Georges Bataille, Ivar Ch'Vavar, Jean-Pierre Richard, Le Grand Meaulnes, Malcolm Lowry, Pierre Michon

Pierre Michon, encore

pour Malou
chienne superbe
qui un jour dévora
Vies minuscules

Pierre Michon n’aurait de cesse d’écrire le même livre. Je ne suis, bien entendu, absolument pas d’accord avec ce propos, lequel émane de bien mauvaises langues. Il est, au contraire, une grande variété dans ce que l’on perçoit chez Michon, à tort, comme une monodie. Il n’en est pas moins vrai qu’il convient de taper sur le clou tant qu’il est pointu, comme aime à le dire Ivar Ch’Vavar. Alors, oui, Michon reprend, et ne fait que cela. Ainsi, initialement publiée en 1996, La grande Beune de reparaître, complétée du récit de La petite Beune. Cela donne un diptyque romanesque. Aussi simple que cela. Relier la Grande et la Petite Beune de la sorte, sous la forme d’une reprise et d’un développement, c’est la plus jolie façon, comme il est dit dans Proust.

J’ai eu quelque réticence avant de me replonger dans les eaux de La grande Beune. En cela que les célébrations, à l’époque du Cahier de l’Herne à PM consacré en 2017, m’ont presque glacé. Soupesant l’auguste cahier d’hommages, je me suis dit, un peu bêtement, Voilà la dalle du tombeau. Mais il n’empêche. Je relis avec plaisir La grande Beune, et c’est un plaisir renouvelé.

Encore — n’est-ce pas le nom de la jouissance selon Lacan ? C’est précisément selon la modalité de l’encore qu’il convient de lire Les deux Beune. « Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour. » Pense nous expliquer Lacan. Mais Michon le dit mieux : « … ce qu’elle avait désiré en moi, c’était l’infinité de mon désir toujours reporté, qui ressemblait à sa jouissance infinie : nous jouissions sans cesse de cette attente, l’un et l’autre. Une imminence éternelle. »

D’un récit l’autre, l’écriture vaticine en plein désir, rêve à l’origine du monde. Courbet, bien sûr, et le préhistorique offre un accès privilégié à quelque chose d’avant les choses. Il y a ces pages folles et belles, sur les pierres immémoriales qui sont des silex, qui sont des armes. Elles sont un précipité d’histoire, comme Michon aime à faire.

Des cailloux exposés dans des vitrines datant de la troisième République (« C’étaient des pierres. ») donnent lieu à un excursus grandiose qui, parti d’Adam, touche au sempiternel cauchemar de l’Histoire : « mais ça venait aussi, quoique plus parcimonieusement, de notre siècle, de 1920 et alors la calligraphie avait déjà laissé de belles plumes à Verdun, de 1950 et la calligraphie s’était à jamais brûlé les ailes et était retombée en cendres, en pattes de mouches, dans les enfers de la Pologne et de la Slovaquie, les camps célèbres pas loin du camp d’Attila mais en regard de quoi le camp d’Attila était une école de philosophie, les plaines à betteraves et à miradors où Dieu ni l’homme une fois pour toutes n’eurent plus cours… » Michon, c’est l’art consommé de la phrase involutive, de la période qui revient toujours différente.

Jean-Pierre Richard soulignait, dans des pages célèbres mais fondamentales, la « véhémence anaphorique » de cette phrase — ce qui veut tout et rien dire à la fois. Justement. Michon dit tout et rien à la fois. Le tout et le rien du désir, d’un encore qui serait, disons, adossé à l’ineffable — et cela ne veut pas dire grand-chose non plus.

La période revient toujours différente (de même que l’Histoire, d’Attila en Auschwitz). Les motifs sont saisis au plus près, parfois dans ce qui pourrait s’apparenter à une tentative d’épuisement. Ici, les pierres, qui ont d’emblée toute leur importance. La formule « C’étaient des pierres. » annonce en effet le simple et définitif « C’était du lait. » (après quoi plus rien). Pierres, lait — ce ne sont jamais que de choses élémentaires dont il est question.

Mais ce que j’admire le plus, chez Michon, c’est la manière dont il fait retomber la pression. Après cette divagation consacrée à des cailloux disposés sous une vitrine du siècle des Jules, on a : « Je m’adonnais à une autre dévotion, à une autre violence. Je pensais à la buraliste. » Le régime rhétorique est bien différent.

Une variation de cet ordre est sensible d’une Beune à l’autre. La petite Beune me semble plus proche de l’os, plus minérale que la Grande. Sans doute est-ce là une manière plus efficace de saisir le sacré : « j’avais au ventre un membre de chien — encore qu’il faille au chien une chienne ». Et c’est un autre motif, dérivé du renard qui se faufile dans Les deux Beune, que ce chien. Celui-ci figure en quatrième de couverture, en guise d’idéale accroche : « L’accouplement est un cérémonial — s’il ne l’est pas c’est un travail de chien. » Une trouvaille qui n’est pas sans faire écho au « Dio cane ! » des Onze : « Et si Dieu est un chien, vous avez peut-être licence d’être vous-même un chien à son image, de grimper le talus, de jeter à terre, de trousser et forcer, et de saillir sans façon à la mode des chiens. »

Dieu est un chien et le renard du désir se faufile dans le texte. Soit.

Convoquant le préhistorique, Michon fait également signe à Georges Bataille. Les « guenilles » dont il est fait état à plusieurs reprises (trois) dans La grande Beune, elles, me semblent tout droit issues de Madame Edwarda — qu’on aille y voir.

Les deux Beune sont un carrefour d’échos où Yvonne, la buraliste, tient à la fois d’Yvonne de Galais dans Le Grand Meaulnes et d’Yvonne Firmin dans Under the Volcano. Yvonne ou le mystère, Yvonne ou le désir, Yvonne encore.

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