
Dans l’étrangère forêt, lectures tangentes
Le Livre de l’Intranquillité, où s’agglomèrent tant d’autres lectures. Un certain hovering — une lecture non seulement de surface, mais aussi survolante sinon planante — est encouragé par Soares lui-même, qui dit se méfier des lectures en profondeur. Parcourant de la sorte L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, livre peu fait pour plaire à Soares, le plus immobile des rêveurs, je me dis que Pessoa, écrivain combien ancré dans Lisbonne, et mieux encore dans la Baixa, file aussi bien par les îles Fortunées, dont il est question dans Mensagem. Le regard se perd dans un horizon utopique en quelque sorte. Je ne serais pas étonné d’apprendre que Pessoa ou un de ses hétéronymes évoque San Juan de Lisboa, la fameuse île fantôme, qui n’exista que sur certains portulans.
« Une tangente est un contact qu’on ne peut ni concevoir ni formuler » — citation célèbre de Plotin, rendue célèbre par Bouvier, qui la place à la fin de L’Usage du monde. Pessoa nous fait littéralement prendre la tangente. Il nous invite aussi à un naufrage, celui de nos certitudes, sur des récifs incroyablement coupants quelquefois. Ce d’autant que la porosité de ses textes encourage toutes sortes de rapports (textes souvent aporétiques, du reste, i.e. non poreux), de contacts qu’on ne pourrait, autrement, ni concevoir ni formuler. Aporie, oui. C’est ce que j’avance au sujet de la barre oblique entre Joyce et Pessoa : le rapport du sans rapport. Ce sont des écrivains comparables seulement à l’incomparable (cf. G. Luca). Il faudrait en somme imaginer des exercices de littérature contrastive pour tâcher de saisir la tangente.
Allons-y.
Le Dernier ermite [The Stranger in the Woods, 2017] de Michael Finkel fait partie de ces lectures annexes à ma relecture de Pessoa. En 1986, Christopher Knight, un jeune homme de vingt ans, décide de rompre avec la société pour vivre dans la forêt du Maine. Son exil durera vingt-sept ans, soit un peu plus d’un quart de siècle où il vivra de chapardage (on parlera de cambriolages purs et simples) dans des bungalows non loin de son campement.
Knight, durant tout ce temps, ne parlera à personne — guère qu’un simple « hi » adressé à un randonneur de passage en 1990. Knight fait partie de ces légendes qui, comme les frères Collyer, les syllogomanes de la cinquième Avenue, ont défrayé la chronique aux États-Unis, dont le récit est pris en charge par des journalistes plus ou moins talentueux.
Knight, dans la forêt du Maine, est à quelques kilomètres à peine d’habitations, de bungalows de vacances. Son campement est difficilement accessible, invisible. Knight veille à ne jamais faire de feu, pour ne pas être trahi par la fumée. Il ne s’aventure pas davantage dans la neige, pour ne pas laisser de traces. Il vit camouflé. C’est un furtif à la Damasio avant l’heure. Seulement, ce n’est pas de la S.-F. Plutôt une énigme de l’âme. Elle peut faire penser à celle de ces Japonais qui disparaissent, les jôhatsu ou évaporés de la société. L’explication, dans ce cas, est peut-être plus directement sociologique. La sociologie particulière de Knight est bien sûr révélatrice, mais elle se prolonge selon des carrefours et des impasses schizoïdes, inquiétants plus encore qu’intranquilles.
Knight vit retiré du monde, au bord du monde. Cela ne s’explique pas. Le récit du Dernier ermite est efficace et bien documenté, mais le pourquoi de cette fuite entêtée et silencieuse dans la forêt n’est jamais élucidé. L’homme est, du reste, plutôt taiseux. On a beau lui appliquer les grilles de la clinique, aucune catégorie ne convient vraiment. Knight est une sorte de monade infracassable.
Il y a cette phrase, très belle, de Thomas Merton, citée dans Le Dernier ermite : « Le véritable solitaire ne part pas pour se chercher, mais pour se perdre. » La forêt où Knight est allé, donc, se perdre trouve une analogie dans la forêt étrange, ou dans l’étrangère forêt dont parle Bernardo Soares, qui lui aussi vit au bord du monde. Je traduis librement, un œil sur l’original, l’autre sur la traduction de Zenith :
Mi-éveillé mi endormi, je stagne dans une torpeur lucide, lourdement immatérielle, dans un rêve qui est l’ombre du rêve. Mon attention flotte entre deux mondes, voyant à la manière d’un aveugle les profondeurs d’un océan ainsi que les abysses du ciel ; et ces abîmes se mêlent, se compénètrent, et je ne sais pas où je suis ni ce que je rêve.
Knight, l’ermite du Maine, parlera d’une Dame des bois, un peu comme Soares évoque un personnage féminin dans la forêt du songe. On peine à identifier ce personnage que rencontre Soares. Créature hypnagogique? Sibylle entrevue dans une sorte de demi-veille étincelante? Cette Dame, chez Knight en tout cas, est la mort qui n’est pas absente des méditations de Soares.
Retourné, bien contre son gré, dans la société, Knight songera à retrouver cette dame dans la forêt. « Nous avions oublié le temps, et l’immensité de l’espace était devenue minuscule à nos yeux. À côté des arbres tout proches et des tonnelles au loin, des dernières collines sur l’horizon, y avait-il quelque chose qui soit réel, quelque chose qui vaille l’émerveillement accordé aux choses qui existent? » (Le Livre de l’Intranquillité).
Knight et Soares sont des furtifs, des personnages installés au bord du monde. Knight avait soin de sa barbe, encore qu’il ne disposait pas, dans la forêt, d’un miroir. On se souvient de la belle formule d’Antonio Tabucchi, au sujet de l’arrière-boutique du barbier de Soares : « C’est que cette vieille porte, par laquelle nous nous attendrions à voir entrer le barbier, donne directement sur l’Univers. »
Retour sur l’univers entier
« J’ai mal à la tête et à l’univers entier. » Françoise Laye a trouvé une option élégante pour la formule du fragment 126 (première édition Christian Bourgois, cette fois-ci) qui inspire le titre de cette série divagatoire sur le présent blogue. Il convenait d’adjoindre la béquille adverbiale « entier ». L’univers entier — c’est presque un pléonasme, mais ici « entier » ne me semble pas compléter l’univers. Il l’intensifie plutôt, faisant de ce mal de tête une incoercible Weltschmerz. J’ai mal à la tête et à tout l’univers constitue une traduction intéressante, bien qu’elle fasse signe à l’encyclopédie Tout l’Univers, objet de convoitise durant mon enfance. On a vu qu’en anglais, le problème est plus rigoureusement syntaxique : I am suffering from a headache and the universe. La poposition « from the universe » est comme en suspens. « My head and the universe hurt » serait donc la meilleure traduction.
Ce passage, avec ses micro-enjeux de traduction, travaille sur les rapports tangents de la totalité et de l’infini, de l’aporétique porosité entre moi et le monde. Mais peut-être que la traduction de Zenith, laissant pendre ainsi la formule, les pieds ballants dans l’amphibologie la plus crasse — presque dans le solécisme — dit néanmoins quelque chose du caractère in-fini ou béant de la phénoménologie de l’Intranquille.