
et Bergou est plus dur encore quand il dit qu’on est tous et toutes des petits garçons depuis que l’oncle Bill a décidé de faire parler un idiot, je ne sais pas si ce roman pourtant très profond travaille dans les mêmes profondeurs, mais il me plaît de penser que Caddy a pu croiser Rosemary quelque part sur la Riviera, moment terrible où l’on voit Caddy au bras d’un officier nazi à Paris, encore que cela ne fasse pas officiellement partie du roman, de même qu’il est une trame fantôme dans cet autre roman américain dont tu as fait l’acquisition et que tu lis lentement, il était initialement question de matricide — I don’t love anybody but you, Mother, darling — un roman coupant (ta lecture l’affûte davantage, aujourd’hui, ce que tu trouvais alors mystérieux dès les premières pages du roman ne s’est en réalité pas éclairci, mais tu envisages l’énigme autrement désormais, avec davantage de prudence et moins de naïveté : tu sais accueillir la violence), écrit à partir de fragilités presque exclusivement, mais sa sincérité (oui, le vrai mot un peu gnan-gnan de sincérité) émane d’autre chose que l’on peut assurément nommer la vie sans pour autant que cela s’affaisse dans la bête confidence, le roman doit en somme s’objectiver, que quelque chose au moins dans ce que l’on prétend être un roman s’objective, se déprenne des jérémiades du moi (tu as toujours préféré Job à Jérémie) et peut-être que plus ce détachement est marqué plus il y aura de chances que la réussite romanesque soit accomplie, détachement ou alors déhiscence, comme une écriture à contre-soi qui aurait le souci de se maintenir dans la vie même, un art brutalement maîtrisé du mentir vrai, brutalement en cela que la vérité romanesque vous tombe inexorablement dessus, comme si la vie nue n’était pas assez chienne entropique comme ça, et l’on réagit avec les moyens du bord (considérables dans le cas de l’écrivain dont tu redécouvres présentement le grand roman), on écrit comme un fou, presque dostoïevskiennement, comme un aveugle si l’on préfère, un foutu damné, un sauvage à qui l’on n’a pas laissé le choix, qui de toute manière est en train d’y laisser la peau, il lupo perde il pelo ma non il vizo, comme on dit par ici, alors autant s’y jeter complètement à corps perdu (on a déjà brûlé l’essentiel de l’appentis, hier on a jeté quelques solives dans le four, le toit menace de s’écrouler mais tout le feu intérieur est alimenté, on peut donc continuer de s’acharner, même sans toit au-dessus de sa tête un peu chenue déjà, sur l’œuvre dont on ne sait s’il sera grand ou alors insignifiant, ce n’est pas à nous de décider), petite culotte souillée et officier nazi, il fallait le trouver, génial rapport d’abjection, d’un bout à l’autre du roman, aussi surprenant que l’épopée d’Ike et de sa vache partis en lune de miel, il fallait vraiment s’y être jeté avec pertes et fracas, et l’on sent d’ores et déjà que ce roman qui s’écrit un peu par-devers soi ne sera pas, mais alors pas du tout reconnu comme un grand livre (tout le monde ne peut pas être aussi génial que Sylvain Tesson), on a beau y brûler nos dernières damnées foutues forces, on dira de lui qu’il est à côté de la plaque, l’alcool bien sûr n’aidant pas, incompréhensibles ces retours en arrière, ce n’est pas ce que cherchent les lecteurs, oh ! mais ils ne cherchent rien, ce qu’ils attendent, ce à quoi ils s’attendent, non vraiment rien de spécial, ils savent pas bien eux-mêmes, seul Instagram sait nos désirs désormais, il faut ménager leurs attentes, ne plus chercher à les surprendre, comme si on était tenu d’écrire en vue d’un lectorat, le vrai outrecuidant génie consistant à inventer son lectorat à mesure que l’on écrit et que l’on publie son roman dans The Egoist ou dans The Little Review et qu’on se fait taxer de pornographie alors qu’en fait on était juste un écrivain émétique de plus, tu aimerais lire Ducks, Newburyport de Lucy Ellmann, et, surtout, tu te demandes comment ça fait de s’appeler Lucy alors que papa a consacré sa vie à quelqu’un dont le nom m’échappe et qui a appelé sa fille Lucia, oh ! écrire pour un lectorat donné et non pour un idéal insomniaque souffrant d’une idéale insomnie, vraiment comme un roman de tous les jours qu’on lit le soir au lit avant de s’endormir, une connerie légère et diurne anodine divertissante un peu intéressante tout de même qui permet de s’évader, captivant et limpide, chaud comme de la merde fraîche, on y arrive des fois à écrire de la sorte quand on y est acculé, notre homme par exemple a écrit son premier roman ainsi, et a publié, même, quelques nouvelles dans le Saturday Evening Post, seulement il arrive que l’on soit acculé autrement, plus durement, à autre chose, on n’en peut plus de faire semblant, c’est à la vie à la mort — et vous aurez, je vous prie, souci d’objectiver tout ce barnum d’où monte une forte odeur de mort, d’inceste et de folie — alors on a des formules géniales, on se place sous l’invocation du Rossignol, contrairement aux amants ils n’avaient pas de passé, contrairement à un mari et une femme, ils ne possédaient pas d’avenir, je traduis à la volée, le genre de choses qui vous viennent quand vous avez un peu de bouteille et quand vous êtes non pas inspiré mais poussé ou alors aspiré tout entier, l’appel du vide oui comme à la fin du deuxième Alien, par une nécessité : la vie même, et c’est bien le contraire de l’inspiration, parce que l’inspiration c’est facile — oh ! ça vous arrive encore quelquefois — tout le monde peut écrire à la lumière sereine de l’inspiration (conception aussi bassement bourgeoise qu’absurdement romantique), la question étant plutôt de parvenir à se dépatouiller dans les ténèbres hylématiques du quotidien, d’être en mesure, ce faisant, de filtrer un peu la vie, oh ! pas pour styliser ou pavoiser dans l’univers des formes pures (là non plus, on ne vous entend pas crier et personne ne vous lit), mais pour assouvir un besoin élémentaire, vital, oui, vital comme l’est la vie vivante, chienne entropique de vie, qui nous voue hylématiquement aux ténèbres, et cette femme, le reflet d’icelle nous regarde upside down, un peu trouble et très troublante l’image de cette femme, son reflet troublé que l’on trouve sur le rayonnage d’une librairie dont on ignorait qu’elle proposait des livres d’occasion, ma solo, t’explique-t-on, per i libri usati,
[fragment d’un projet déjà ancien, mais encore d’actualité, lequel gangrène mon disque dur]