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Parle à mon univers, ma tête est malade (notes sur Pessoa, 6)

La lecture du Livre de l’Intranquillité, toujours dans la traduction de Richard Zenith (bientôt toutes les pages de cette édition de The Book of Disquiet au mauvais papier porteront des soulignements, des annotations fugaces dans la marge, entre les lignes, dans les marges (marginer ! quel beau mot), et il est écrit dans ce livre justement que la lecture est faite pour se prolonger en écriture, dans ce livre conçu d’une manière tellement désordonnée — l’impréparation du roman, disons — infini, impossible, intranquille, on n’est pas au privatif près avec Pessoa — que peut s’y insérer le rêve de son lecteur, de sa lectrice, puisque lire, c’est écrire déjà, cela tu le sais depuis toujours, dès lors que tu as été en âge de te perdre dans le grand dictionnaire illustré, cela dès alors tu l’as su, tu avais besoin de grands livres qui résument le monde et le tram vient de démarrer), oui la lecture de Pessoa s’accommode idéalement des transports en commun ; la ligne A du tramway strasbourgeois, en tout cas, prise sur un nombre d’arrêts suffisant, que ce soit jusqu’à Étoile ou même jusqu’à Homme de fer, ou encore le bus G favorisent cette activité. Mais aussi le métro parisien, les antiques rames brinquebalantes du tramway lisboète, désormais traîne-couillons touristique qui se crapahutent dans la vieille ville uniment airbnbisée — ces moyens de transport te rappellent combien la réputée profondeur du Livre de l’Intranquillité est une illusion, une de plus, et, pour tout dire, une chausse-trape, un artifice ourdi par son auteur dont on sait qu’il était plusieurs (Vincente Guedes, Bernardo Soares, Pessoa lui-même), les noms se sont succédé, de même qu’il m’arrive sans rime ni raison de changer de pronom, pour mieux circonscrire l’intimité peut-être, ou carrément de la circonvenir, je ne saurais dire (hier avec Stéphane, évoquant Nietzsche, tu te plaignais de ce qu’il était trop présent, lui, Nietzsche en personne, dans sa pensée, à la faveur de ce qu’il nomme la vie (la belle affaire), la vie comme moyen exploratoire bien sûr, mais tu n’es pas d’accord avec le fait qu’un biographème devienne un philosophème (vous avez ironisé sur un pseudo-philosophe qui jouit en ce moment d’un petit succès instagramesque, constatant que lui n’avait pas d’état d’âme à ce sujet, qu’il savait faire contre mauvais média bon cœur et même bonne chère, mais quel colossal abruti vraiment), tu trouves cela impropre, mais comment faire autrement? embrasser le cheval ce n’est pas rien, rimailler à Messine non plus (Messine au tram fantomatique, où les gens apportent leur propre chaise aux arrêts dès six heures du matin le dimanche pour attendre et pour finalement ne pas prendre le tram, oui j’ai vu cela), faut-il donc bazarder tout cela au prétexte de la disparition élocutoire du penseur dans sa propre idéelle idéalité ? proposer une biographie sans événements ou un système sans vie ? toutes questions qui te traversent ce matin sur la ligne A, qui te traversent sans te bousculer vraiment, qui t’interrogent sans exiger de réponse, qui contribuent à mieux ouvrir la lecture de Pessoa, et Stéphane a pris un passage au hasard du Livre de l’Intranquillité, un peu comme s’il consultait un oracle, et il a lu :

Aucun problème ne connaît de solution. Aucun de nous ne peut dénouer le nœud gordien : ou bien nous renonçons, ou bien nous le tranchons, tous autant que nous sommes. Nous résolvons d’un seul coup, avec notre sensibilité, les problèmes qui relèvent de l’intelligence, et nous agissons ainsi ou par lassitude de penser, ou par crainte de tirer des conclusions, ou par besoin absurde de nous trouver un appui, ou encore poussés par l’instinct grégaire qui nous ramène vers les autres et la vie.

et il a sauté un passage, pour continuer un peu au pif :

On regarde, mais on ne voit pas. La Longue rue animée d’animaux humains est une sorte d’enseigne couchée à l’horizontale, où les lettres seraient mobiles et n’auraient aucun sens. Les maisons sont simplement des maisons. On a perdu la possibilité de donner un sens à ce que l’on voit, mais on voit parfaitement ce qui est, cela oui.

); l’intimité qu’en faire au juste dans une époque où la transparence, la diaphanéité de toute chose est de mise, régulée il va sans dire par la bienheureuse doxa du rien, dans le prolongement de l’autoritarisme le plus éhonté (tu avais écrit fascisme, d’abord, mais tu t’es repris, non par mesure cauteleuse pusillanime, mais simplement en sorte de garder le mot de fascisme de côté, pour une occasion plus désespérée, ton optimiste te perdra)). Cette manière de filer en ville, en tram ou en bus à la surface de la ville, par les rues et les avenues, en métro dans les entrailles nauséabondes de la cité — le mouvement qui ne s’attache proprement à rien, qui berce les usagers (de même que certaines questions te traversent sans te bousculer) par exemple du RER depuis Massy-Palaiseau, les usagers moroses baignés de seum il est vrai, je sortais à Port-Royal ou à Saint-Michel d’ordinaire, oui le déplacement urbain (je ne l’ai découvert qu’assez tardivement, atavisme plouc oblige, encore que nous fîmes, moi enfant, quelques excursion à Paris comme pour, ineptes paysans de la lune, nous extirper de la névrose et nous livrer à la psychose le temps d’un week-end, de quelques jours en région parisienne (un peu plus que deux jours, tout de même, pour justifier le long trajet en Renault 21), et je crois me souvenir assez précisément du métro d’alors — il y avait déjà le lapin, lequel nous prévient que l’on risque de se faire pincer, très fort, les doigts dans les portes (ce lapin au sujet duquel Sylvain est catégorique : ce n’est aujourd’hui plus le même lapin, il a été modifié, au profit d’un autre dessin de lapin rose et blanc en T-shirt jaune pantalon bleu, ma foi assez semblable, ce serait donc aujourd’hui un autre lapin qui nous prévient que l’on risque de se faire pincer, très fort, les doigts dans les portes du métro parisien ? j’ai fait, je le confesse, semblant de croire en ce qu’avançait Sylvain, plein d’aplomb et de certitude, et peut-être a-t-il raison, c’est d’un autre lapin dont il est question aujourd’hui, mais je préfère penser que ce lapin est immuable — le Lapin est immuable, il est celui qui est, comme il est dit de Dieu), filer en tram, en bus ou en métro pour lire Pessoa me convient pour mieux déjouer ce que Pessoa surjoue dans son écriture, à commencer par la profondeur, qui est chez lui une dimension trompeuse parmi d’autres, entendu que la surface n’est peut-être pas plus rassurante, et il exige cela de nous, que l’on soit sassé par son livre, passé au tamis de l’Intranquillité, nous, nos pensées, nos images de pensée, de haut en bas, nos souvenirs les plus triviaux, tout ce qui s’attache au fait même de lire Pessoa dans l’attention rêveuse qu’il requiert. L’autobiographie de quelqu’un qui n’existe pas, une biographie sans événements. Or, les événements cascadent et déferlent dans la lecture que l’on fait de ce drôle de livre, dont on fait l’expérience avec sa vie même, un point pour Nietzsche, dans une sorte de corps-à-texte interminable (qu’on me pardonne la banalité qui va suivre), comme si le temps entre deux arrêts de tram durait soudain différemment. Il est écrit, justement, dans Le Livre de l’Intranquillité, que l’on peut vivre une vie entière l’instant que dure un trajet de tram (§ 298). C’est surtout, pour le dire un peu vite, l’Immuable qui vous pince très fort les doigts.

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