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Parle à mon univers, ma tête est malade (notes sur Pessoa, 4)

The Book of Disquiet, la belle traduction du Livre de l’Intranquillité par Richard Zenith m’accompagne depuis quelque temps (en concurrence avec, ou en complément d’autres lectures situées à, semble-t-il, des années lumière de ce drôle de chef-d’œuvre, celle des Cantos de Pound, et eux aussi, quoique d’une autre manière me traversent et continuent de m’abasourdir — au fond, le livre de Soares et celui du vieil Ez participent de ces « figures de hasard, manières de traces, fuyantes lignes de vies, faux reflets et signes douteux que la langue en quête d’un foyer a inscrits comme par fraude et du dehors sans en faire la preuve ni creuser le fond, etc. » dont parle Louis-René des Forêts dans Ostinato — autre lecture parallèle et adjacente), et cette relecture en langue étrangère, idiome dans lequel je suis néanmoins à l’aise, insère autant qu’elle le nécessite un décalage, un inframince, une agréable extranéité (« I don’t write in Portuguese. I write my own self. ») au sein d’un texte dont le souvenir avait par ailleurs sédimenté, déposé en moi la lecture (j’en garde une image très nette, mais sans doute que j’invente* : les cloches de l’église sonnaient, nous appelant ma mère et moi pour une messe en mémoire de mon père, c’était au mois de janvier cela ne s’invente pas, et Soares parlait de son être qui se retourne comme un gant, je lisais ce passage, au début du volume premier du Livre de l’Intranquillité paru chez Bourgois, il n’employait pas cette image du gant, il n’employait pas d’image du tout, il parlait très crument du dedans passé au dehors et du dehors passé au dedans, cela se trouve beaucoup plus loin dans l’édition de Zenith :

To create, I’ve destroyed myself. I’ve so externalized myself on the inside that I don’t exist there except externally.**

j’en avais été tout retourné (ailleurs, Soares, oscillant entre totalité et infini, devient fervent adepte de l’extériorité; il est lui-même comme un autre, et l’anglais est sur ce point efficace : « We were outer and other. » (dans le fragment intitulé « In the Forest of Estrangement »), ce devait être en 2002, janvier 2002, sans doute un mercredi, j’ai quelques repères solides qui me permettent de cranter la chronologie par ailleurs un peu floue de mes souvenirs (les messes, plus courtes, du mercredi matin, avec à la clef, un « Je crois en Dieu », une dizaine de « Je vous salue » et un « Notre père » à la fin, c’était peut-être le « Je Crois en Dieu » à la fin et le « Notre père » en ouverture), ce ne pouvait pas être 2003, c’était sous Chirac en tout cas, il se peut 2001 tout de même, il faudrait que j’aille vérifier sur la stèle, cela me remettrait les souvenirs en place, c’est-à-dire en travers de la gorge), Soares revient quant à lui sur des textes de sa main ( ?), vieux de quinze ans, en français, et il éprouve lui-même cet effet d’étrange décalage, il lit comme une traduction de lui-même dans ma langue, tandis que je le lis, lui, en traduction dans la langue du Mad Fiddler et c’est aussi une lecture à travers la gaze, je l’ai dit, du souvenir que j’ai du Livre de l’Intranquillité, ce livre qui m’accompagne depuis plus de la moitié de mon existence, je l’ai découvert peu après Ulysses (mais connaissez-vous l’histoire de ce spécialiste de James Joyce qui fut à l’origine des guerres joyciennes ? il se trouve, nous apprenait un article du New York Times Magazine de 2018, qu’il était également un très fin lecteur de Pessoa, qu’il lisait et annotait, qu’il lit et annote peut-être encore, depuis son exil brésilien (au pays, donc, de Ricardo Reis) — la légende avait fait mourir dans des circonstances étranges, seul dans son coin, criblé de dettes, ce professeur de l’Université de Boston qui nourrissait les pigeons du campus — je veux croire que cet incroyable philologue des temps modernes, le genre de personnage que l’on croirait tout droit sorti de l’imaginaire d’Elias Canetti, tire une jouissance au moins aussi grande à partir des différentes leçons du LdoD, peut-être prépare-t-il une nouvelle version hypertextuelle du livre de Bernardo Soares, quem sabe? — et si rapport il doit y avoir entre Joyce et Pessoa, celui-ci sera nécessairement oblique, selon une barre oblique, oblique et glissante, je l’ai déjà dit [voir ici], allons un peu plus loin : Joyce/Pessoa selon l’oblicité propre au songe, à la somnolence (« Through an oblique slumber, I’ve been someone else. » (fragment 380)), l’oblique glissade en rêve de moi à un autre, le rapport du non rapport, le rapport absolu (l’absolu ne se rapportant à rien, sinon ce ne serait pas l’absolu), le rapport sans rapport à l’absolu, il faudrait imaginer une topologie rien que pour cela, et l’affaire du dedans en dehors et de l’en-dehors dedans de tout à l’heure a bien quelque chose de sinthomal, surface unilatère, anneaux borroméens, comment se porte le nouage de Pessoa/Soares? — nœud lui aussi glissant, coulant, comment dit-on « noose » en portugais? tant il est vrai qu’un sens raffiné du taedium vitae anime les écrits de Soares, décadentisme mélancolique qui sape jusqu’à la saudade, l’ennui, tedium qui serre à la gorge (il est un versant foncièrement inquiétant dans l’intranquillité : la vie de Soares est trop triste pour qu’on pleure dessus (vide le fragment intitulé « Our Lady of Silence ») — cela vous assèche drôlement, et c’est le sens du mot aporie précisément, de n’être pas poreux, de ne pas laisser passer le sens, sans chemin, sans issue, sans larmes, sans rien, mais le prodigieux moulin du desassossego continue néanmoins de mouliner prodigieusement, comme s’il creusait une tombe dans les airs, la comparaison prise de Paul Celan ne convient pas dans l’esprit, dans la forme si : c’est bien l’idée de creuser dans les airs, de mêler le bas et le haut, non seulement le dedans et le dehors, la vie et la mort, le rêve et la veille, mais renverser le monde avec bien rivée à l’esprit cette certitude — mais alors pourquoi le fait-on ? — que cela ne changera résolument pas grand-chose, c’est une chaussette qui se retourne indéfiniment, une chaussette trouée sans envers ni endroit).

* « Why do I bother to remember? […] I sometimes remember what never was, and my memories of the countryside where I really lived are not nearly as vivid and dear to me as my memories that drift over the ancient creaking, creaking floorboards of the vast rooms where I never lived. » (fragment 456) — passage troublant, je m’en rends compte en le recopiant : la campagne où, moi aussi, je vécus réellement, si elle ne s’efface quant à elle pas (imbalayable fumier) à la faveur de lattes de parquet qui n’existent pas, est derrière moi, comme un rêve (« dream » apparaît souvent dans The Book of Disquiet; il faudrait étudier le rêve de près chez l’Intranquille, revenir à l’original et faire le départ entre le songe et le rêve onirique, entre la rêverie et l’imagination, et, partant, entre fancy et imagination, notions qui étaient familières sans doute à Soares et à Pessoa (si tel n’était pas le cas, Álvaro de Campos les leur avait sans doute soufflées)), sans oublier l’espèce de somnambulisme dont témoignent les errances de Soares — exemplaire de cet état, la somnolence « oblique » dont il est question dans le fragment 380.

** Fragment faisant ouvertement signe à Mallarmé, qui fait partie d’une série de variations autour de ce thème central du LdoD. Dans la première édition Bourgois, c’est le sixième fragment. On constate comment le livre de Soares flotte en lui-même : le passage figure au n° 299 dans l’édition de Zenith.

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