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AHON ! AHON ! (notes sur Marcel Moreau, 4)

J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse !
Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant,
je tomberai au néant. Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !
(Rimbaud)

À dos de Dieu ou l’Ordure lyrique, initialement publié chez Luneau Ascot en 1980, a reparu chez Quidam en 2018. Il s’agit d’un texte aussi brutalement viscéral que La vie de Jéju [voir ici]. Moreau s’invente ici un nouveau Moravagine, l’alter ego de Blaise Cendrars. Le souffre-fiction de Moreau n’est autre que Beffroi, mixte entre la bête et l’effroi. Un moment charnière ou charnier du livre est celui où Beffroi rencontre Moreau lui-même : « quelle gueule ce Moreau, pense Beffroi, qui ricane, grimace … Ils s’observent un moment, puis dans les ordures Moreau met un genou, pas pour longtemps car Beffroi debout le voit se redresser, et pisser presque solennellement… Moreau fait basculer Beffroi dans sa crevasse verbale. Et notre homme d’entrer par tous les orifices de hauteur, trou du cul, trous du visage, trou de sexe et j’en passe. Je m’retrouve dans les entrailles, j’rencontre des poches fétides, j’m’ébats dans des flaques bio-détritiques, j’m’amuse. Je vais t’apprendre comment on fabrique un livre, hurle Moreau… » C’est tout l’inverse d’une schize, l’un devenant l’autre, l’un l’autre se fondant dans une sorte de magma indifférencié : « et Beffroi de foncer dans Moreau, mais ce n’est pas une mince affaire, ahon ! Il faut voir ça, ahon ! Ces tripes, ahon ! Cette chair, ahon ! Toute cette chair déglinguée, des traces de déflagration, des lésions, des désordres, des commencements de ruines, des maquis de palpitations, des lieux comme des tranchées, des bruits de combats sans issue, des glouglous, des meuh meuh. » L’ordure lyrique, qui s’entend comme l’ordure du moi, se répand joyeusement dans l’abjection, selon les modalités du bas-être, des abats, de la fressure.

L’ordure lyrique se résume dans le cri ahanant de Beffroi, dans cet AHON ! qui martèle le texte, comme pour mieux rappeler la fiction à l’ordre, ou Dieu à l’ordure. Comprendre : garantir son souffle et son rythme à cette catastrophe première, initiale, primordiale. Beffroi a enfourché Dieu et désire à ciel ouvert : « Une sorte de dynamique ivre l’anime. Ce n’est pas une errance ordinaire. Elle s’exerce par sauts, par bonds, par désirs brutaux et impardonnables. Il ne sait pas très bien d’ailleurs où tout cela le mène. En lui le roulement permanent d’un tambour, situé à la fois dans sa tête, dans sa poitrine entre ses jambes. Mais est-ce un tambour ? Ahon ! N’est-ce pas plutôt un nouvel instrument, encore innomminé, rouge, tâché de sang, frappé par les incalculables doigts d’un dieu du rythme. Ahon ! Il ne sait pas très bien d’ailleurs où tout cela le mène ! Ahon ! Il veut aller où bon lui semble, faire ce qu’il lui plaît au moyen de cette musique impossible à comprimer et qui pousse ses jambes ses bras dans tous les sens. Ahon ! Suis à dos de Dieu. »  

Beffroi est une créature digne de Maldoror ou, je l’ai dit, de Moravagine, mais aussi du Surmâle de Jarry. « Je deviens train, je sens que je deviens train, que je souffle, que je halète comme lui, que je vais de Moscou à Pékin, transsibériennement. » Surtout, une langue s’invente, creuse, divague à force d’hypocorisitiques et d’affects gouleyants, s’enfonce au besoin dans les soubassements fétides de l’âme (mystique à rebours) : « Ses logorythmes se riment à loques de golo qui logoustrent de dégroût. De plus, des crocs lui croassent des crophones, c’est phoasse. L’enguenillage lui gnâle. Il chenaille l’aillache enailleurs. Des frânes lui sârtent du chtâ en qrânant. C’que sa sublime mublisse, il s’enorgueilblime de le milsuber. » Etc.

Cette parturition grotesque autant que sublime, opère aussi bien chez Jean-Pierre Verheggen, dont Moreau a préfacé Ridiculum Vitae, précédé d’Artaud Rimbur (Gallimard, 2001). Rappelons ce qu’il disait de son compatriote : « Chez Verheggen la polyphonie est crûment sensorielle : la connaissance par les tripes. Du langage il traque les succulences secrètes, les épices ravageuses. Il les débusque dans les profondeurs du dire. Violentes ou suaves, il se les remonte jusqu’aux papilles. C’est là qu’il se les ensalive, mot à mot. On le lit avec des yeux qui auraient du nez, et une bouche qui aurait un regard. Avec lui, on se sent alphabétisé de partout, du rectum au génitoires, en passant par le cœur, où l’émotion, toujours, est l’honneur de la folie. » Nous sommes, au contact de Moreau et de ses créatures, pareillement « alphabétisés de partout ». L’élan dans la langue n’est autre que celui de la vie même, ce principe iliastrique dont nous parle Paracelse. En cela que l’alchimie du verbe que propose Moreau, pour scandaleuse qu’elle puisse paraître, est à l’évidence un remède aux morosités ascétiques de maintenant. Lire Moreau, c’est se refaire une santé dans les mots, une Grande Santé baroque et vociférante. Lé mol pour les rabat-joie et les peine-à-jouir qui n’entravent couic à la magie.

À dos de Dieu est une promesse d’infini. Ce livre des créations se présente comme une genèse inextricable qui termine sur un recommencement, pour mieux ouvrir sur le livre suivant. « C’était toujours ainsi que ça recommençait, avec des mots de l’insanité brute et du profond de la nuit. Et il s’est levé. Et le nain fanatisé lui a prêté son dos. Et ils sont partis, au galop, et déjà sous les sabots, une œuvre naissait. Et même qu’il y en avait plus d’une, AHON ! »

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