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Une chose pour Albarracin

chose

« Comment les choses commencent », ainsi débute le long poème Pourquoi ? Comment ça commence, donc, avec la chose. Commencement éperdu. Car on peut dire avec Pierre Campion qu’Albarracin « n’en a jamais fini avec la chose des choses » (postface à Le Feu brûle). Si la chose fait l’objet du poème d’Albarracin, elle n’en reste pas moins embuée de mystère, d’inconnaissable autant que d’évidence. « Les choses ont une obliquité naturelle qui leur permet de se parler, et qui a sans doute à voir avec la structure complexe du monde, quoique je n’en sache rien à vrai dire. » (De l’image). Les choses « se parlent » — entre elles, en elles. Elles se passent bien du poète. Leur choséité ne regarde qu’elles. Les Réisophes, quant à eux, ont souci du chosellement de la chose :

Le Réisophe par son action participe
Au chosellement des choses.
Par l’attention qu’il leur porte,
Par le temps qu’il leur consacre,
Par l’abandon où il les laisse surtout,
Oui quelquefois les choses
Grâce à lui, autour de lui,
Sont un peu plus, un peu mieux choselés.

(Manuel de Réisophie pratique)

Énoncer les choses, dire d’elles quoi que ce soit, c’est peut-être les trahir. Pour les Réisophes, « une chose est obscure à proportion qu’elle est soi » (Res Rerum). Épaisses et obscures, les choses ont pour Albarracin partie liée avec le silence.

Le silence des choses
l’épaisseur des choses
et l’obscurité des choses
sont les ressources de la chose

(Cartes sur l’eau)

Il y a, dans l’évidence de la chose, de l’inconditionné ; ce qui conditionne la chose, c’est son inconditonné. Pour reprendre les termes de Martin Heidegger : « was das Ding zum Ding be-dingtDie Dingheit muß etwas Un-bedingtes sein. » (Die Frage nach dem Ding). Aux yeux des Réisophes : « Une chose est une chose si et seulement si elle est sa condition. » (Le Message réisophique).

La chose est différence, surgissement unique au sein du Même. Comme il est écrit dans Le Citron métabolique :

chaque
chose
l’hapax
du même

Albarracin consacre une longue prose aux choses, laquelle conclut que les choses « sont comme elles sont ». La tautologie, une fois encore, est le point d’arrivée du propos. Mais il y a mieux : les choses sont « comme les yeux en face des trous, afin que le monde soit comme il est » (« Postface aux choses, Le Grand Chosier).

Albarracin n’a jamais caché sa dette envers Francis Ponge, et son parti pris. Il lui arrive de l’exacerber, devenant pongiste avec Daniel Parochia (La Boîte à Proverbes).  Le poète est un aventurier dont le « parti pris » est peut-être, avant tout, celui du regard. Le poète a soin du visible, et il se garde à ce sujet de toute forme aveugle de savoir.

Telles sont les choses qu’on les voit ; on les voit
Telles qu’elles sont et qu’on les voit et tellement
Qu’elles sont : elles et telles et qu’on les voit.

(Le Grand Chosier)

Il n’est que significatif que l’œuvre des Réisophes, dont le souci essentiel réside dans la chose, ait été découverte par Albarracin. Ce dernier a fait paraître un poème unique de Philippe Denis au Cadran Ligné, ouvrage sobrement intitulé La Chose :

Ne pas savoir quoi rend la chose
perceptible,
porte notre regard au-delà des murs,
derrière lesquels elle campe
et où nous la découvrons
rongeant avec malice
notre frein.

Peut-être que Philippe Denis était un membre du collège de Réisophe, nous n’en savons rien.

voir : hapax, ping-Ponge, Réisophie

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