
(Michel-Ange et Dante dans Il Peccato d’Andreï Kontchalovski (2019))
Les écrits de Stendhal sur la peinture italienne occupent une place à part dans l’œuvre du grand italomane. L’historien de l’art ne saurait les prendre au sérieux. L’amateur de l’écrivain émet quant à lui une grimace gênée lorsqu’il est question de ces textes, paraphrases sauvages et peu inspirées de commentateurs au nombre desquels Luigi Lanzi, Giuseppe Bossi et Giorgio Vasari il va de soi, auteurs dont Stendhal n’a guère le soin de créditer le propos. Mieux, Beyle digresse allègrement, propose une étude sur le beau idéal, quand il ne donne pas dans la chronique ou qu’il ne joue pas au littérateur. Pour autant, et du fait sans doute de cette écriture légère quant à ses sources mais toujours vive, presque primesautière (c’est pour cela qu’on aime Stendhal, pour cette écriture à course de plume, sous sa dictée souvent, et peu importent les incohérences de La Chartreuse de Parme — un homme de génie ne s’abaisse pas à avoir constamment à l’esprit le nombre exact de ses personnages secondaires), il convient de ne pas laisser de côté trop promptement Histoire de la peinture en Italie. Y figure notamment ce passage :
« Michel-Ange lisait le grand peintre du moyen âge dans une édition in-folio, avec le commentaire de Landino, qui avait six pouces de marges. Sans s’en apercevoir il avait dessiné à la plume, sur ces marges, tout ce que le poète lui faisait voir. Ce volume a péri à la mer. »
Je veux croire que Stendhal a passé la pulpe épaisse de ses doigts sur un exemplaire de l’édition in-folio qu’il évoque ici. Il a rêvé, comme Michel-Ange, dans les marges de Dante, comme tout un chacun qui a un peu lu Dante. Le commerce entretenu par Stendhal avec Dante me semble comparable, par sa folle liberté, mais aussi par sa miraculeuse justesse, à celui d’un Pound (et quoi de plus hétérogène que Stendhal et Pound ?). Au fond, on n’est pas sûr de ne pas retrouver cette anecdote sur Michel-Ange lecteur de Dante quelque part dans les Cantos (elle n’y est pas).
Peut-être Stendhal a-t-il feuilleté tel exemplaire de Comedia di Danthe Alighieri poeta divino : con l’espositione di Christopho Landino : nuovamente impressa : e conforma diligentia revista e emendata : e di nuovissime postille adornata, dans la réédition de 1529 d’un volume initialement paru en 1497. Celle-ci ou une autre. Comme me l’a signalé l’excellent Antonio Marvasi, la mention « conforme diligentia revista e emendata » signifie que cette édition a été établie selon le goût du cardinal Pietro Bembo. La langue pour le moins verte de Dante méritait d’être quelque peu amendée, et enfin Bembo vint. On peut douter, n’en déplaise à Stendhal, que cela fût du goût de Michel-Ange. J’imagine pour ma part que l’artiste lisait Dante dans une autre édition du grand poème, à laquelle Bembo n’aurait pas touché.
Stendhal a en tout état de cause rêvé dans les marges de Dante — grandes, dit-il, de six pouces. On trouvera un exemplaire de cette édition exposé au petit musée Mandralisca de Cefalù (Sicile).

(exemplaire de la Divine Comédie offert par Jacob del Burgofranco, de Pavie, à messer Lucantonio Giunta, Florentin, à Venise en 1529)
Stendhal perçoit à raison en Dante « le grand peintre du moyen âge » et ce serait dans les marges de la Divine comédie que Michel-Ange aurait exécuté des esquisses, aurait tracé à la plume « tout ce que le poète lui faisait voir ». L’image est extrêmement belle, plausible même. Vraie ou fausse, la disparition en mer de l’in-folio la verrouillant sur une forme de mythe, cette anecdote prises aux marges d’un livre, et quel livre ! ne manque pas de racheter à mes yeux l’Histoire de la peinture en Italie. Le génie de Stendhal consiste à nous donner à voir dans les marges de Dante des dessins de Michel-Ange qui peut-être n’ont jamais existé, et à les précipiter presque au même instant au fond de la mer.