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Rêverie alphabétique, 4/n

Barthes disait souffrir d’une maladie qui lui faisait « voir » le langage. Cela se trouve dans Roland Barthes par Roland Barthes, qui est un idéal herbier alphabétique. Voir le langage, ce n’est pas la même chose que de voir les mots. Chez Barthes, on est bien d’accord, c’est d’une structuralite aiguë dont il s’agit. Je parle, quant à moi, d’une pathologie plus bénigne.

Il est en effet assez commun de voir les mots, de ressentir quelque chose avec eux, par eux, par quelque chose qui peut s’apparenter à leur matérialité. Rêver l’alphabet est autre chose (et ne dérangeons pas Rimbaud pour si peu). Cela est comparable, je crois, à cette maladie curieuse qui consiste à voir le langage. Non pas une énième forme de synesthésie, mais la croyance toute bête que le monde se présente à nous sous la forme d’une vaste anagramme.

Voir le langage, ou, inversement, déchiffrer le monde.

Très beau texte de Jean Tardieu, dans La Part de l’ombre. J’y ai repensé tandis que je donnais un coup de peinture noire à la grille de mon balcon, pensant alors aussi au tableau de Bonnard, ou bien est-ce de Caillebotte? où l’on voit une grille de balcon au premier plan, oui c’est de Caillebotte. Mais voici les deux premiers paragraphes de « Grilles et balcons » de Tardieu :

J’ai souvent contemplé avec angoisse, dans les rues anciennes de Paris, plus d’une étrange façade sans voix; mais toujours comme autant de réponses, mes yeux rencontraient, aux fenêtres, maints vieux balcons de fer forgé où résiste et résonne à mille pluies l’antique volonté de tracer des signes.

Brusquement, pour moi seul, ces trésors perdus, ces lingots noirs remontaient au jour à travers l’amoncellement glauque des années; comme eux, par notre dialogue muet, j’étais sauvé, car la peur des mélanges indistincts, des masses ensevelies m’attire vers ces écheveaux débrouillés et la peur des fluides vers ces appuis sonores.

Il s’agit ici de signes plus encore que de lettres. Mais la rêverie d’alphabet ne s’arrête pas à l’alphabet, qui plus est latin.

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Les Français que nous qualifions par ici de « de l’intérieur » ironisent sur les noms réputés imprononçables de nos villages. Ils disent y découvrir des codes wifi. Ils sont bien en-deçà de la vérité. Nos toponymes baroques correspondent à la signature de la Création divine, cette trace laissée à déchiffrer par Dieu après qu’il se soit, comme on le comprend, carapaté de cette région certes assez opulente mais méchamment fruste aux entournures. Je me suis d’ailleurs laissé dire que c’est quelque part entre Handschuheim et Breuschwickersheim que Jakob Boehme aurait médité son De Signatura Rerum.

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Est-ce que Jules Hermann rêve à l’alphabet du Grand Océan ? Question subsidiaire : quel alphabet au juste préside à Petrusmok ?

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Hormis quelques incursions littéraires en grec, ou encore dans le chinois de Pound, j’ai assez peu voyagé dans des alphabets autres que l’alphabet latin. Je me suis aperçu, ce matin, en auto, que je n’ai jamais voyagé dans des endroits où le nom des villes et des villages n’était pas indiqué selon l’alphabet latin. Mon expérience alphabético-signalétique la plus extrême, proprement déroutante, je l’ai eue dans la campagne irlandaise, où les noms des bleds s’offrent sur les panneaux selon leur orthographe si particulière, doublés de leur équivalent en alphabet gaélique. À Palerme, dans certains quartiers, on peut lire le nom des rues en alphabets romain, arabe et hébreu.

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Sur l’art de ranger ses livres, Roberto Calasso complète le texte fameux de Perec dans « Come ordinare una biblioteca », article assez long initialement paru chez Adelphi en 20018.

S’imposant inévitablement dans certains cas, l’ordre alphabétique deviendrait mortellement préjudiciable si on l’appliquait à tous les domaines. Il est quelques livres — consacrés aux champignons, aux plantes en Cornouailles, aux plus belles parties d’échecs, parmi d’innombrables exemples — dont on se souvient du contenu, mais dont on oublie souvent le nom de l’auteur. Les insérer dans un ordre alphabétique global équivaudrait à les perdre de vue. Il est préférable de rassembler les contenus similaires sous forme de petits atolls, auxquels adhèrent les livres, comme des coquillages à leur rocher. Il existe également des atomes crochus [en français dans le texte] entre les ouvrages. Il s’agit simplement de les découvrir.

Come ordinare una biblioteca est un recueil d’articles qui dépasse la seule rêverie alphabétique. J’en ai proposé ici la libre traduction d’un passage seulement, mais ce petit livre peut servir de viatique à travers nombre de bibliothèques réelles ou imaginaires.

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