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Le Tombeau de John Keats (fragment)

retrouver dans un village balnéaire du sud de la péninsule italienne où l’on a désormais ses habitudes — mais c’est Palerme, au moins depuis cette nuit fatidique du 13 au 14 juillet 1933, qui concentre le mystère — on dira, pour faire court et voir plus large que le Grand Rêve se déroule au Royaume des Deux-Siciles, non sans se prolonger dans le Grand Océan — y replonger avec joie et ferveur — dans ce livre mais aussi dans le souvenir qu’on en a, en sorte de le corroborer ou sinon de l’infirmer au profit d’une connaissance neuve et sédimentée (on tire quelque bienfait à mûrir, oh ! si peu), pour l’avoir lu il y a quoi ? vingt ou vingt-cinq ans, un peu paresseusement il est vrai, manquant assez consciencieusement l’essentiel, mais l’existence, le fait d’être là, de persister dans le règne du vivant — classe moyenne bourgeoise vraiment sans plus, psychisme durablement empêtré, c’est bien sûr héréditaire, enfance un peu maussade mais non sans joies, petit-fils de fermier empoisonné herbicidé total au Roundup, vaches laitières, culture du tabac de Virginie — a permis le laps d’un petit quart de siècle, et il s’en est passé des abominations définitives en ces années sans queue ni tête, néo-libéralisme mené a cazzo di cane, à la diable si l’on préfère [Note de régie. Je dois m’interrompre ici, le temps de monter dans l’avion, je suis à l’aéroport de München où je tâche de mettre au clair ces notes — München Flughafen, hétérotopie molochéenne où l’on trouve des brasseries à foison, rien qu’en se laissant mener par le grand passage  mécanique — escalator plat, trottoir roulant plus long j’ai l’impression que celui de Châtelet — on se boucherait quasi une artère rien qu’à l’odeur tellement la bouffe est ici Kholosale — à se demander comment on a pu leur mettre la pâtée à ce peuple punaise, je t’embrasse.], a permis d’en entamer, maintenant, un peu mieux la lecture, oui assez consciencieusement en cela que le réputé plus bel âge de la vie en empêchait, malgré un fond avéré de névrose, la pleine préhension — on n’ose pas dire, compréhension — oui, malgré névrose avérée, très — de ce roman, tant qu’à faire dans l’édition précisément qui fut celle de la première lecture, où figure sur la couverture une femme, très belle dont le regard est perdu dans son reflet — elle est appuyée vraisemblablement sur un miroir  — il s’agit en réalité d’un détail de la photographie, non de la photographie en entier, peut-être que les éléments de décor feraient penser à un autre type de surface plane spéculaire (aussi lisse en tout cas que la lourde table ronde en marbre — 6 mètres de diamètre — où tu écris ici face au Volcan du soir au matin, tu t’appliques, car on a la charité de te présenter en tant qu’écrivain et non pas de te réduire à ta condition sociocarcérale de prof, on propose même à la vente quelques-uns de tes invendables bouquins), et ce reflet qui nous regarde te regarde alors que tu as définitivement égaré ce livre, tu l’as cherché sans trop y croire il y a quelque six mois dans ta bibliothèque, comme s’il avait pu y réapparaître par miracle (E. était sans doute partie avec, ce devait être elle ; qui d’autre ? tu ne saurais dire si c’était à dessein, toi en tout cas tu avais retrouvé son volume de Kierkegaard lors du grand déménagement vers ton actuelle Thébaïde, mais pourquoi avait-elle emporté ce livre précisément ? tu n’as pas pris la peine de lui signaler que tu avais chez toi son exemplaire du Journal du Séducteur, à quoi bon ? Kierkegaard ça veut dire cimetière et vous êtes désormais tous les deux, chacun, passés, comme on dit, à autre chose), cette femme porte un carré que l’on devine plongeant, chevelure noir de jais, pas de doute ce sont les années folles, peut-être même que la photographie a été prise à Paris, regard emprunt de mystère, digne de celui de Lucia, on croirait sur la photographie deux femmes différentes, c’est un souvenir assez confus, une lecture laborieuse aussi, mais tu avais eu très vite l’impression il est vrai non usurpée d’un livre profond — ta lecture d’aujourd’hui le confirme, et combien — tu n’avais sans doute pas saisi le mécanisme affectif sous-jacent de ce récit, la préface freudo-marxisante excessivement adroite n’éclairant guère l’art romanesque ici à l’œuvre (tu n’oses pas imaginer la manière dont on lit aujourd’hui à l’école ce très grand roman, auquel on a dû, pour l’occasion, tu n’es pas allé vérifier, se sentir obligé d’adjoindre une préface idéologiquement plus idoine et, gageons-le, moins virtuose, mais qui se démodera sans doute encore plus vite que celle dont tu disposes à nouveau aujourd’hui — étrange comme les préfaces correspondent davantage à leur époque qu’elles entrent en résonance, même lointainement, au texte qu’elles ont charge d’introduire  — toi aussi tu « aimes les préfaces », tu « les lis »), un art consommé de la fiction et pourtant quelques maladresses, non, il ne s’agit pas d’un roman très bien ficelé, bien qu’il ait demandé quelque neuf ans à son auteur, mais il se trouve que les grands écrivains écrivent mal des fois — la réciproque ne fonctionne pas, gardez-vous, je vous prie, de les imiter, n’est pas Marguerite Duras ou Stendhal qui veut — ces défauts comme ici de construction sont emportés dans un élan, dans un allant stylistique dont on ne sait où il va, pas davantage si cela tire ou si cela pousse, ci cela chie ou si cela pleure, on appellera cela magie par commodité, en quoi on n’aura pas tort, mais c’est de magie noire dont il est question ici bien sûr, un livre profond mais pas insondable, qui nécessite, disons, une lecture un peu lente, accueillante, et encourage à la commande d’un nouveau Campari Spritz, une lecture qui serait à l’écoute aussi scrupuleuse que possible d’un récit finalement plus prenant que dans ton souvenir, prenez garde à la fermeture automatique des portes, attention au départ, on est emporté par l’écriture, on ne saurait dire où elle va, droit dans le mur qui sait ? sans doute même que l’auteur lui-même n’en savait trop rien, tu te dis qu’on a attribué trop de pouvoir, trop de savoir à l’écrivain et que même en voulant le faire déchoir, en le tuant, on l’a maintenu dans une spectralité plus profondément inquiétante — on en est revenu, de la prétendue mort de l’Auteur, parole de revenant — longtemps tu as eu cette croyance en les pouvoirs de l’écrivain, puis ce fut en ceux du livre et du texte, pouvoirs proprement magiques là encore, pour un peu tu pensais sincèrement qu’il était possible que des rayons s’échappent comme du cul du Président Schreber de ton porte-mines 0.7 mm un jour pour irradier jusqu’à la Chine, et quelque chose de cette croyance doit en rester, une superstition, une foi en le poème, en l’écriture, une confiance en les mots, ou alors que se passe-t-il quand les mots eux-mêmes te lâchent, c’est la question terrible de la superbe Winnie dans son mamelon, et bien sûr que la figure de l’écrivain est là pour durablement te hanter, à commencer par celle du vieux Sam auquel tu penses quotidiennement et Isabelle te dit l’avoir croisé un jour non loin de l’Odéon, vraiment un saint oui, un génial nécromancien, magie noire au service d’une maladie noire dont il n’a jamais vraiment été question de guérir, sans doute que guérir n’est pas le mot, ce serait par trop simple, un jour tu donnais une conférence dans l’absurde salle 409 où tu expliquais à qui voulait bien l’entendre que l’écriture n’était au fond que de la nécromancie, et toi dans ton rêve tu lui demandais au vieux Sam, mais vous n’êtes pas mort ? et sans doute que c’était bel et bien lui le dernier écrivain, comme si l’espace littéraire se fermait définitivement avec lui, et nous alors ? que peut-on faire, imagination morte imaginez, écriture terminée écrivez,

[fragment d’un projet déjà ancien, mais encore d’actualité, lequel gangrène mon disque dur]

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