
There are more things in Heaven and Earth, Horatio, than are dreamt of in your philosophy. Un barbier sicilien, c’est bien connu, en sait plus qu’on n’en saura jamais par les livres, bien davantage que la police ou les autorités, lesquelles, le plus souvent, ne peuvent que s’incliner face à un impératif d’inconnaissance et d’opacité. Cela, tu le constates à chaque fois que tu te rends dans le salon de Salvatore, connu de tout Palerme.
Salvo s’enorgueillit d’avoir rasé, oh ! il était tout jeune encore, un matin Leonardo Sciascia et, l’après-midi du même jour, Al Pacino que le tournage du troisième volet du Parrain avait amené à Palerme. Derrière toi, le vieux Gianfranco lève le nez de son journal en suggérant à Salvo d’arrêter ses boniments que tout le monde a déjà entendus sept-cent quarante fois par ici.
Au nombre des légendes dont fourmille la bonne ville de Palerme, figure celle du baron di Stefano, qui aurait vécu, précise Salvo, cinquante ans au deuxième étage du Grande Albergo et des Palmes, presque sans jamais quitter sa suite. On dit qu’il avait tué un jeune homme, l’abattant froidement d’un coup de fusil dans le dos, un jour qu’il était parti chasser le faisan. D’autres avancent qu’il avait massacré le gamin à coups de pieds, le piétinant de rage. Les versions divergent selon le quartier de la ville où l’on vous raconte cette histoire.
Le gang de Castelvetrano avait le baron dans le collimateur. Sans doute n’était-ce pas un hasard, mais le gamin leur était lié. Et, à coups de tatane ou de fusil (peut-être les deux), l’erreur du baron fut de s’occuper si ignominieusement de lui, au prétexte que le gosse avait volé des fruits sur sa propriété. Des amandes, dit-on.
Dès lors, le baron devint recluso. On dit que pour le punir de son acte odieux, la mafia le cantonna dans cet hôtel qu’il n’aurait le droit de quitter qu’une fois par an. Suprême raffinement sicilien : uniquement pour le jour des morts.
Salvo y va de son affabulation propre, creuse la parole du mythe, l’infléchit selon l’humeur, en évoquant, par exemple, l’allure et certaines particularités du baron. Un homme d’affaires suisse qui venait se faire tailler la barbe chez Salvo et qui avait pour habitude de descendre au Grande Albergo lui en avait parlé — di Stefano était amateur du bloody Mary, pourvu qu’il fût servi avec doppia dose de vodka, cocktail dont il faisait grande consommation au bar de l’hôtel.
Double dose ou non, leur caractère invérifiable donne leur sel et, à mieux dire, leur puissance de rêve aux histoires du barbier de la via Pignatelli Aragona. Les Doors passent à la radio (comment pourrais-tu inventer cela ?), tandis que Salvo s’occupe d’appliquer une mousse épaisse, onctueuse sur ta barbe.
Aujourd’hui, l’intarissable barbier te parle de Mauro de Mauro, journaliste politiquement très versatile, dont la disparition en 1970 se nimbe, aujourd’hui encore, d’un mystère au moins aussi dense que la mousse qui recouvre le rasoir de Salvo lorsque la lame passe juste en dessous de ton menton.
I found an island in your arms
Country in your eyes
Ce que Salvo ignore ou feint d’ignorer, c’est que Mauro de Mauro fut le premier à s’intéresser aux circonstances de la mort de Raymond Roussel, là encore au deuxième étage du fameux hôtel posé comme un curieux mausolée au cœur de Palerme.
Arms that chain us
Eyes that lie
Break on through to the other side
Si tu avais risqué la main — mais pourquoi aurais-tu fait cela ? — en direction de la glace de la barberia de Salvo, tu te serais aperçu que, tes doigts étant passés au travers, tu aurais pu basculer tout entier par le miroir. Mais il est trop tard, tes déambulations passablement hallucinées t’ont mené ailleurs, tu es loin déjà.
Tu as manqué une bonne occasion de passer de l’autre côté, toi, hanté que tu es par les tropiques et les paradoxes des antipodes, toi qui cherches inlassablement des passages d’un monde à l’autre. Huxley parlait, dans un célèbre opuscule que l’on lit à l’adolescence pour l’oublier presque aussitôt, d’une porte dans le mur qu’il faut avoir la force, l’audace et le courage d’ouvrir. Tu saisis mieux, aujourd’hui, qu’avec ou sans drogues, cela ne change rien à l’affaire. L’enjeu est plus profond.
*
Tu es face à la centrale stazione, les autos et les vespas filent en tous sens sous un abominable cagnard. Tes joues fraîchement rasées, fragrantes des soins que leur a conféré l’inestimable Salvo contribuent sans aucun doute au Satori. Car c’est de cela dont il est question, d’une forme incontestable de révélation.
Depuis le temps qu’elle infuse dans ta rêverie, la belle formule de ce philosophe tellement curieux, Ignaz Paul Vital Troxler, remonte en toi : « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci. » Voici cette vérité confirmée, mise en sensations, l’espace d’un instant vertigineux devant la gare centrale de Palerme. Sogol n’est pas loin.
Il aurait fallu plonger dans le miroir de Salvo, pour réellement mettre cette maxime en pratique. Kafka disait quelque chose comme cela, avant de s’engager lui-même dans la fiction. Mais, prévenait-il, c’était au risque de se dilacérer le visage, et tu as bien fait de ne pas traverser la glace, te contentant de te faire raser de près. Tu te tiens, face à la stazione, au bord de la fiction, de la finzione centrale. Cette fiction centrale qui est un autre nom pour le Grand Rêve.