
L’index rerum de l’édition du Gai Savoir établie par Patrick Wotling (GF Flammarion, deuxième édition, corrigée, 2000) ne comprend pas d’entrée « poésie ». Peut-être parce que l’ensemble de l’ouvrage — tout l’œuvre de Nietzsche — touche, de très près ou d’à peine plus loin, au poème. Certains passages du Gai Savoir sont néanmoins spécifiquement consacrés à la poésie.
Une citation attribuée à Emerson, mais on peine à la retrouver dans les Essays, figure en exergue à l’édition de 1882 du Gai Savoir (Emerson, un des « maîtres de la prose » écrit Nietzsche au §92), où il est question du poète : « Pour le poète et pour le sage, toutes les choses sont amies et sacrées, toutes les expériences utiles, tous les jours saints, tous les hommes divins. » Elle disparaîtra dans l’édition de 1887. Trop fade, sans doute. De manière plus générale, Nietzsche agrémente ses ouvrages de sentences, de maximes, de fragments poétiques. Il les sert comme des hors-d’œuvre souvent relevés, qui font partie du festin philosophique (et il ne manque pas de rappeler qu’il faut avoir l’estomac bien accroché pour le lire). Les paragraphes plus longs, l’essentiel du Gai Savoir, les pièces de consistance, figurent des développements formels de ces noyaux qui doivent beaucoup au poème. Ils sont autant d’exemples de prose libre habitée par la poésie.
§84 étudie l’origine de la poésie, et je ne compte pas gloser ce passage ici, encore qu’il me permettrait d’arriver à la même conclusion, très simple, qui est comprise dans le §92 : « c’est seulement sous l’œil de la poésie que l’on écrit de la bonne prose ». Cette « bonne prose » relève de la prose libre, dont j’estime qu’elle est hantée par la poésie. Ce que je nomme prose libre s’inscrivant,je l’ai dit, dans une poésie in absentia.
La rémanence particulière de la poésie au sein de la prose libre — comment ne pas voir en Nietzsche un prose-libriste ? — fait de cette liberté une sorte de liberté conditionnelle : la prose libre est bien « sous l’œil de la poésie », comme surveillée par elle. Et bien sûr, Nietzsche le souligne à juste titre, qu’elle « esquive » et « contredit » la poésie.
Nietzsche évoque également la « guerre courtoise » qu’il y a entre prose et poésie : la prose s’inscrit contre, ou tout contre la poésie. « La guerre est la mère de toutes les bonnes choses, la guerre est aussi la mère de la bonne prose! » Cette guerre, quand bien même « courtoise » (cela reste à voir…), que la prose mène contre la poésie ne relève pas de la simple dialectique. Il s’agit plutôt d’un arrachement, d’une victoire à l’arrachée de la prose non à vrai dire contre la poésie (ce serait une lutte absurde), mais contre la sensiblerie qui constitue le gros de la production poétique, plaintive et moi-moïque, celle d’aujourd’hui et de toujours.
Cette fadeur émotive (« horriblement fadasse », disait Rimbaud) que l’on fait passer pour un énième avatar de la modernité, les bonnes âmes poétiques n’ont jamais eu le soin de la distinguer d’un simple effet de la rhétorique bourgeoise, idéalement coulée aujourd’hui dans une bête et uniforme communication, merci pour le partage, mais c’est un partage sans partage, proprement hégémonique, diluée à l’envi sur les réseaux réputés sociaux.
C’est ainsi, je pense, qu’il faut comprendre la haine de la poésie chez Bataille comme quelque chose de salutaire, de salubre même. C’est une éthique qui prolonge la guerre incessante dont parle Nietzsche. La poésie de Bataille est, à dessein, très peu poétique ou poétisante. Elle vise en tout cas à ruiner les ronronnantes attentes des lecteurices de poésie.
On aimerait en somme que la poésie infuse davantage dans cette haine, ainsi que dans Maldoror, dans Jarry, dans René Ghil et moins dans l’édulcorante et unifiante doxa des grandes lessiveuses de la pensée qui, de gauche comme de droite, font désormais loi. On peut toujours rêver.