
Le Grand Meaulnes n’a pas fini de m’envoûter. Le gilet de soie, le domaine mystérieux, l’adolescence brumeuse, oui. Mais on y trouve aussi des phrases, des tournures qui m’ont toujours semblé curieuses. Comme celle-ci, qui témoigne du mystère de Meaulnes, au retour de celui-ci (chapitre VI) : « Que la matinée fut lente à traverser ! » François, le narrateur alors coincé à l’école, a hâte de retrouver celui qu’il nomme désormais son camarade, revenu d’on ne sait trop où, « telle une épave qu’eût ramenée la haute mer » (autre très belle figure).
Que la matinée fut lente à traverser ! L’emploi de « que », là où un « comme », un « comme » intensif, irait bien à des yeux peu regardants, est le fruit de la langue d’Alain-Fournier. De la manière dont il vivait dans les mots. C’est, pour parler comme le linguiste, un état de langue du français, qui n’est plus vraiment le nôtre. Et Le Grand Meaulnes est plein de ces marqueurs presque de désuétude. Pourtant, l’écriture d’Alain-Fournier continue de me parler. Elle ne m’est pas lointaine, simplement éloignée. Et cette distance participe du charme du Grand Meaulnes.
Que la matinée fut lente à traverser ! « Lente », plutôt que « longue ». Un glissement me semble agir entre espace (la longueur) et temps, en faveur de cette lenteur qu’on trouve chez Apollinaire, contemporain d’Alain-Fournier :
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
La magie du Grand Meaulnes opère selon cette lenteur qui, précisément, n’est pas sans une forme de violence sourde, cachée. Alain Buisine, dans Les Mauvaises pensées du Grand Meaulnes, étudie de près l’ombre persistante du non-dit dans ce roman sans doute moins anodin qu’il n’y paraît.