
Soit deux poètes très différents, que rien à ma connaissance ne saurait rapprocher. L’un, très célèbre, adoré, détesté et sans doute détestable — qu’importe, il s’agit d’un poète d’envergure, au souffle immense. Il suffit de relire son Ode jubilaire pour le six-centième anniversaire de la mort de Dante. L’autre, un poète de maintenant, moins connu, mais néanmoins reconnu de quelques-uns, qui s’est engagé voici quelques années (depuis 2008, premier cycle paru en 2017) dans la composition d’une œuvre superbement in progress qui, précise-t-il, ne s’arrêtera que le jour de sa mort. Paul Claudel et Brice Bonfanti, pour diamétralement différents qu’ils soient, rencontrent, chacun, Dante sur leur chemin.
Il y a plusieurs façons de rencontrer Dante. Claudel vient à Dante par catholicité. « Ainsi le noir poète, dont Dante nous fournit le type même, n’est pas celui qui invente, mais celui qui met ensemble et qui, en rapprochant les choses, nous permet de les comprendre. » (Introduction à un poème sur Dante). Bonfanti, lui, rencontre Dante pour une raison peut-être aussi impérieuse, mais au fond plus banale, liée à son désir d’épopée. Son projet dantéen excède le seul format de l’ode.
Dante est là sur le chemin, pour qui se met en tête de composer une épopée. Encore plus qu’à Claudel, Les Chants d’Utopie peuvent faire penser aux Cantos d’Ezra Pound, eux-mêmes largement dantéens, par leur envergure épique, du fait également qu’il s’agit d’une sorte d’œuvre-vie amalgamant tout ce que filtre ou à mieux dire encaisse la conscience d’un poète vivant dans la première moitié des lamentables et prodigieuses années 2000. Cet ensemble encore indéfini de Chants se moule dans une forme trinaire, à l’instar de celle de la Divine Comédie. Encore que cette trinité-ci, férocement laïque, ou alors multiculturelle et joyeusement œcuménique, se place sous le signe de l’ouverture, comme il est précisé en quatrième de couverture du troisième cycle (Sens & Tonka & Cie., 2021) :
… chaque cycle est formé de trois livres qui sont chacun cycle, chaque livre est formé de trois chant chacun cycle. Autrement dit : chaque cycle est tricycle, tricycle ; donc chaque cycle ennéacycle. Or tout cycle est ouvert, comme tout, on y entre en n’importe quel point ; d’ailleurs on est déjà à l’intérieur.
Les Chants de Bonfanti s’ouvrent de plain pied sur notre monde, tout en s’inscrivant vigoureusement en faux contre la logique du capitalisme tardif :
Substance automatique, aveugle et mécanique, devenue pulsionnelle, libérant sans mesure le pire, pulsionnel, chez les hominidés invertébrés, devenus pulsionnels. Substance automatique, laisser-aller autoritaire d’un cyclone d’arbitraires et d’abstraits flux monétaires, qui sacrifie l’hominidé dans sa tendance vers l’humain. Substance automatique, procès dans nul sujet qui asservit le monde entier, objet nul en procès qui réduit tout sujet en objet, faux destin qui, spirituellement et matériellement, supprime — en masse —, soutient — par bribe — l’hominidé selon sa place. (Cycle I, Livre 1, chant XVIII).
Je parlais tout à l’heure d’un work in progress. C’est peut-être d’un non finito qu’il est question. Une forme qui se maintient dans son inachèvement. Qui n’est pas faite pour s’arrêter. (La poésie est inchoative ou n’est pas.) Quelque chose bouge, tremble dans les Chants de Bonfanti, tout comme dans les Cantos de Pound, pas davantage terminés.
La grande tapisserie épique, que ce soit celle de Pound ou de Bonfanti, est faite de bric et de broc, à partir d’éléments empruntés à la « Gnomédiathèque », à la bibliothèque d’Alexandrie, à l’Afrique « Analogue », etc. Et donc Dante. « Il m’a été très difficile de faire un chant avec Dante – cela m’a pris trois ans, non seulement parce qu’il a été entrecoupé par d’autres chants qui surgissaient sans crier gare, mais surtout parce que j’étais intimidé à l’idée de prendre mon maître divin pour personnage. Je ne me vois pas non plus consacrer un chant au facteur Cheval, qui pourtant forme en moi un binôme avec Dante. »
Bonfanti est l’homme d’un seul poème. Ses Chants d’utopie l’occupent, l’assiègent. On assiste, à la parution de chaque nouveau volume (le quatrième vient de paraître), à la mise en gestation d’une vision, servie par une dimension orale qui permet au poème de se déployer, de s’émanciper du livre et de renouer avec la parole du mythe et du sacré.
C’est une mélopée qui entraîne le propos de Bonfanti, les mots s’amalgament, rêvent entre eux, mais d’un rêve lucide sur ce qui fait notre monde. La poésie de Bonfanti n’est pas une échappatoire, elle prend acte des terribles impasses de la politique. Elle parvient à sinuer, ce faisant, dans un espace qui lui appartient en propre, qu’elle fabrique au gré de son inachèvement.