
Boris Vian faisait paraître en 1953 un article intitulé « Un robot-poète ne nous fait pas peur ». Il est plaisant à lire mais je ne saurais dire si son écriture est guidée par l’outrecuidance ou la naïveté. Morceaux choisis :
Le possible d’un robot est immense.
Vous voyez à quoi tout cela mène. Et vous vous sentez inquiet.
Il y a de quoi. Pour nous tirer de là, il importe de donner à ce que nous écrivons un sens extrêmement précis; car sur le terrain du vague, de l’insolite, du vaporeux, de l’abscons et du rêveur, le robot nous battra à tout coup. Lui, en effet, n’aura aucune des mauvaises raisons que nous impose notre passé de choisir tel ou tel vocable. Lui sera vraiment libre, alors que s’il vient sous notre plume automatique une structure vachement originale, c’est peut-être bien que nous aurons fréquenté Mallarmé ou Jarry, de façon trop intime. Lui épuisera les combinaisons en deux temps et trois mouvements et nous délivrera des textes sans syntaxe, dont il assurera seul la confection.
[…]
Quand le monde sera plein de robots, quoi de plus facile que d’en inventer un doté, par construction, de la haine de son espèce? Alors tous transformés en Nérons aux mains blanches, nous jouerons de la lyre avec une ficelle et une boîte de conserves en regardant flamber à nos pieds les hangars où les robots se tordront dans les braises comme de présomptueuses fourmis, aux accents majestueux d’une chanson composée par un jongleur prodige de deux ans élevé dans les pattes d’une tigresse à l’abri du monde civilisé.
Comme le signale Noël Arnaud dans l’édition de Je voudrais pas crever parue au Livre de poche où figure ce texte, Vian avait également écrit, quelques années auparavant, une nouvelle intitulée Le Danger des classiques, où il est question d’un robot récitant l’impeccable poésie de Paul Géraldy. Je viens de relire cette histoire, et il y est dit à peu de chose près ce que l’on entend encore quelquefois de la part de quelques pleutres ahuris au sujet de l’IA aujourd’hui :
Le point commun à toutes ces machines, c’est qu’elles n’opèrent que sur les données fournies à leur opérateurs internes par les usagers. Une machine à qui l’on ne pose pas un problème défini reste incapable d’initiative.
C’est, à l’évidence, de moins en moins vrai. Notre orgueil prométhéen est en revanche incontestable. Fierté pour le moins déplacée, comme nous l’enseigne Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme.
Au prisme de notre époque formidable, Le Danger des classiques et « Un Robot-poète ne nous fait pas peur » témoignent d’une condescendance inouïe vis-à-vis de la machine. La forme du robot a changé, de même que les guerres d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir, au plan technique, avec celles du siècle passé.
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Je m’entends encore ricaner, il y a quelques années, des prouesses fort limitées de la machine en matière de traduction. Aujourd’hui, on est en bon droit de suspecter que des traductions automatiques ou très largement assistées paraissent quotidiennement. Aux cadences et aux tarifs pratiqués, le traducteur professionnel, qui est devenu un simple préposé aux machines, a en effet de plus en plus de mal à se passer de celles-ci.
Quant à l’éthique du traduire, il y a fort à parier qu’elle ne préoccupera plus grand-monde d’ici peu. (Pensant bien faire, un collaborateur italien m’envoie par mail un article de lui consacré à la poésie, traduit par la machine.) Il ne peut en effet pas y avoir de frein éthique quant à cette pratique — l’éthique n’étant, par définition, en rien un frein, mais une visée. Le fait de songer à une quelconque dimension éthique est d’ailleurs proprement saugrenu quand il est question d’IA et de capitalisme tardif.
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Suggérer à un bibliothécaire de mettre des livres dans une salle inoccupée de la très grande bibliothèque universitaire d’une petite ville de province qui n’est tout de même pas tout-à-fait le trou du cul du monde, est désormais perçu par lui comme de l’ironie.
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Installé à la terrasse d’un café, je griffonne des choses dans un carnet. J’espère tout de même ne pas trop avoir l’air mi-ahuri mi-suffisant d’un personnage de Jean Eustache s’adonnant à la même activité, désormais d’un autre temps ou réservée à quelques privilégiés souvent par ailleurs nantis du dernier MacBook Air (ce n’est pas que du vent). Cela rend curieux un monsieur d’une cinquantaine d’années, un vacancier installé à la table à côté de la mienne. Il me dit qu’il n’a plus vu depuis fort longtemps autant d’écriture manuscrite. Il demande à feuilleter mon carnet, visiblement ému.
Je me demande parfois où j’ai garé ma DeLorean. De toute manière on ne peut plus stationner nulle part en ville.
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Il est 13 heures 44. J’écris, installé à mon ordinateur depuis 8 heures du matin environ. Je reprends des notes prises dans des carnets, je retouche un texte prévu à paraître en format « papier ». Avant cela, il circulera par mail, et des fragments d’icelui travail sont déjà disséminés par différents biais numériques auprès d’amis.
L’essentiel de mes interactions de ce jour (amis, collègues, administration fiscale) a été interfacé par la machine, à l’exception du chaleureux échange ce matin avec mon garagiste en bas de chez moi. Il a un peu raillé ma vaillante auto rouge et rouille : elle qui a presque effectué la distance kilométrique de la terre à la lune ressemble il est vrai au bateau de Thésée dont toutes les pièces ont été changées. Il attige : c’est lui pourtant qui me l’a fourguée cette presqu’épave, contre mon épave totale d’avant (elle était de couleur blanche et de kilométrage moindre). Il y a aussi eu un rapide bonjour échangé avec le facteur, il était rudement pressé, avait gardé sa coque dessus sa tête qui lui protégeait le cranium (un facteur 2.0 à vélo), qui a déposé dans ma boîte aux lettres une carte postale que des amis m’ont fait parvenir où figure une affiche du Guépard. Je me suis empressé de prendre une photo de cette missive d’un autre temps, pour l’envoyer à ce couple d’amis, tout en les remerciant, chacun, de leur attention via WhatsApp.
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Un professeur de lycée en face de qui je me trouve assis lors d’un dîner manipule ma petite étude consacrée aux Doors qu’on a cru bon, pour m’humilier peut-être, de lui montrer. Ce brave type me donne l’impression d’un poisson encombré d’une pomme. Il scanne la couverture pour qu’internet lui donne un avis sur le livre. Je lui dis gentiment que s’il a des questions, il peut m’en poser également.
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Lassé de lui demander, par ironie, des résumés des romans de Philip K. Dick (ironie, en cela que je me fais alors l’impression de lui faire réviser ses tables de multiplication), j’interrogeais ce matin mon IA de poche : « Si tu étais le diable, comment t’y prendrais-tu pour annihiler l’espèce humaine? » Elle me répondit, tout à trac :
- Manipulation des ressources : Je pourrais commencer par manipuler les ressources naturelles de la planète, en provoquant des pénuries d’eau, de nourriture et d’énergie. Cela créerait des tensions et des conflits entre les nations et les communautés.
- Déstabilisation des écosystèmes : Je pourrais ensuite déstabiliser les écosystèmes de la planète, en provoquant des catastrophes naturelles, des changements climatiques et des extinctions d’espèces. Cela aurait un impact dévastateur sur l’environnement et la biodiversité.
- Guerres et conflits : Je pourrais également encourager les guerres et les conflits entre les nations et les groupes, en exploitant les différences idéologiques, religieuses et culturelles. Cela créerait un climat de peur, de haine et de violence.
- Dépendance aux technologies : Je pourrais également créer une dépendance croissante aux technologies, en les rendant de plus en plus indispensables à la vie quotidienne. Cela rendrait les humains vulnérables aux pannes et aux cyberattaques.
- Perte de sens et de valeurs : Enfin, je pourrais encourager la perte de sens et de valeurs, en promouvant la consommation, la superficialité et l’individualisme. Cela créerait un vide spirituel et une crise d’identité.
Je lui demandais ensuite de détailler chacun de ces points. Elle savait quelquefois se montrer aussi perfide que Jacques Attali et Christine Kelly réunis.
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Un jour on dira de ma série de carnets débutée le soir de l’élection de François Hollande (qu’on n’aille pas chercher de signification à cette date) qu’elle constitue une sorte de curiosité, témoignant d’une activité suspecte peut-être.
Il est plus vraisemblable qu’il ne se passera rien. Je me déciderai tout simplement à jeter mes carnets, qui prendront trop de place dans les 10 mètres carrés d’une cellule dont je disposerai au premier étage d’une de ces résidences de rééducation aux franges de la ville où plus aucun tramway n’ira plus depuis que tous les transports publics des États-Unis d’Europe de l’Ouest auront été privatisés (peu après le mandat-éclair d’un Alain Damasio franchement vieillissant au poste de ministre de l’énergie atomique), quartiers réservés aux détraqués technophobes et autres excentriques qui s’obstinent coûte que coûte à penser par eux-mêmes, où par mansuétude administrative on m’aura parqué, avec pour seule lecture Ulysses de Joyce. Et je ne me plaindrai pas.
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Un ami me lit des poèmes, à partir de son téléphone de poche. Des parodies de Roberto Juarroz générées par un très basique ChatGPT. Elles sont au fond aussi bonnes, ni pires ni meilleures, que du Juarroz.
Poesia = poesia, oui.
Mais quels sont les critères en poésie ? Qui peut prouver que Cécile Coulon n’est pas, depuis le début, un robot, une version bêta de l’IA ?
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« Après tout, un robot ne peut-il pas produire de la bonne poésie ? Si ça leur plaît, aux gens, de lire des choses produites par une IA, laisse-les lire. Tu es trop dans le jugement. » Le relativisme qu’on a cultivé et encouragé aux prétextes de la tolérance et d’une émancipation douteuse ne rend décidément pas service aux humains-poètes, et leur mènera la vie plus dure encore.
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Il y a des jours, je ne dirais pas la plupart, car je lasse même les robots, où ce blogue est visité par davantage de bots que de lecteurs humains.
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Dans un avenir plus proche que lointain, on inventera un label bio réservé à la poésie, qui récompensera la biocréativité humaine (sic). On aura moins de scrupules encore à le contourner que le label bio appliqué aujourd’hui à la nourriture.
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Vous lisez peut-être un article entièrement rédigé par une IA, à laquelle Mathieu a demandé :
Écris un article à ma manière drôle et un peu amère que d’aucuns assimilent parfois à de la noirceur, qui aura pour thématique la fin de la traduction effectuée par des humains ainsi que celle de la poésie écrite là encore par des êtres humains, en mentionnant Boris Vian (cite-le longuement), Cécile Coulon (elle, pas besoin de la citer) et Günther Anders. Ajoute également des éléments qui suggèrent la fin du livre et des bibliothèques. Joue la rengaine du « c’était mieux avant », ronchonne mais sans en faire trop. Ironise sur l’état de ma vieille voiture rouge. Laisse planer un peu d’ambiguïté sur la nature artificielle de ton intelligence (ne me fais pas passer pour un abruti). Un passage aux accents dystopiques irait bien également, où je me verrais relégué dans une sorte d’hospice, à gagater sur de la littérature du siècle dernier, Joyce par exemple. Ajoute un passage où tu diras que cet article a été entièrement rédigé par une IA, à ma demande.
Peut-être.