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La fressure (notes sur Marcel Moreau, 3)

en remerciant Jonathan Pollock

Si on ne devait retenir qu’un seul ouvrage dans le corpus combien vaste de Marcel Moreau – une petite cinquantaine de titres – ce serait sans doute La vie de Jéju, telle que parue chez Actes Sud en 1998 : un volume de 347 pages, une petite brique de tourbe qui permet d’entretenir le feu des chairs et, pour tout dire, de réchauffer les tripes. C’est entendu : de Rabelais à Savitzkaya, les auteurs ne manquent pas qui travaillent le corps, et en font une matière de prédilection. Marcel Moreau est un écrivain de cette trempe-là. Mais je dirais qu’il diffère assez nettement d’un Artaud, en cela qu’il propose un corps résolument organique, tout l’inverse du fameux Corps sans Organes (CsO) immortalisé par Deleuze et Guattari à partir d’Artaud.

Artaud répudie les parties viscérales, la fressure – terme de boucherie qui renvoie aux « gros viscères qui se tiennent, comme les poumons, le cœur, le foie » (Littré).  Il faut imaginer un pareil corps, anorganique, exempté du pourrissement, du cagastrum – pour parler ce coup-ci non comme le boucher ou comme Littré, mais comme Paracelse, à qui René Allendy, qui fut un temps proche d’Artaud, consacra une étude en 1937. Le corps sans organes, notion autour de laquelle tourne la pensée d’Artaud dès L’Ombilic des Limbes, est exposé et pour ainsi dire cristallisé en des termes célèbres : « L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter / cet animalcule qui le démange mortellement,/ dieu,/ et avec dieu/ ses organes./ Car liez-moi si vous le voulez,/ mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe./ Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté./ Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit » (Pour en finir avec le jugement de Dieu, 1947)

Or, Moreau, à travers le personnage de Jéju, réhabilite les viscères. Le nom même de Jéju est issu du latin jejunum, et qu’il soit un à-peu-près christique visant à faire signe au fort célèbre ouvrage d’Ernest Renan ajoute un surcroît de saveur parodique à cet incroyable récit. Comme il est expliqué au début de La vie de Jéju :

« Jéju : diminutif de Jéjunum.

Jéjunum : partie de l’intestin.

Intestin : voir tripes.

Tripes : terme en usage pour désigner la profondeur et l’intensité d’un sentiment.

Exemple (vieilli) : écrire avec les tripes. »

Il n’est au reste pas anodin que Stephen Dedalus soit surnommé « jejune jesuit » au début de Ulysses, qui est un roman, pour le coup, très organique avec ses rognons de porc, le mouvement péristaltique de l’épisode des Lestrygons, les gargouillis de Leopold Bloom à la fin de l’épisode des Sirènes, l’utérus dolent de Mina Purefoy, le cœur du pauvre Paddy Dignam, le con, le cul de Molly Bloom (liste non exhaustive des profondeurs corporelles du roman de Joyce). Du jejune jesuit de Joyce au Jéju de Moreau, il y a comme une filiation apostolique. Une joyeuse apostasie aussi.  

Jéju porte en lui les tripes, les viscères, incarne un essentiel cagastrum. Il faut mener l’abominable machine organique et passablement déglinguée à travers l’expérience de la maladie : « La morbidité qui vous parle vous prie de l’excuser d’être encore créatrice. Et bien que la recherche du sens des mots se soit ratatinée en méditation lexicale, j’écris et j’aime non comme je respire, mais pour respirer, et pour que ma respiration soit entendue des quelques mélomanes spécialisés dans l’écoute des maladies haletantes. » La maladie est mise au service de la création. Rien de bien nouveau. Flaubert, l’idiot de la famille… Proust et son asthme génial… Kafka et sa tuberculose… Et les poumons qui font « un bruit de feuilles mortes » (cf. Odradeck), on les entend aussi bien chez Moreau : « Il y a longtemps que le poumon vital ne répond plus au poumon textuel. Délabré, baignant dans un brouet thoracique, il perçoit à peine l’écho des souffleries verbales. »

Le corps organique et fichu de Jéju, le corps-poubelle de Jéju, il arrive que Jéju veuille le « désencrasser », de sorte à mettre « un coup d’arrêt à [s]on insalubrité ». Et le corps aux organes pourris, masse d’abats flétris de répondre : « Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque je suis la poubelle de ta passion ? Et que sans cette poubelle, ta passion ne serait pas ce qu’elle est et où elle est : au-dessus de la misère générale de l’être et de la vie. Car, sache-le, la passion, c’est toujours un peu une revanche de l’essentiel sur le résiduaire, de la force sur le délabrement, et de l’intégrité sur les ruines. Cette revanche est nécessaire, comme les poubelles. Et puis, n’est-ce pas moi qui, un jour, t’inspirai l’idée de donner de la santé à ta mort ? » Peut-être que quelque chose néanmoins se joue d’Artaud à Moreau, non tant à partir du corps avec ou sans organes, qu’à partir de cette curieuse conception de santé à même la mort, qu’il faudrait peut-être faire résonner avec l’idée de « guérir la vie » énoncée dans Le Théâtre et son double.

[Notes sur Marcel Moreau]

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