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Le Paradis perdu de Chateaubriand (notes sur la traduction, 13; PPL, 16)

Cette note, rapide et succincte, sur la traduction croise la série de billets estampillés Pour une prose libre (PPL). On verra ici combien ces deux domaines d’investigation rêveuse sont appelés à se rejoindre.

Chateaubriand est l’auteur d’une traduction en prose de Paradise Lost de John Milton. Elle n’est pas dépourvue de qualités. Je ne cherche pas ici à me prononcer quant à sa justesse ou à sa fidélité. J’ai, quoi qu’il en soit, le sentiment que le Paradis perdu de Chateaubriand tient la comparaison avec La Fin de Satan de Victor Hugo, composé, lui, en vers.

Le vers devient prose poétique dans la, je trouve, remarquable traduction de Chateaubriand. Antoine Berman estime que la prosification était le seul chemin que Chateaubriand pouvait emprunter; de même que Mallarmé avec Poe. Oui. Ce d’autant que la traduction de Chateaubriand n’est pas au fond, contrairement à ce qu’il espérait, une traduction « à la vitre ». Ou, si l’on tient à cette image, c’est à travers une sorte de miroir déformant que s’est opéré le travail : c’est à la fois Chateaubriand et Milton que l’on lit dans cette prose cadencée, dans cette prose libre qui travaille aussi bien la Bible que les Grecs et les Latins. Nous lisons Milton à travers la vitre, obscurément : through a glass, darkly (1 Corinthians 13:12). (C’est aussi ce qui se passe lorsque Auxeméry traduit Les Bœufs du Soleil de Joyce nous avions bien ri alors.)

Dans une note précédente, j’évoquais le blank verse shakespearien (PPL, 10). Je me demandais s’il pouvait constituer un exemple de prose libre. Paradise Lost est composé en blank verse, et la question du vers n’était pas sans préoccuper Milton. Je livre ici sa réflexion, qui ouvre le Paradis perdu, dans la traduction de Chateaubriand :

Le vers héroïque anglais consiste dans la mesure sans rime, comme le vers d’Homère en grec et de Virgile en latin : la rime n’est ni une adjonction nécessaire ni le véritable ornement d’un poëme ou de bons vers, spécialement dans un long ouvrage : elle est l’invention d’un âge barbare, pour relever un méchant sujet ou un mètre boiteux. À la vérité elle a été embellie par l’usage qu’en ont fait depuis quelques fameux poëtes modernes, cédant à la coutume ; mais ils l’ont employée à leur grande vexation, gêne et contrainte, pour exprimer plusieurs choses (et souvent de la plus mauvaise manière) autrement qu’ils ne les auraient exprimées. Ce n’est donc pas sans cause que plusieurs poëtes du premier rang, italiens et espagnols, ont rejeté la rime des ouvrages longs et courts. Ainsi a-t-elle été bannie depuis longtemps de nos meilleures tragédies anglaises, comme une chose d’elle-même triviale, sans vraie et agréable harmonie pour toute oreille juste. Cette harmonie naît du convenable nombre, de la convenable quantité des syllabes, et du sens passant avec variété d’un vers à un autre vers ; elle ne résulte pas du tintement de terminaisons semblables ; faute qu’évitaient les doctes anciens, tant dans la poésie que dans l’éloquence oratoire. L’omission de la rime doit être comptée si peu pour défaut (quoiqu’elle puisse paraître telle aux lecteurs vulgaires), qu’on la doit regarder plutôt comme le premier exemple offert en anglais de l’ancienne liberté rendue au poëme héroïque affranchi de l’incommode et moderne entrave de la rime.

Ce texte qui introduit Paradis perdu est assez surprenant, presque saugrenu, puisque Chateaubriand prend le parti de traduire en prose (Armand Himy, dans sa traduction cette fois-ci en vers du Paradis Perdu (Imprimerie nationale, 2001), n’avait pas fait figurer ce segment). Mais sa présence ici est néanmoins révélatrice : tout se passe comme si le vers de Milton persistait in absentia dans la prose de Chateaubriand.

Retenons simplement que Milton lui-même méditait sur le vers, rappelant que la rime était une convention « moderne ». L’enjeu véritable, pour le vers héroïque, étant le rythme. Cela percole dans les partis pris de traduction qui sont ceux de Chateaubriand.

Soulignons également le fait que le poème héroïque soit « affranchi » (Milton écrit : « ancient liberty recovered to heroic poem from the troublesome and modern bondage of rhyming« ). Ce que j’entends par prose libre est également une écriture de l’affranchissement, bien que subsiste en elle l’idée de vers. Le rythme favorisé par Milton, cette liberté ancienne, presque oubliée, me semble être une piste à explorer.

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