
On le sait, Stendhal est incohérent. C’est toujours un plaisir coupable que de lire les commentaires de ses glossateurs les plus dévoués quant à, par exemple, la chronologie de Le Rouge et le Noir. Même embarras de la critique lorsqu’il est question du plagiat éhonté sur quoi se fondent les écrits sur la peinture italienne ou Vie de Rossini.
Je pardonne tout cela à Stendhal. Sa grandeur se déploie sur un autre plan, qui est celui de l’évocation, de la construction de la vision. Peut-être même que le fouillis joue un rôle dans un processus propre à cet écrivain de tempérament. Stendhal est en effet tout le contraire d’un formaliste. Pour lui, la fiction s’agence à course de plume.
Soit ce paragraphe, pris au premier chapitre du Rouge :
Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturières de l’Allemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu’il a acheté, au poids de l’or, certains petits morceaux du terrain qu’ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l’espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal.
Nous sommes là en pleine fiction, en plein roman. Stendhal nous prend par la manche, nous montre la bonne ville de Verrières. Jusqu’ici, parlant directement de la ville, il employait le pronom « on », ou bien il mettait en scène un « voyageur », au quatrième paragraphe. Une page plus loin, nous voici irrémédiablement englués dans sa fiction, grâce au pronom « vous ».
Ce vous, c’est nous. Et, dans l’économie de la fiction, nous avons bien entendu fait le chemin avec le narrateur. Nous avons été « frappés » par la scie à bois de M. Sorel, par le nom de Sorel inscrit en grandes lettres.
Le déictique fonctionne idéalement ici, pour désigner un objet qui n’a d’existence que dans la fiction : « cette scie à bois ». Surtout, la « position singulière » de celle-ci nous l’a pour ainsi dire rendue encore plus remarquable. C’est un effet de réel. C’est-à-dire que c’est tout sauf réel.
Selon Barthes, l’effet de réel revêt quelque chose de gratuit. La description de Rouen par Flaubert passe par des éléments non-pertinents. Chez Stendhal, qui n’est pas soumis aux mêmes impératifs réalistes (Verrières est imaginaire), cette scie relève néanmoins d’une certaine pertinence, et participe de la dynamique du récit.
Les choses de la réalité ou, à mieux dire, du réel, sont toujours un peu bancroches, de travers, dans une position singulière. Dans le roman a fortiori. (Dans l’ennuyeuse vraie vie, c’est sans doute moins vrai.) Cette singularité est la matière même du réel. Elle n’est pas seulement la manière dont se présente une chose, elle touche à son essence même. Son impossibilité la fait advenir, qui la met à sa juste place dans cette forme particulière de réel que l’on rencontre dans la fiction.
Je veux mettre une scie sous les yeux de mes lecteurs (à vrai dire, j’ai à cœur de mettre tout un monde sous les yeux de mes lecteurs), et il est crucial que cet objet nous marque. Mais il est non moins important qu’il ne ressortisse pas de l’extraordinaire : il s’agit d’une scie à bois, dans une petite ville de campagne au dix-neuvième siècle, mais pas une scie qui viendrait déborder le réel.
Impératif de vraisemblance plutôt que réalisme strict. Elle est, cette scie, c’est vrai, dans une « position singulière ». Sans quoi on n’y aurait pas prêté attention. Dans l’espace romanesque, l’œil du lecteur vient buter sur les choses. Le lecteur est un aveugle, dont la cécité est contrôlée par le narrateur.
On ne se promène pas de la même manière dans Rouen ou dans Verrières. Il n’est que juste que les effets de réels soient de natures différentes dans chacune de ces villes, la seconde n’ayant pas de réalité référentielle.
Il est tellement de choses à voir à Verrières. Par exemple, cette scie à bois… On aurait pu choisir n’importe quoi d’autre d’un peu singulier. Tout se vaut dans le réel, pour le raconter, quand on est parvenu à le construire. Dans le grand bluff stendhalien, une scie à bois fait l’affaire.
Il suffit de faire confiance à la fiction, puis d’en extraire un élément au hasard, « par exemple ». La chose, n’importe quelle chose, devient alors paradigmatique, exemplaire, dans sa singularité même. La scie à bois de M. Sorel suffit à nous donner à voir un monde. Le « par exemple » est en somme un pendant des « etc. » que l’on retrouve si souvent chez Stendhal.
Ce petit truc semble fort simple. Il participe chez Stendhal d’un art consommé de la prestidigitation, sinon de l’escamotage. L’astuce consiste également, en piochant de manière aussi négligée dans le réel, à subrepticement faire avancer la fiction : il est désormais question de Messieurs Sorel et de Rênal, ce dernier ayant déjà été évoqué.
L’élément pioché dans le réel, en apparence n’importe quel élément, a une fonction narrative, à la différence d’un effet de réel en bonne et due forme.
Stendhal est une sorte de bateleur, qui nous donne à lire l’illusion de la simplicité, du dilettantisme. Le caractère débraillé de sa fiction, son incohérence universellement admise sont au service de la représentation. La scie à bois de M. Sorel participe de l’énergie ou de la dynamique romanesque. Elle a été plantée dans notre cécité, de manière singulière. Nous l’avions vue sans la voir, remarquée même, en entrant dans Verrières. Stendhal, qui ne recule devant rien, force notre perception, notre crédulité : cette scie était bien là, puisqu’on nous le dit. Il s’agit d’une hallucination vraie, rétrospective. Nous sommes les témoins aveugles au cœur de la fiction, les dupes, dès les premières pages du Rouge, d’un art romanesque que l’on peut qualifier d’irrésistible.