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Ivar à Palerme

Bleu écarlate

Avisant la couverture des filles bleues d’Ivar Ch’Vavar, mon ami Vincent, que les livres n’intéressent guère (euphémisme), établit un rapport de sens surprenant entre ce livre et une autre « fille bleue », à savoir l’Annunciata d’Antonello. « Tu sais, la fille en bleu que tu vas voir en Sicile. »

Le bleu est évidemment la couleur de la Vierge Marie. Or, le bleu est une couleur pour le moins ambiguë. Michel Pastoureau remarque que le bleu est devenu une sorte de couleur uniforme, universelle, à travers le bleu de travail et surtout le blue jeans. Je pense pour ma part que le bleu a pris une connotation non seulement universelle (la terre étant bleue comme une orange, c’est bien connu), mais a viré au camaïeu guère nuancé des habits du conglomérat  politique droite-centre-droite-extrême-droite. Sans doute parce que le bleu a quelque chose de neutre, qui passe bien, qui rassure par son universalité, quand bien même celle-ci se révèle implacable. Puisqu’il est la couleur au monde la mieux partagée, il convient politiquement de s’en emparer, de s’en vêtir.

Un enfant nazi en culottes courtes à la fin du Bleu du ciel brandit un bâton comparé à un pénis de singe. Comment ne pas songer au bleu de Prusse, dont parle Benjamín Labatut [voir ici] dans Lumières aveugles ?

L’adjectif « blue » peut renvoyer au chagrin. Le diable bleu du blues. « Because the sky is blue it makes me cry », chantent les Beatles, et c’est là un vers désarmant, déchirant — cela se trouve sur Abbey Road.

« Blue » est associé à la pornographie également : blue movie.

Je ne peux m’empêcher de penser à Gerty MacDowell dans Ulysses, à l’épisode treizième dont la couleur prédominante est le bleu, où la Vierge-Nausicaa, sous des effets de froufrous, de mariolâtrie, d’allusions subtiles aux Phéaciens selon Homère, de cancans et d’encens est assimilée à une prostituée, et Bloom s’en émoustille. La censure américaine avait été rude alors.

Chez Dante, je me souviens de ce vers d’Inferno, au cercle des avares et des prodigues : « L’acqua era buia molto più che persa » (VII, 103) — l’eau était bien plus sombre que bleu pers. Il doit y avoir d’autres occurrences du bleu dans la Commedia, et bien sûr que Dante pensait, vivait, percevait le bleu autrement que nous le percevons aujourd’hui. Quel était, pour lui, l’équivalent de la nuance bleu flic ?

À chacun chacune ses couleurs, son appropriation psychique-émotive des couleurs. La manière dont il tremble entre le virginal, l’universel atroce autoritaire et la pornographie sinon la prostitution me donne quant à moi à penser que le bleu peut aussi bien tendre vers l’écarlate.

Il y a, ce produit existe-t-il encore? un détachant miracle, nommé je ne saurais dire pourquoi, « eau écarlate », à base de benzine (odeur caractéristique), qui me servait également, enfant, à révéler les filigranes de certains timbres-postes un peu anciens. Le bleu écarlate, par ailleurs existe dans le commerce. Je viens de le découvrir [voir ici]. Il s’agit d’un bleu « intemporel et élégant […] un gris clair qui s’harmonisera parfaitement avec toutes les couleurs ».

Je perçois, moi, dans le bleu écarlate, non pas un gris, mais un bleu qui serait très rouge également, pas un bleu tirant sur le mauve ou le violet — un bleu écartelé au moins jusqu’au pourpre. Et me voici en train de rêver aux associations que je tisse autour de « scarlet » : la scarlatine dans je ne sais plus quelle aventure de Tintin et Milou, Scarlett O’Hara dans Gone with The Wind, The Scarlet Letter, etc. Oui, le bleu est une couleur écarlate, au sens et aux significations écartelés. J’ai une petite idée du bleu selon Ivar, mais j’essaie de mieux voir cette couleur. Lire filles bleues, et lentement, c’est partir à la recherche de cette nuance de bleu.

Pensées captives

C’est souvent qu’un énorme paquebot — aberration fière et laide — ruine la vue depuis la promenade des Captives. Derrière la nef immonde surmontée d’un colossal toboggan azur, on aperçoit à peine le Munti Piddirinu (Monte Pellegrino, en bon italien). Tout juste si l’on devine la bâtisse rose, naguère un château, nichée au creux du sommet de calcaire. Plus bas, c’est le bourdonnement incessant de la rocade qui longe la mer où filent les autos, les camions, les motos, les vespas.

La passeggiata delle cattive, la promenade des Captives renvoie au chagrin des veuves allant et venant par ici, captives de leur peine. Cattiva, c’est la veuve dans le sud de l’Italie. Ou encore, par antiphrase, une femme de très basse vertu (étymologie bleu écarlate), ce qui donne une dimension différente à l’endroit (il était mal famé, après-guerre). En italien standard, l’adjectif renvoie à quelque chose de négatif : cattiva persona, une mauvaise personne. (Les Mauvaises pensées de Valéry ont été traduites aux élégantes éditions Adelphi sous le titre de Cattivi pensieri.) On peut jouir ici d’une ombre agréable, le temps d’un café, de pâtisseries très correctes et d’une eau frizzante ou, encore, comme à la table d’à côté, d’une bouteille de champagne. C’est aussi l’endroit tout indiqué pour lire les filles bleues d’Ivar. Il se trouve que l’Annunciata est exposée à quelques rues à peine d’ici.   

Sylvia

J’écrivais ceci, le faisant paraître ici-même, dans la série intitulée « l’été avec Sylvia » (été lunaire, olympique, pathétique) :

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[23 juin 2024]

Fascination pour la singulière approche d’Ivar quant à Sylvia. Dernière parution crabesque en date : Bandes passantes — reçu au courrier, il y a une petite dizaine de jours — belle plaquette artisanale où il est question de Sylvia justement. (Rencontré aujourd’hui l’éditeur de ce petit opuscule, place Saint-Sulpice.) Émouvant poème d’Ivar, dont le premier vers relève, lui aussi, d’une forme d’empathie :

à Sylvia Plath

Tu es venue sur ma plage moi un enfant ―
Sexuée comme une jeune fille sous les mouettes.
Merveille entre les cuisses miracle au soleil ―
Malheur lourd sable et vague envie de la mort certaine.

L’enfant vieux ne trouve pas les mots ni le rythme ―
Les mouettes passent presque tout leur temps au bou.age.
Seul le soir les rappelle à l’espace et au vent ―
O Sylvia morte ! pose sur mes pieds tes pieds frais !

Il en faut, du courage, pour écrire de la sorte, en restant, « enfant vieux », fidèle à la vision, et ne « trouvant pas les mots » (sic !), parvenir à la démente perfection de ces deux quatrains tellement touchants.

Ce poème appartient à la série des Mouettes, mais il me faut prendre un peu de temps encore pour cartographier ce territoire ch’vavarien.

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Un peu plus d’un an après cette note, voici que ce poème consacré à Sylvia reparaît, dans filles bleues. Le travail d’Ivar consiste, pour une grande partie, à reprendre, à recycler ses poèmes, ses souvenirs, de sorte à mieux les agencer. Ces poèmes ont une vie secrète (compliquée, en tout cas) dans le rapport organique qu’ils entretiennent entre eux, au sein du recueil ou du livre où ils trouvent leur place.

Je glisse la carte postale représentant la Vierge d’Antonello à la page 50 de filles bleues, où se trouve cet incroyable poème où Ivar met ses pieds dans les pas de Sylvia, où Ivar réclame les « pieds frais » de Sylvia. C’est le moment de relire le grand poème de Sylvia, « Berck-Plage ». Il figure d’ailleurs en bonne place dans filles bleues.

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