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Soigner ses amphibologies

La figure de l’amphibologie me hante. Furetière y voit un « vice du discours ». Elle est absente chez Fontanier. Littré en donne cette définition : « Arrangement des mots d’où résulte un sens douteux. » C’est vague.

Bien écrire pourrait n’être au fond que contrôler ses amphibologies. Ou tout du moins les assumer.

Dans le grand Robert analogique de la langue française, que j’apprécie tout particulièrement, on a : « Double sens résultant de l’arrangement des mots dans une phrase. » La définition est illustrée par une citation du Discours aux nuages de Georges Duhamel : « Presque toutes les parties du discours peuvent, dans une bouche malhabile, devenir l’occasion d’équivoques et d’amphibologies. » Cela est très juste, mais ne nous informe pas réellement sur la forme amphibologique.

Je découvris l’amphibologie à une époque où je me saturais de manuels et de traités touchant aux langues, à la linguistique. Je suis, il est vrai, un enfant mal sevré du structuralisme. Rien ne me faisait peur : je lisais les ouvrages du Groupe μ, et tout ce qui me tombait sous la main en matière de théorie. Plus les choses allaient loin (quitte à partir en roue libre) en vue de cerner le phénomène de la langue, et davantage encore celui de l’écriture, qui plus est de l’écriture poétique, plus cela était susceptible de me plaire.

Découpage du discours, degré zéro, métaplasmes, métataxes, métasémèmes, hyperisotopie, à quoi s’ajoutaient les concepts souvent navrants et spécieux de la narratologie — c’était une jouissance, mais dans le mauvais infini. Je ne regrette pas le détour : je reconnais avoir rencontré non seulement du jargon ou du métalangage, mais aussi quelquefois de la pensée.

L’amphibologie, j’allais le découvrir plus tard, est étudiée par Kant, dans Critique de la raison pure. Cela nous emporte bien ailleurs, encore que le mécanisme soit le même. Rester maître de ses amphibologies, au plan stylistique ou grammatical, revient en effet à tenir ses concepts, à faire en sorte que la pensée ne se présente pas comme une simple flaque.

Je crois me souvenir que le terme d’amphibologie figure dans une grammaire un peu vieillotte, encore que je la trouve assez claire, concoctée par un s.j., laquelle avait, dès le titre, tout pour en effet vieillir prématurément : Grammaire française pour notre temps, par le Père Ernest Richer, aux éditions Desclée de Brouwer, 1965. Dans le chapitre consacré aux rapports syntaxiques, il est donné, par ce jésuite, l’exemple du titre du film français La Bonne Soupe (1963), où l’on ne sait s’il s’agit d’une bonne (d’une servante) qui soupe (mange de la soupe), ou d’une soupe goûteuse. Le titre La Bonne Soupe constitue un idéal exemple d’amphibologie, mais je ne retrouve pas le terme d’amphibologie dans cette Grammaire française pour notre temps que je viens de parcourir.

Ce bon père nous apprend également l’existence d’un « pléonasme grammatical obligatoire ». Formule non dénuée de sel, qui décrit un phénomène assez peu spectaculaire. Ainsi, l’énoncé « Mon frère n’a pas de chatte. » constitue, selon Ernest Richer, s.j., un pléonasme grammatical obligatoire. On ira voir, à la page 198, ce que le Père Ernest Richer entend par pléonasme grammatical obligatoire. Tout le monde, bien sûr, aura relevé une ambiguïté grossière dans l’exemple ci-dessus, laquelle ne relève pas de l’amphibologie grammaticale, mais plutôt du double sens, à cheval sur deux registres, en l’occurrence celui vocable « chatte ».

Un rapide examen de Rhétorique générale et de Rhétorique de la poésie (Groupe μ), ne me permet pas de trouver le terme d’amphibologie. Peut-être qu’il y est. Mais l’exemple de « la bonne soupe » est au fond parfaitement clair. Il se passe de définition formelle. L’ambiguïté naît de la nature de « bonne » (adjectif ou substantif) et de « soupe » (substantif ou verbe).

Une autre amphibologie de type grammatical : « Je suis marié avec des enfants ». Une amphibologie en anglais, ce coup ci : « Chaplin shot The Kid in 1921″ (cinéaste)/ « Chaplin shot the kid in 1921 » (infanticide). Elle joue ici sur le double-sens du verbe « to shoot », et sur la convention typographique relative aux titres des œuvres. Une autre amphibologie grammaticale a été relevée par Jacques Derrida à partir de The Secret Sharer, le titre de la nouvelle de Joseph Conrad. Secret a-t-il valeur d’adjectif? de substantif? Cela change tout. Bien sûr, l’amphibologie perd son ambiguïté en contexte, ou en traduction : Le Compagnon secret.

L’amphibologie particulièrement retorse est celle qui peut néanmoins se maintenir dans son contexte, et à laquelle on n’a pas pensé. Tout se passe comme si l’inconscient du texte nous jouait des tours (en réalité, on ne contrôle pas son style). Ainsi, la chatte de mon frère, que le bon père jésuite n’avait sans doute pas vue.

Je trouve néanmoins cette définition du terme dans le Gradus, et elle me plaît : « ambiguïté d’origine grammaticale (morphologique ou syntaxique) ».

Barthes, dans la rubrique « Amphibologies » de son Roland Barthes par Roland Barthes, dit qu’il « jouit sémantiquement » et simultanément de tous les termes de l’amphibologie. S’il s’intéresse davantage aux mots à double sens (comme avec l’exemple de « la chatte de mon frère »), il ne manque pas d’évoquer les « délires auditifs de Flaubert (en proie à ses ‘fautes’ de style) et de Saussure (obsédé par l’écoute anagrammatique des vers anciens) ».

L’amphibologie, telle qu’elle me hante, est surtout celle de Flaubert et du Saussure des anagrammes. Encore que je sois aussi sensible à la bifurcation sémantique. Elle est très présente dans les œuvres à Procédé chez Roussel, qui n’est pas le dernier à se laisser aller aux anagrammes façon Saussure, lorsqu’il dit faire « évoluer » son Procédé.

Soigner ses amphibologies me semble primordial, or celles-ci ont quelque chose d’incontrôlable. Elles nous échappent, on aura beau se relire. Fautes de style, oui.

L’amphibologie semble générale dans Finnegans Wake, et voulue par Joyce. La question est de savoir jusqu’où il contrôlait ce phénomène. La différence entre une totalité (quand bien même celle d’une sémiose infinie) et le grand n’importe quoi est à mes yeux cruciale.

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