Voir la Vierge
T’as vu la Vierge? Je n’ai jamais bien saisi cette expression. T’as vu la Vierge? Elle exprime une sorte de stupéfaction amusée face à l’ahurissement. On m’a déjà demandé, oh! pas souvent, mais quelquefois tout de même si j’avais vu la Vierge. Je ne pense pas que cela se dise encore. Ou alors dans quelque coin reculé peut-être d’Alsace Bossue ou du Limousin profond. C’est un peu, je suppose, comme parler du ravi de la crèche. Je n’ai rien contre le Limousin.
Or je suis retourné, comme prévu, voir la Vierge de Palerme. La fille bleue à qui l’Ange annonce. 45×34,5 cm.

Les Filles bleues d’Ivar sont un lieu scopique, où cela regarde, où ça mate. Sur la plage de Berck, Évelyne « Salope » Nourtier constate qu’elle devient « viande, reluquée ». Les Filles bleues sont une mise en crise du regard. Elles tentent, ce faisant, de déjouer ce que l’on nomme aujourd’hui le male gaze. Mais, comme je l’ai déjà dit, elles travaillent à la viande.
Sirènes
Dans un récit fameux, Giuseppe Tomasi di Lampedusa met en scène un vieux philologue acariâtre, Rosario La Ciura. L’homme, dans sa jeunesse, a rencontré une sirène, Ligheia en personne, fille de Calliope. Il en parle de la sorte : « … c’était un animal mais c’était aussi, en même temps, une Immortelle… » ; « Cette enfant lascive, ce petit fauve cruel avait été aussi une Mère très sage qui par sa seule présence avait en moi éradiqué toute foi, dissipé toute métaphysique. » Quelque chose d’analogue se joue dans Filles bleues, où la métaphysique est, je crois, éradiquée. À mieux dire : fatalement viandée. La chair ne passe résolument pas, à moins d’être bordée de mort :
JE SUIS MORT !
Je n’ai plus de corps.
La mer est lourde.
Comme un rabot.
Comme une varlope.
Comme une carène.
Comme une salope.
Qui plie, qui est souple.
Comme une sirène.
Pleine d’algues et de cheveux.
Comme une canalisation.
Comme un niveau à bulle.
Comme une porte-fenêtre.
Comme un cercueil de chair.
Comme une baignoire de chêne.
Comme un savon de Marseille.
Comme un gros veau qui a sommeil.
Comme un vieux treuil avec ses chaînes.
Comme une déesse grasse.
Qui est nue et qui rit.
Je suis mort.
Je porte une vraie sirène.
Dans mes bras morts.
Il se trouve que La sirena, le récit de Lampedusa, a été écrit à deux pas de l’endroit où se trouve la Vierge de Palerme. Je disais dernièrement qu’il fallait faire re-coïncider la lecture. Je ne songeais alors pas au motif de la sirène. Je ne sais d’ailleurs pas à quoi je pensais alors. Je me contentais de rendre compte du poème d’Ivar, de cette manière de transe qui traverse la scansion du poème d’Ivar et qui vous interdit. Comme lorsque l’on voit la Vierge.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur des Filles bleues a, lui aussi, vu la Vierge. Ivar aime effectivement à jouer au crétin, comme en témoigne Cadavre Grand m’a raconté. Voir la Vierge, donc. L’assemblage de poèmes en quoi consiste Filles bleues est une archéologie sauvage de ce regard, contenue dans cette formule folle et belle, qu’une voix laisse soudain choir au détour d’un poème des Filles bleues : « Je vois le vagin des sirènes. »