaître pour s’en rendre maître, évoque la part divine de la création. » (L’Espace littéraire).
Sontag : « Toute possibilité de comprendre s’enracine dans la capacité de dire non. » (Sur la photographie).
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Blumenberg qui estimait que la métaphore est la chambre noire du concept justifiait sa science de la métaphore par une métaphore.
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Godard, exemplairement (mais exemple à ne pas suivre, JLG a fait sauter le pont derrière lui), dans Histoire(s) du cinéma, donne à voir des citations peut-être plus qu’elles ne sont là pour êtres lues.
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Lire et voir, verbes consubstantiels, auxquels s’ajoute celui de penser. À quoi pense-t-on lorsqu’on lit? Consubstantiels, au sens théologique, où l’union des substances trinitaires, leur compréhension prise comme « prendre ensemble » forment un mystère, une énigme. Sont-ce d’ailleurs des substances?
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Inéluctable modalité du visible — et du lisible aussi bien. Stephen, sur la plage de Sandymount, formule l’éternelle question.
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Une sorte de mantique, de divination. Lire les lignes de la main, celles du texte perçu comme poème.
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Francis Bacon ne contemplait pas l’art dans sa crudité phénoménale. Il préférait lorsque les tableaux étaient exposés derrière des vitres.
Dans Michel Strogoff, les larmes du fils protègent sa vue (et l’intrigue du roman) au moment où, voyant sa mère pour la dernière fois, Michel pâtit du châtiment de la lame chauffée à blanc passant devant ses yeux. Regarde de tous tes yeux, regarde.
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J’emprunte le terme de « lisuel » à David Gullentops, pour tout ce que ce néologisme peut suggérer. Il est, chez Verne, beaucoup de dispositifs lisuels.

Vingt mille lieues sous les mers, illustration de Neuville
Réflexion sans fin entre lire et voir de part et d’autre de la vitre du Nautilus.
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On dit (et ça t’est déjà arrivé), mais on ne comprend pas alors bien ce qu’on dit, Lire une image. Bien entendu, cela implique la supériorité de la lecture sur le domaine strictement visuel. Naïveté surplombante, écrasante de pareil propos, proféré dans un désir herméneutique rarement mené bien loin. Parce qu’au fond, l’image est faite pour résister à ce type d’effraction.
On regarde plus rarement un texte. Beaucoup d’œuvres, y compris littéraires, réclament notre regard. Il y a les Calligrammes, le Coup de dés ou encore les poèmes de Pierre Reverdy, ceux de Plupart du temps. Les poèmes d’ee cummings également. Et tant d’autres.
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Quelque chose d’important a lieu lorsque Pound découvre Fenollosa et qu’il élabore sa conception idéogrammatique de l’image. Oui, les Cantos sont un livre à regarder, mais non d’un oui léger, d’un oui qui clignerait dans le non.
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« Per speculum et in aenigmate. » (1 Cor. 13:12).
« Attendez que je chausse mes lunettes. Ha, ha. Bien & beau s’en va Quaresme, je vous voy. » (Rabelais, prologue du Quart livre).
« Wipe your glosses with what you know. » (Joyce, Finnegans Wake (304n3). Nettoie tes gloses-lunettes avec ce que tu sais. Torche-toi de ton savoir. Lecture merdiée plutôt que médiatisée par une vitre, ou par le savoir.
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Prendre le Logos par la bande, puisqu’on ne peut raisonnablement pas s’en passer (on n’y verrai plus rien).